Images qui claquent, sons qui mordent : les installations de Kendell Geers pratiquent un art spectaculaire, non séducteur. Ou comment exiger l’exigence du public.
Qu’est-ce qu’un bruit innommable ? Un bruit qui mord, ronge l’ouïe et morcelle les sens. Un bruit sale, obsessionnel et sournois qui monte à la tête jusqu’au dégoût. Précisément l’effet sonore, incroyablement palpable, produit par Medusa dreaming, oeuvre crispante de Kendell Geers. De cette installation, faite d’une dizaine d’écrans éparpillés au sol, sourd une rumeur cadencée de râteliers qui claquent. Impression d’horreur buccale confirmée par un coup d’oeil aux moniteurs, tous arrêtés sur la même bouche convulsée, se cognant les dents à s’en défoncer les gencives. Et ce bruit de mitraillette humaine emplit la pièce, tandis que les écrans voraces s’énervent, immobiles, dans un paysage de fils électriques déchaînés. Affreux spectacle, hargneuse évocation anthropophage qu’offre le jeune artiste sud-africain, pour sa première intervention à Paris, après un an de succès croissant sur la scène internationale. Reconnaissance pas trop tardive l’artiste a (presque) 33 ans, un an de plus que sa date de naissance officielle, Mai 68, en hommage au joli mois de révoltes mais pas non plus précoce. Avant l’Arco, foire d’art contemporain de Madrid qui le révéla l’année dernière, avant le Printemps de Cahors qui le fit connaître en France à l’orée de l’été 99, Kendell Geers avait déjà épuisé plusieurs vies. La fugue à 15 ans dans les pattes d’un groupe punk, l’éloignant d’une famille qui le rendait, selon ses dires discrets, « malheureux ». Les études d’art, à Johannesburg, sur les bancs d’une université cul-serré qui arrêtait l’his-toire de l’art à 1960 : « Avant la levée du boycott culturel, en 1993, aucune exposition internationale ne passait par l’Afrique du Sud. Aucun de nos profs n’enseignait l’histoire de l’art contemporain. Le seul accès que j’avais à l’art en train de se faire était donc les magazines d’art de la bibliothèque universitaire. Art Forum, Frieze… je les ai tous lus, dans l’ordre chronologique. Ça m’a pris quatre ans, mais à la fin, je connaissais tous les artistes et tous les courants. J’ai découvert Chris Burden, Vito Acconci, Marcel Broodthaers, Abramovic & Ulay en photos dans la presse spécialisée. J’ai d’abord eu une culture artistique de seconde main. »
Et de citer les cut-up de William Burroughs, les excentricités musicales des Throbbing Gristle, la révolution électronique comme autres influences déterminantes. Rien à voir avec le contexte culturel d’une Afrique du Sud alors empêtrée dans son apartheid suicidaire. Geers évoque les mêmes influences que tout jeune homme curieux des années 80. Et balaie d’un geste la notion d’artiste sud-africain. « Parce qu’il n’y a pas d’art contemporain en Afrique du Sud. Même aujourd’hui ! L’art sud-africain, ou plutôt la représentation qu’on s’en fait généralement, ne m’intéresse pas du tout. La seule influence sud-africaine que je reconnaisse, c’est la politique. Parce que la politique, tu te la prends dans la figure tous les jours. Elle est partout, dans ta façon de parler, de marcher, de t’habiller. »
Commentaire laconique de la part de cet ancien militant ancré jusqu’au cou dans la lutte contre l’apartheid. A l’époque, ses activités antimilitaristes lui valent un exil forcé aux Etats-Unis, pour échapper aux six ans de prison auxquelles il se retrouve condamné. Geers lâche l’information du bout des lèvres, presque à contre-coeur. Méfiance du discours et de ses représentations. Confrontation au (large) terrain de l’indicible. Refus de la nécessité narrative. Son Medusa dreaming ne démontre pas autre chose, en écho au T. W. (Shoot) présenté à Cahors l’année dernière. Un dispositif tout en violence qui faisait du spectateur une cible, une interface impuissante coincée entre deux écrans bombardés d’images de coups de feu, toutes extraites de films récents. Passer par les armes de John Woo, de Brian De Palma et d’Al Pacino : une drôle d’expérience imposée par Geers pour rappeler au public son impératif moral d’engagement. Nul n’est censé pénétrer un lieu d’art sans savoir à quoi il s’expose. « J’attends du public qu’il s’investisse dans ce qu’il voit, qu’il prenne conscience des choix qu’il fait, de la responsabilité qu’il prend en jugeant une oeuvre bonne ou mauvaise.
Mais l’art et les artistes peuvent être tellement paresseux. » Un peu raide, Geers professe une sévérité qui fait plaisir à entendre, dans un contexte artistique de plus en plus sensible aux tentatives de séduction, voire de divertissement. Ce qu’on ne risque pas de trouver chez un artiste qui produisit une photo de tessons de bouteille de bière venu des Pays-Bas, tout comme sa famille afrikaans recueillie après un crash d’avion, en guise d’autoportrait.
Ne pas embrasser une stratégie de séduction n’en donne pas moins le sens des images. En 1990, réfugié à New York, il apprend la libération de Mandela. En prémisse à la fin de l’apartheid, naît une oeuvre qui ressemble à un aveu : une photo de l’artiste couvert de sang séché. Comme un remake sanglant des living sculptures des Britanniques Gilbert & George, la fatigue en plus. Et au beau milieu de cette hémoglobine rituelle, les yeux bleus et las du militant. Ebauche d’une renaissance. « Après l’apartheid, l’art lyrique devient impossible. La question se pose aussi pour l’après-Bosnie, l’après-Kosovo : peut-on encore écrire de la poésie lyrique ? »
Au sous-sol de la galerie, à Paris, dans un cube blanc, deux gyrophares se courent après. Deux amoureux sans corps, à jamais insatisfaits. En silence. Sans doute l’une des plus belles pièces vues depuis la rentrée. Toutes les oeuvres de Geers ne sont pourtant pas bonnes à voir. En milieu de conversation, il extirpe soudain une chaîne et une médaille de dessous son T-shirt. Une plaquette métallique, comme en disposent les soldats, y porte la mention de sa désormais fameuse fausse date de naissance. Mai 68 qui, dans sa bouche, sonne comme éclats de colère mondiale, émeutes d’étudiants au Mexique, révolte de la jeunesse japonaise mais aussi mort de Marcel Duchamp et naissance des yuppies. « A ma mort, explique-t-il, je veux que cette médaille soit mise aux enchères. Pour obliger le monde de l’art à s’interroger sur la valeur de mon travail, de mon oeuvre, de mon existence. » L’espace d’un instant, un éclat sardonique traverse le sourire du visage pâle à l’humour noir.
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