Meurtres et humour noir hantent
le nouvel album de Keren Ann,
musicienne solitaire et surdouée. Entretien, critique et écoute.
On t’a découverte en même temps que Benjamin Biolay, il y a dix ans. Il est devenu un personnage public mais on sait très peu de choses sur toi…
Je préserve ma vie privée. Je dévoile des émotions et des fantasmes dans ma musique, mais ça ne dit rien d’officiel sur ma vie personnelle. Je pense que ça n’a d’intérêt pour personne. Peut-être cette opacité est-elle aussi liée à mon mode de vie nomade : il m’est difficile de rester plus de six mois dans le même pays, je suis toujours en mouvement. J’ai besoin du départ, du voyage, d’une vie frivole. Besoin de me lasser d’un lieu et de me languir d’un autre.
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Le morceau final de l’album est une succession de 101 références et de souvenirs… Pourquoi ce nombre ?
D’abord, il y a le psaume 101 de la Bible, qui porte mes initiales et auquel je me suis intéressée. Et puis, un jour, je me suis retrouvée à Taïwan, au cent-unième et dernier étage du gratte-ciel Taipei 101. Quand on se retrouve en haut d’un building comme celui-ci et qu’on regarde le sol, on peut facilement imaginer ce qui se trame dans les rues, dans la sous-ville. J’ai été émue par ce décalage entre les gros boulevards et les petites ruelles, avec tout ce que ça laisse deviner d’histoires cachées. En redescendant chaque étage, j’ai eu l’idée d’un décompte. Le principe était de trouver un souvenir lié à chaque nombre et, à chaque fois, de provoquer une émotion. Cela concerne aussi bien des références personnelles que des choses universelles, comme les fameuses quinze minutes de célébrité de Warhol.
Gérer un studio, produire ses propres disques, collectionner les instruments… Sans cliché ni raccourci, ton univers est plutôt masculin. T’est-il arrivé de te sentir seule en tant que femme ?
J’ai tenu, dès le départ, à investir dans les micros, les compresseurs, les amplis, les machines, les effets, et bien sûr les guitares et les claviers. C’est ce qui fait mon son aujourd’hui. C’est effectivement un univers assez masculin, où l’on croise peu de femmes. Il y a Edith Fambuena (ancienne musicienne des Valentins qui a produit des albums de Bashung, Miossec, Etienne Daho – ndlr) avec qui je peux parler de choses techniques pendant des heures. J’accorde beaucoup d’importance à l’aspect technique, au son des disques. La pièce, la hauteur de plafond du studio dans lequel j’enregistre, le son mat d’une batterie, tout compte. Le son est une partie aussi essentielle que l’écriture ou la composition d’une chanson. C’est un choix esthétique, panoramique.
Tu composes et produis seule. Est-il facile d’être sa propre juge ?
J’ai beaucoup appris en réalisant des projets pour les autres. Ne pas être la personne au centre, c’est quelque chose dont on tire très vite des enseignements. Il faut aussi trouver un équilibre : être à la fois artiste et producteur, savoir différencier les rôles. Lorsqu’on travaille pour les autres, on voit vite ce qui ne va pas. Pour soi, c’est moins évident, il faut prendre du recul. Pour autant, l’exercice n’est pas schizophrène car tout est conscient. On a tous, je crois, cette capacité à se dédoubler dans la vie. Je m’occupe aussi de mon label, de mon business. Ça n’a rien à voir de gérer le budget d’une tournée et de faire les arrangements d’un morceau. C’est une capacité symptomatique de ma génération : la plupart des artistes que je côtoie, en France, aux Etats-Unis ou en Islande, n’ont pas eu d’autre choix que de développer ce côté do-it-yourself. Ce sont souvent des gens qui ont dû bâtir seuls leur propre empire, en étant aussi compétents dans le studio que dans la gestion de carrière. Il me semble que c’est devenu indispensable, dans le contexte de l’industrie du disque, de savoir faire les choses seul.
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