Disparu depuis plus de dix ans après une déroute savammant préméditée, Kevin Rowland, ancien leader des légendaires Dexy’s Midnight Runners, revient avec My beauty, album de chansons volées et squattées. Passé par le fond du gouffre, il en sort aujourd’hui sonné mais flamboyant pour une très rare interview, qu’il a été impossible d’obtenir pendant plus de quinze ans. Une rencontre où, pour une fois, il préfère utiliser le journaliste comme confident que comme punching-ball.
En vingt ans tout juste sonnés, Kevin Rowland n’a publié que cinq albums. Trois avec les Dexy’s Midnight Runners, pour rallumer la soul avec l’étincelle punk : Sear-ching for the young soul rebels (1980), un chef-d’oeuvre ; Too-rye-ay (1982), un chef-d’oeuvre ; Don’t stand me down (1985), un ratage réévalué en semi-chef-d’oeuvre lors de sa réédition il y a trois ans. A suivi un album solo, The Wanderer (1988), un ratage jamais réévalué, puis enfin My beauty (1999), un genre de chef-d’oeuvre.
A défaut d’y avoir jamais joué, Kevin Rowland est passé par tous les stades. A chaque sortie, il a recouvert les traces de pas derrière lui et foutu le feu à sa garde-robe, remplacé tous ses lieutenants tel un général paranoïaque d’une armée d’ombres et multiplié à parts égales coups de génie et coups d’éclat, funambulant en permanence entre grandeur et décadence, visant toujours plus haut et sombrant toujours plus profond.
Son sport favori : la boxe (sur les journalistes ou les musiciens un peu trop entreprenants). Son péché mignon : la dictature (goût certain pour l’uniforme, interdiction de vente d’alcool pendant ses concerts, proscription formelle de toute espèce de drogue à l’intérieur du groupe). Ses qualités : tout le reste (une voix à fendre les étoiles, des compositions pour la moitié desquelles on en connaît qui vendraient leurs enfants, une folie bienvenue dans ces mortelles eighties qui en manquaient singulièrement).
Pendant l’enregistrement du premier Dexy’s, déjà, il kidnappait les bandes de l’album, histoire d’obtenir de son producteur un contrat plus digne. Une paire d’années plus tard, chahuté par le public impatient de Bowie dont il assurait la première partie, il n’hésita pas à conchier en direct le Thin White Duke, qui évidemment le débarqua fissa de sa caravane. Entre autres mérites immenses, Kevin Rowland a eu celui d’initier de jeunes oreilles incultes, pucelles d’aussi merveilleux outrages, à la Northern soul amphétaminée (Geno, Burn it down), de rajeunir Van Morrison (Jackie Wilson said) ou d’aimanter une saison durant en haut des hit-parades le plus tarabiscoté des tubes depuis au moins Good vibrations : ce monumental Come on Eileen qu’il arrivait à certains de rebaptiser Come on Alien, tellement ils n’en revenaient pas de l’entendre sur RTL et TF1 aux heures normalement consacrées à Michel Sardou.
Grâce à ça, Rowland n’a jamais totalement disparu du paysage. Pas une compilation de madeleines eighties sans la bouillante et brillante Come on Eileen coincée entre deux débiles frigides signées Duran Duran ou Thompson Twins, pas une radio nostalgique qui ne se prive encore aujourd’hui d’en user les voluptés jusqu’à la corde. Mais (en partie) à cause de ça, il a fini par rompre un câble, Kevin. Il n’a même pas pris la peine d’entretenir sa réputation de petit enculé haut en couleur, de paria irascible, de boutefeu irlandais déraciné et toujours prêt à en découdre avec les bonnes manières faux derches de l’Angleterre. Il s’est simplement évaporé.
Transformiste notoire (en docker new-yorkais façon Mean Streets, en salopette miteuse, en témoin de Jéhovah), il avait revêtu son pire costume ces onze dernières années : celui de l’homme invisible. On le disait bon pour l’asile, incapable de faire parler à nouveau la poudre dans laquelle il était d’ailleurs tombé jusqu’aux oreilles, on attendait son retour comme la soeur Anne et Pénélope réunies, orphelins de cette voix, amputés par ce silence interminable.
Et puis il est réapparu cet été 99, d’aussi spectaculaire façon qu’il avait fui : en robe de velours et porte-jarretelles, arborant boa rose, maquillage et tout cet attirail désolant de maquerelle fellinienne. Dans son sac à main, plus d’un tour de magie : un album de reprises trafiquées, My beauty, exercice périlleux de catharsis équitablement sublime et grandiloquent, d’hallucinantes apparitions sur scène et quelques rares interviews de guerrier jamais tout à fait reposé. Attention, cet homme vaut de l’or et ses paroles n’en valent pas moins.
