Après des années d’errance electro, la diva r’n’b revient aux sources avec un impeccable sixième album. Rencontre, critique et écoute.
Le producteur Dave Sitek nous expliquait, il y a quelques années, soigner sa suractivité quasi pathologique par la cuisine : elle seule était capable de le sortir des machines, samplers, instruments, écrans sur lesquels il a cuisiné les albums de TV On The Radio, Yeah Yeah Yeahs, Scarlett Johansson, Foals ou Oh Land.
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Il s’est, avec Kelis Rogers, trouvé une alliée parfaite : la demoiselle, l’une des fortes têtes historiques de la frange la plus intelligente du r’n’b US, désormais signée sur l’exigeant label Ninja Tune, est elle-même une chef (“certifiée”, est-il dit) depuis 2008. Etant donnée la paire de cordons-bleus, pas un hasard si son sixième album s’intitule Food et comprend des chansons nommées Breakfast, Jerk Ribs, Cobbler ou Biscuits n’ Gravy.
Pas un hasard non plus s’il est si savoureux, soyeux, velouté, long en bouche : une soul food où pop, funk, gospel, r’n’b, amer et sucré, acide et joyeux se mixent avec une grâce et une cohésion parfaites, un disque d’une grande richesse, sensuel, libre et total, aux bouquets plus variés encore que ceux de ses prédécesseurs. Un grand album de Kelis autant qu’une grande réalisation de Sitek, en équilibre entre minimalisme moderniste et maximalisme doré, entre l’attrait pour tous et l’expérimentation discrète.
Un disque qui conjugue la nostalgie soul au futur, chanté dans les hautes sphères, porté par les mélodies brillantes d’une brigade de petits tubes potentiels, enluminé par des arrangements riches, boisés et cuivrés qui, parfois, lui donnent l’allure d’un nouvel et excellent album de TV On The Radio. Kelis est enfin de retour aux affaires : la top chef, c’est elle et personne d’autre. T.B.
Entretien
On vous retrouve, après quatre ans d’absence, avec un album qui séduit d’abord par son côté organique. En quoi votre collaboration avec David Sitek diffère-t-elle du travail que vous avez pu effectuer par le passé avec les Neptunes ou David Guetta ?
Kelis – J’ai eu l’impression, dès le départ, qu’on partageait le même point de vue – et croyez-moi, ça ne se passe pas toujours comme ça. Entre David et moi, les choses ont été simples, la communication fluide : nous avions les mêmes idées, les mêmes références en tête. Ce qui est drôle, c’est que nous avons enregistré quelque chose de totalement différent de ce que nous avions initialement prévu, avec un son très live et un vrai groupe de bout en bout. J’ai fait un paquet de disques qui n’avaient pas cette résonance.
Sitek vous a-t-il aidée à canaliser vos idées ?
Non. Nous sommes juste deux musiciens de niveau égal qui avions envie de travailler ensemble. David est super, il se débrouille très bien tout seul il n’a certainement pas besoin de moi. Et vice versa : si nous en avions eu envie, nous aurions pu écrire un opéra.
Food prend un virage rétro-soul assez inattendu, compte tenu de votre discographie jusqu’ici…
(Elle soupire…) On va encore m’accuser de jouer les girouettes, mais je n’ai jamais eu l’intention de me cantonner à un style musical. Je suis plurielle par définition. Quand j’avais 7 ans, mon père, qui était saxophoniste, m’a montré un piano. Il m’a dit : “Voilà, tout est là. Maintenant, à toi de jouer.” Simplissime, comme déclaration, mais cette unique phrase a posé les bases de ce que je suis en tant qu’artiste. Je ne me limite pas, je peux me permettre à peu près tout ce que je veux. Je le dis sans aucune prétention.
Avez-vous souffert d’être injustement cataloguée ?
Non, c’est un réflexe humain. Et si j’ai dû affronter certaines pressions, je n’ai jamais ployé. Pour tout vous dire, je n’avais aucune idée de ce qu’on attendait de moi au départ. Quand les gens ont voulu me mettre une longe, il était bien trop tard. Je crois qu’ils ont fini par comprendre de quel bois j’étais faite… (rire carnassier) Mon job, c’est de faire des disques. Libre aux autres, par la suite, d’y coller une étiquette.
De par votre conception hybride de la musique, vous avez ouvert la voie à nombre d’artistes, d’Ebony Bones à Azealia Banks ou Janelle Monáe…
C’est exact, mais elles ne me sont pas redevables pour autant. Je me suis contentée de faire ce que j’avais à faire. Bon nombre d’artistes noires, de leur temps, et avec la foultitude de problèmes qu’elles ont pu rencontrer, ont pavé sans le savoir le chemin pour moi. J’aime penser que j’ai moi aussi joué mon rôle, mais ça ne veut pas dire pour autant que je mérite une médaille.
La cuisine fait désormais partie de votre existence. Vous allez présenter un show culinaire à la télé américaine, et vous êtes sur le point de lancer votre propre marque de sauce, Feast. David Sitek est-il un bon cuisinier, voire un meilleur cuisinier que vos précédents collaborateurs ?
Ça ne fait aucune doute… (rires)
Propos recueillis par C.S.
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