Christophe Conte
Kevin Rowland Les projecteurs m’avaient tellement manqué qu’il y a quelques mois j’étais ravi de les avoir à nouveau braqués sur moi, après onze ans de trou noir. Et puis là, depuis quelques semaines, je me rappelle à quel point ils m’avaient brûlé, à quel point j’avais tout fait pour leur échapper à l’époque des Dexy’s Midnight Runners. J’avais oublié à quel point je prenais personnellement chaque mot écrit dans la presse. J’étais trop fragile pour à nouveau encaisser ça. J’ai donc décidé de ne plus parler à la presse. A force d’y réfléchir, de cogiter, je m’étais forgé une vision idyllique de mon retour, j’étais certain que tout se passerait bien, que les gens m’aimeraient, que je réussirais à corriger le tir par rapport au triomphe des Dexy’s. Mais c’est un échec.
Quand tu étais ou lorsque tu es redevenu anonyme, la recherche de gloire était donc ton moteur
J’ai toujours voulu le succès, je pensais qu’en étant un musicien célèbre je serais respecté, qu’on arrêterait de me prendre pour un minable et que ça allait m’apporter équilibre et bonheur. Ça n’a marché que quelques mois. Et pourtant, Dieu sait si j’ai été frustré quand j’ai finalement retrouvé l’anonymat. C’était comme si on m’avait coupé la parole. Pendant des années, de la fin des années 80 à aujourd’hui, je n’ai pas été capable de sortir un seul disque. Au bout d’un moment, j’ai pensé que c’en était fini pour moi, que je ne sortirais plus jamais de musique.
Comment as-tu réussi à sortir de ce trou noir, des abus divers que tu infligeais à ton esprit et à ton corps ?
Pendant des années, ma flamme m’a totalement abandonné. J’ai passé des années tout seul, à rester sous ma couette, à devenir dingue, à me détruire. Alors quand des gens sont venus m’offrir leur aide, je n’ai pas hésité. En fait, un copain m’a emmené à mon insu à une thérapie de groupe, alors que je pensais me rendre à une soirée showbiz… Mais je suis resté, puis je suis allé dans un centre pendant des mois. Ces gens n’avaient rien à voir avec le music-business, et pour la première fois depuis longtemps, on m’acceptait pour moi-même, pas parce qu’un jour j’avais chanté Come on Eileen. Au départ, pourtant, j’ai eu du mal à leur faire confiance, j’étais certain qu’ils ne prenaient soin de moi qu’en raison de mon statut. Mais très vite, j’ai senti qu’ils voulaient vraiment m’aider. Grâce à eux, j’ai suivi une longue cure de désintoxication, et là, pour la première fois, j’ai recommencé à voir de jolies choses. Je venais de passer des années dans la laideur la plus effrayante et enfin, il y avait de la beauté.
Ces personnes t’ont-elles poussé à chanter de nouveau ?
Je n’étais pas certain moi-même de vouloir rechanter. Eux se sont contentés de me dire « L’important, Kevin, n’est pas que tu rechantes ou non. Tout ce qui compte, c’est que tu retrouves un moyen d’exprimer ta créativité, car c’est aussi important pour toi que de respirer. » J’ai alors envisagé de devenir acteur et pour ça, il m’a fallu retrouver ma voix, grâce à des exercices respiratoires. C’était il y a quatre ans et je continue encore de prendre ces cours de chant. Car ma voix, peu à peu, s’était repliée, retranchée. Je l’avais clairement identifiée comme mon ennemi : après tout, c’était à cause d’elle si j’étais arrivé aussi bas. Elle m’avait permis d’atteindre le but que je m’étais fixé, et soudain, je me sentais trahi par elle, car ce n’était pas ce que j’attendais. Il y a eu de longs moments où j’ai détesté la musique, je ne voulais plus la fréquenter, plus en jouer. Des centaines de fois je lui ai dit « Si seulement je ne t’avais jamais rencontrée… » J’ai essayé de lui échapper, mais j’étais marqué à vie : quoi que je fasse, où que j’aille, j’étais toujours le type des Dexy’s Midnight Runners… J’ai sérieusement envisagé une carrière de brocanteur, je n’en pouvais plus d’être à ce point ancré dans mon passé.
C’est une surprise de voir un songwriter aussi talentueux que toi revenir avec My beauty, un album uniquement composé de reprises. Y a-t-il eu démission ou impuissance du songwriter ?
(Enervé)… C’est un faux débat, ces chansons sont les miennes, elles sont devenues ma propriété, ma création. C’est comme si je les avais écrites moi-même. Pour certaines, j’ai totalement modifié les mélodies, les textes celle de Springsteen parlait de Chevrolet, ça n’avait aucun rapport avec ma vie. Ces chansons, je les ai sorties de leur contexte, je me les suis appropriées, elles signifient énormément pour moi. Marlon Brando n’a pas écrit Un Tramway nommé désir mais il l’a incarné mieux que Tennessee Williams. Elvis n’a pas écrit Suspicious mind, seule son interprétation compte aujourd’hui. Pourquoi est-ce que j’écrirais des chansons quand il y en a tant à ma disposition ? Jamais je n’aurais pu faire seul un album du niveau de My beauty. Ces chansons, je me devais de les enregistrer. Car quand j’ai commencé à guérir, ce sont elles qui sont venues me chercher par la main. J’entendais soudain des chansons qui me bouleversaient dans les endroits les plus improbables, des chansons que j’avais pourtant déjà entendues mille fois mais qui là me parlaient directement. C’était comme si je repartais de zéro, comme si tout était à découvrir : je n’étais plus l’ancien chanteur des Dexy’s, mais juste un type qui découvrait la musique avec innocence, sans préjugés. Une chanson comme The Greatest love of all (écrite par George Benson, chantée par Whitney Houston), je n’aurais jamais pu la comprendre il y a dix ans. Il fallait passer par l’horreur, la haine de soi, pour comprendre ces paroles sur l’amour que l’on doit porter à soi-même.
Te souviens-tu comment tes oreilles à nouveau vierges ont entendu ces chansons’
Celle-là précisément, c’était pendant l’été 1990. J’étais dans un sale état. Je conduisais ma voiture sans but précis, et dans une station-service, j’ai acheté une cassette, Les Plus grands succès soul de 1977. Et soudain, George Benson m’a parlé. J’étais en larmes. Celle de Bruce Springsteen, Thunder Road, m’a aussi touché de manière curieuse. Un ami m’avait forcé à aller voir le Boss en concert, en 91, et c’était pour moi une corvée : trois heures de concert, une vraie plaie. Et là, je me suis ennuyé à mourir, sauf pendant cette chanson, où il s’est passé un truc impensable avec le public, une communion et une harmonie qui m’ont bouleversé. Des années plus tard, je marchais dans la rue, il faisait gris, et soudain, cette chanson m’est revenue en tête, j’ai éclaté en sanglots. Je m’en rends compte aujourd’hui, mais j’ai suivi des indices qui à l’arrivée m’ont mené à ce disque. Je suis, par exemple, incapable de dire pourquoi je dis à ma mère que je l’aime dans les premières secondes de l’album, mais ces mots me sont venus de manière éblouissante dans un rêve, je n’avais pas le droit de les mettre de côté. Ce disque a été une éponge, qui a englouti tout ce qui se passait dans ma vie, me passait par la tête. Je me suis mis en état de réceptivité et je n’ai rien fait pour filtrer ou maîtriser le flux d’idées. Ces sentiments étaient trop purs pour que je les canalise.
Après le triomphe de l’album Too-rye-ay, les Dexy’s avaient sorti le très controversé et récemment réhabilité Don’t stand me down. A l’époque, pas de single, pas d’interview, un virage musical gonflé : l’un des plus impressionnants suicides commerciaux des années 80. Un travail de sape continué par ton album solo de 1988, The Wanderer. Es-tu encore dans cette logique ?
En fait, j’ai été soulagé par l’échec commercial de ces deux disques. Au fond de moi, j’étais attiré par le gâchis, l’échec, c’était dans ma nature. Pendant des années, j’avais l’impression d’avoir été un imposteur en vendant autant de disques, et là, soudain, je me retrouvais à mon juste niveau : au plus bas. J’ai été transféré d’un label vers un autre et pourtant, je disais à tout le monde que j’avais été viré de ma maison de disques, que je n’avais plus le moindre contrat. Ça me donnait l’occasion de m’apitoyer sur mon triste sort, c’était assez romantique. Puis le romantisme s’est évaporé et il ne me restait plus que l’effroyable réalité du loser, les huissiers, les dettes. Alors la dépression s’est transformée en colère, je rêvais de mon come-back, de ce jour où je pourrais enfin dire « fuck off » à la terre entière. Je venais de passer le cap des 40 ans, j’étais certain que ma vie était finie, qu’il n’y aurait plus de rebondissement. Et j’étais incapable de voir que c’était ma seule faute : j’en voulais à tout le monde.
Que veux-tu dire par « imposteur » ?
J’avais la certitude de ne posséder aucun talent et que j’allais enfin être démasqué un jour. Car c’était un secret très lourd à porter. Tout ce que les gens aimaient dans ma musique, je savais que ça ne venait pas de moi. Souvent, j’ai voulu en finir, j’aurais été soulagé de mourir. Mais je n’ai
jamais eu le courage ou ce qu’il faut entre les jambes pour me suicider.
Pendant tes dix années sans le moindre disque, y a-t-il eu des périodes où tu aurais aimé être en compétition avec les groupes qui occupaient les charts ?
La première fois où ça m’a démangé, ça a été au début des années 90, j’aurais adoré tenir tête aux Happy Mondays, à Primal Scream. Ils avaient vraiment l’air de s’amuser, et moi, j’étais sous ma couette, un légume. Quelques années plus tard, je m’en suis voulu de ne pas être là quand il y avait cette rivalité entre Oasis et Blur, l’Angleterre semblait attein-dre son zénith et j’étais une fois encore jaloux d’eux. J’aime trop la compétition pour tolérer qu’on s’amuse sans moi. En ce sens, je n’ai guère changé depuis le début des Dexy’s : je veux toujours en découdre avec tout le monde, mon arrogance me dit que je dois reprendre la place qui est la mienne, au sommet. Je ne supporte pas que des disques se vendent mieux que My beauty, j’étais certain que ce disque allait mettre le pays entier à genoux. Je ne m’étais pas du tout préparé à la possibilité d’un accueil mitigé.
Ta relation avec la presse a toujours été passionnelle : tu ne peux pas t’empêcher de la lire ?
Ma vie serait plus simple si je me fichais de l’avis des journalistes. Mais c’est sans doute de ma faute s’ils m’allument. A l’époque des Dexy’s, j’étais imbuvable, j’ai même tabassé des journalistes. C’était presque de l’autodéfense : de la timidité déguisée en arrogance, en agressivité. Je me sentais totalement perdu dans les interviews, complètement à côté de la plaque. Ce que, moi, j’avais à dire n’avait aucun intérêt, alors je m’étais inventé ce personnage qui avait des réponses, des avis. Car moi, je n’avais pas l’éducation pour répondre à ces questions politiques, intellectuelles.
Ta nouvelle image, en porte-jarretelles et robe longue, a provoqué un scandale en Grande-Bretagne : d’où te vient ce goût des masques ?
Tous ces journaux de rock anglais, comme Q, appartiennent à des groupes de presse de droite, très conservateurs. Leur réaction était donc tristement prévisible. Moi, je ne voulais même pas que ma maison de disques les alimente en photos, j’étais certain qu’ils s’en serviraient pour m’humilier. Et puis les posters sont arrivés, gigantesques, partout. J’aurais dû demander à ce qu’ils ne soient pas affichés dans ma petite cité balnéaire : c’est très embarrassant pour moi de marcher devant ces affiches. Je ne sais pas ce qui m’a pris de poser comme ça, je suis incapable de l’analyser. J’avais juste envie de le faire, je me sentais bien dans ces vêtements, dans ces textiles nouveaux pour moi. C’était peut-être une façon d’envoyer au diable ceux qui voulaient me raccrocher à mon passé, qui me demandent sur Internet quand je vais enfin refaire un disque comme Searching for the young soul rebels. Jamais les Dexy’s ne sont restés figés dans un style, une image, nous allions constamment de l’avant, et ça, les gens ne l’ont pas supporté (une femme d’une cinquantaine d’années vient lui demander un autographe, lui affirmant que « la » chanson est le titre qu’elle et son mari préfèrent. Kevin Rowland, dégoûté d’avance, ne lui demande même pas le titre de la chanson, que la femme se fera un plaisir de lui siffloter malaise)…
En veux-tu à cette chanson, Come on Eileen, le tube auquel tu seras pour toujours identifié ?
Elle a été à la fois une bénédiction et une malédiction. Elle m’a permis de tenir financièrement pendant des années où j’étais incapable de composer ou de chanter. Et en même temps, elle m’a rendu trop riche et cet argent m’a tourné la tête, poussé vers les drogues… Son problème, c’est qu’elle a éclipsé tout le reste. En voyant arriver cette femme, je savais qu’elle ne connaissait de moi qu’une chanson. C’est humiliant.
Tu as contribué à désorienter vos fans : en trois albums, l’image des Dexy’s a connu une métamorphose ahurissante d’abord dockers, puis pêcheurs de crevettes, puis BCBG.
Chaque disque était une réaction au précédent. Pourtant, rien n’avait été planifié, contrôlé. Sauf, peut-être, le son particulier du premier album, ce mélange d’écriture soul et de fureur punk. Sinon, je pilotais surtout à l’instinct, avec une volonté farouche de ne jamais stagner. Quand je réécoute tout ça quinze ans plus tard, je me rends compte que j’ai été trop rigide, trop sévère. J’aurais dû m’amuser un peu plus, être moins obsédé par le contrôle, la rigueur… Au sein même du groupe, c’était dur à vivre pour les autres, j’étais un véritable tyran. Je me souviens notamment du jour où j’ai trouvé l’idée pour l’image que nous aurions pour Too-rye-ay. Je suis allé dans un magasin et j’ai acheté un lot de salopettes de travail. Quand je les ai sorties du sac, à l’hôtel, les autres m’ont regardé avec des yeux horrifiés. La plupart d’entre eux se trouvaient ridicules dans ces vêtements.
Pour toi, un groupe ne peut pas être une démocratie ?
Ç’aurait été impossible. C’est moi qui avais formé les Dexy’s, réuni tout le monde en leur disant « Maintenant, je veux que chacun écrive des chansons. » Mais ça, c’était une illusion de démocratie, une façon de les endormir. Car à l’arrivée, c’était moi qui prenais toutes les décisions. J’étais tellement possédé par cette invention que je ne voulais pas la partager. Personne dans le groupe ne s’était impliqué à ce point, mon ego n’aurait pas toléré le moindre partage. C’était une question de vie ou de mort pour moi : faire quelque chose, prouver à ma famille comme à moi-même que je valais quelque chose. Les autres musiciens, ils avaient une vie privée, un boulot, et moi, je n’avais que les Dexy’s. J’ai forcé les autres à abandonner leur boulot, pour qu’eux aussi s’immergent totalement dans le groupe, pour qu’il n’y ait plus que ça qui compte, pour qu’il n’y ait pas d’autre voie. Je me suis mis dans une position où je n’avais plus rien à perdre. J’étais fou à lier d’exiger autant des gens qui m’entouraient. Complètement dingue. Toutes ces lubies que j’avais interdire la vente d’alcool à nos concerts, ne sortir qu’un album , c’était insensé.
En enregistrant le premier album, Searching for the young soul rebels, aviez-vous l’impression de toucher à quelque chose d’important ?
Pas du tout, ça s’est fait très vite, en dix jours à peine. Je n’arrive pas à croire que ce disque ait une quelconque importance, il est trop cru, trop vert. Je lui préfère largement Don’t stand me down, le troisième, qui a été laminé par tout le monde à sa sortie, en 85. Beaucoup de gens me disent que c’est grâce à Searching for the young soul rebels qu’ils se sont intéressés à la soul. C’est peut-être sa seule qualité. Mais même là, dans le rôle du passeur d’informations sur la soul, je suis un imposteur. Mes vraies racines, c’est le reggae. Malheureusement, les Specials étaient arrivés avant nous et s’étaient attribué cet héritage. C’est pour ça que l’on s’est mis à parler de soul. Mais il ne faut pas croire pour autant que nous n’étions que des petits Blancs jouant de la musique noire. Nous l’habitions vraiment, à la façon de Van Morrison, qui était une grosse influence sur moi, plus que le punk. Depuis que j’avais entendu, tout gamin, le Can’t help falling in love d’Elvis, je savais que la musique serait ma passion. Et mon échappatoire. Je la trouvais belle, romantique. Tout ce que mon quotidien de fils de prolo n’était pas. Je ne veux pas entrer dans les détails, car certaines personnes sont encore en vie, mais mon enfance a été un désastre… Et ce ne sont pas les écoles catholiques qui ont arrangé les choses (long silence)… Autour de moi, ça perturbait beaucoup les gens que je veuille sans cesse me réfugier dans mon monde imaginaire. Mes parents étaient convaincus que je devenais homo, parce que j’affichais des photos d’hommes des musiciens sur les murs de ma chambre et que je passais ma vie à me peigner, pour ressembler à Elvis. Les autres gosses jouaient au train électrique, et moi, je relevais mes cols de chemise et me passais de la gomina.
Qui avait joué ce rôle de passeur dans ta découverte de la musique ?
Quand j’avais 12 ou 13 ans, au milieu des sixties, tous les mômes de mon milieu les banlieues ouvrières écoutaient de la soul. C’était hip, cool, exactement comme le hip-hop aujourd’hui. Les gosses de la middle-class, eux, écoutaient des groupes aux cheveux longs, comme Jethro Tull. Mais nous, les petits durs, on écoutait de la soul et du reggae, on était skinheads ou mods. Moi, j’étais skinhead au sens premier du terme : pas du tout raciste, juste fan de musique jamaïcaine, que j’écoutais avec les petits Blacks. Je faisais partie d’un gang, dans la banlieue de Londres. Nous nous contentions de marcher ensemble en troupeau, d’être cool. C’est cet esprit de gang que j’ai essayé, des années plus tard, de recréer avec les Dexy’s. Car au sein d’une bande, je me sentais en sûreté.
Quand as-tu compris que tu n’allais pas être comme les autres ?
J’avais mon rêve, auquel je m’accrochais : un jour je serais pop-star. Il n’y avait que ça qui comptait : avoir de l’allure et jouer de la musique. Du coup, très jeune, on m’a mené la vie dure, les bonnes soeurs étaient certaines que j’étais un bon à rien, elles ont même fait venir ma mère à l’école pour lui faire part de leur inquiétude. J’avais 10 ans et elles étaient déjà certaines que je finirais criminel. Quand j’ai finalement quitté l’école, à 15 ans, j’étais déjà passé quatre fois au tribunal, pour différents vols : une moto, un cambriolage… Je volais pour me payer mes clopes et mes bonbons, que je consommais avec boulimie. J’étais un loser complet, sans la moindre éducation, j’avais même du mal à tenir mon stylo. J’étais malheureux, me battais sans arrêt, c’était ma façon d’évacuer ma colère, ma frustration. J’ai fini par me convaincre que j’étais mauvais, le mal en personne, et soudain, mon rêve m’est apparu inaccessible. C’est alors que j’ai commencé à prendre la musique au sérieux, en pensant qu’il était pourtant trop tard : dans les années 70, dans mon milieu, on ne recommençait pas sa vie à 23 ans. C’était un âge où l’on avait un boulot, des responsabilités, une femme, des enfants. J’étais déjà vieux, bien trop vieux pour la musique. C’est un groupe prépunk qui m’a réveillé de ma torpeur : Deaf School. Ils avaient de l’allure, mon âge, et soudain, je me suis dit que j’y arriverais peut-être. J’avais 26 ans quand j’ai finalement monté les Dexy’s : autant dire un vieil homme. Mais c’était mon obsession : prouver à tous que je n’étais pas une merde. Je voulais surtout me le prouver. Et quand, finalement, je suis devenu populaire, ça m’a effrayé. C’était la première fois de ma vie que les gens m’aimaient et je n’étais pas préparé à ça. C’était étrange de juste parler aux gens, au lieu de les tabasser. Pourtant, aujourd’hui encore, je sens cette boule au fond de moi. Un mélange de rage et de frustration, qui me pousse encore et toujours à tout reprocher aux autres.
Es-tu devenu violent par goût ou par nécessité ?
J’étais plus attiré par les vêtements que par la bagarre. Et très vite, les gars de ma bande ont senti que j’étais un faux dur, déjà un imposteur. Quand on n’arrivait pas à trouver un autre gang contre lequel se battre, la violence éclatait à l’intérieur même du groupe. C’est généralement moi qui en faisais les frais. On me testait sans arrêt. Alors je suis devenu violent par défense, pour dissimuler ma timidité, mes doutes, ma trouille. En tenant les gens à distance, je pensais qu’ils me ficheraient la paix, qu’ils ne verraient pas à quel point j’étais effrayé. Au fond du cour, j’étais un romantique. Mais on m’a forcé à le refouler. Car dans mon milieu, un homme n’avait pas le droit d’avouer ses faiblesses, son romantisme. C’était considéré comme une tare, que l’on montrait du doigt. Soit je jouais le dur, soit j’étais humilié. Aujourd’hui que je me moque de tout ça, que je n’ai plus rien à prouver, que plus personne ne me dicte mon comportement, je peux enfin me permettre de poser en porte-jarretelles.
My beauty (Creation/Epic/Sony).
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