En puissance ou en vulnérabilité, Kelela s’impose comme l’une des personnalités les plus fortes de la nouvelle scène américaine. Aiguisé par une élite mondiale de producteurs-chercheurs, son album Take Me apart est un dédale fascinant.
“Et si vous ressentez quelque chose à l’écoute de mon disque, posez-vous simplement cette question : comment puis-je me montrer aussi vulnérable dans un monde qui me traite comme de la merde ?” Kelela est arrivée au rendez-vous avec trois bons quarts d’heure de retard en se plaignant de maux de ventre. La voilà maintenant qui pleure en répondant à une question qui n’avait pourtant rien d’intrusive.
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Il s’agissait de comprendre pourquoi la jeune Américaine n’explore qu’un seul et même thème – l’amour, ses vicissitudes – sur les quatorze titres de Take Me apart, son premier album, alors que son pays se déchire sur fond de violences policières, de déclarations présidentielles ubuesques, de cruautés institutionnelles envers les migrants et de fronde dans les milieux sportif et artistique.
“Cela demande beaucoup de courage…”
S’il est une chose que le déroulé des récents événements liés à la question raciale aux Etats-Unis a secoué, c’est pourtant bien la conscience politique de quelques figures du hip-hop et du r’n’b, genres musicaux souvent identifiés depuis quelques années au consumérisme le plus borné. Issue de la génération des Kendrick Lamar, Beyoncé et autres Solange (avec qui elle a collaboré), Kelela revendique haut et fort son appartenance à cette Amérique noire visible qui entend dénoncer la sournoise restauration de la rhétorique raciste au sein de l’espace public. Sauf qu’étonnamment elle n’en fait pas de chansons…
“Après avoir terminé l’album, admet-elle, j’ai eu comme un coup de blues en constatant qu’en effet n’y figurait rien d’explicite sur mon expérience de femme noire. Même si au fond, rien ne saurait y être totalement étranger. En fait, ce disque exprime les mêmes préoccupations, expose la même vulnérabilité que celle des précédentes générations de chanteuses noires. Tout en étant différente, je m’inscris dans une tradition où il s’agit d’oser la vulnérabilité, la tendresse, dans un monde qui n’est définitivement pas fait pour ça. Ni fait pour quelqu’un comme moi. Et ça, ça demande beaucoup de courage…” C’est alors que sa voix se brise, que ses yeux s’embuent de larmes. Si l’on n’avait pas encore touché du doigt la détresse émotionnelle engendrée par neuf mois de présidence Trump, son cortège d’insultes, de tweets malveillants, de décrets léonins, d’indulgences envers les suprémacistes, voilà qui est fait.
“J’ai voulu suggérer l’inconfort, la vulnérabilité. Et cette idée impliquait la chose la plus difficile à assumer : la nudité”
Un mot revient fréquemment dans la bouche de Kelela Mizanekristos : “vulnérabilité”. Elle en fait même la clé de compréhension de ce premier album coproduit notamment par Arca et Jam City, deux fines lames de l’electro contemporaine. Au point d’avoir voulu apparaître entièrement nue sur la pochette. “J’ai longtemps cherché l’image que je voulais projeter. Plutôt inclusive ? Plutôt distante ? On peut donner plusieurs sens à Take Me apart. Avec cette photo, j’ai retenu celui d’une demande d’être littéralement ‘retournée’. Emotionnellement, sexuellement.
J’ai voulu suggérer l’inconfort, la vulnérabilité. Et cette idée impliquait la chose la plus difficile à assumer : la nudité. Il a fallu que je me fasse à cette idée, et au début j’avais juste envie de vomir. Mais j’aimais aussi la part de risque que cela impliquait. J’ajoute que j’ai choisi un photographe, Daniel Sannwald, un Allemand basé à Londres avec qui j’avais déjà travaillé, qui a réalisé mon premier clip, et devant lequel je m’étais déjà déshabillée.”
Kelela signifie “protection”, ou “bouclier”
Dans une posture de Petite Sirène d’Andersen abyssinienne, de longues tresses dissimulant en partie son corps, Kelela renoue avec une iconographie propre à la soul-music des années 1970, décennie où la féminité noire s’est affichée comme elle n’avait jamais osé le faire. Que l’on songe aux pochettes des Ohio Players, d’Yvonne Fair, de Betty Davis, de Freda Payne… Mais ce qui apparaissait à l’époque comme l’érotique aboutissement d’une pensée progressiste, celle des droits civiques et du “Black is beautiful”, se place aujourd’hui dans le contexte très différent d’une brutale régression, où l’Amérique est à nouveau démangée par ses vieux démons, et dont le président refuse systématiquement de serrer les mains noires qui se tendent lors de bains de foule ou d’assemblées religieuses.
Alors si cette image de Kelela nue récolte forcément les bénéfices de la séduction et du charme, elle devient aussi l’objet d’un défi en traversant avec une sublime impudeur le champ de l’inconscient historique d’une nation marquée par l’esclavage où la femme noire fut synonyme de tentation et de tabou, et où la couleur de peau reste, en dépit d’Obama, le test absolu du projet démocratique qu’elle est censée porter.
Cette nudité sert aussi, accessoirement, à révéler l’origine et la signification du prénom Kelela, qui en amharique, langue de ses parents éthiopiens, veut dire “protection”. “Ça peut aussi vouloir dire ‘bouclier’. Tout ce qui vous protège, en fait.” Ainsi, même dévêtue, la jeune femme n’est pas totalement démunie. Le plus amusant, c’est qu’elle n’est pas venue à Paris pour faire la promotion de cet album, où elle s’affiche dans le plus simple appareil, mais pour se faire… habiller. Invitée par Chloé à l’occasion de la Fashion Week, elle fut l’une des attractions du défilé de la marque rien qu’en siégeant au premier rang vêtue d’une robe spécialement créée pour elle par la nouvelle directrice artistique, Natacha Ramsay-Levi.
Un pied dans la mode
“La mode tient une place importante dans ma vie. Beaucoup de mes amis proches à New York viennent de cet univers, comme Shayne Oliver, Raul Gonzalez ou Telfar Clemens. A ma manière, j’apporte mon soutien à cette nouvelle génération de créateurs qui échappe au standard habituel et participe au désenclavement de cette industrie très élitiste et à dominante blanche. Comme dans la musique d’ailleurs.”
En juillet, c’est vêtue d’un ensemble très échancré créé par Telfar qu’elle s’est produite sur la scène du Festival d’été de Québec en première partie du concert des Gorillaz. Concert dont elle était l’une des invitées obligées puisqu’elle chante un titre – Submission – sur le dernier album de Damon Albarn & Co.
L’objet se tient dans un espace aux confins d’univers musicaux – r’n’b, grime, hip-hop, ambient, electro – rarement associés avec autant de bonheur
L’“habillage” a été tout aussi primordial dans la réalisation de Take Me apart, disque pour lequel furent sollicités pas moins d’une demi-douzaine de producteurs. Mais surtout Arca, véritable démiurge du son futuriste aux contributions diverses, de Björk à Kanye West. Autre opérateur essentiel, Jam City, Londonien en qui Kelela voit un nouveau prophète sonique. “Il possède une signature à part. Une esthétique que je trouve… hmm… postapocalyptique. Il y a une dimension discursive dans son approche. Le monde a été autrefois un endroit merveilleux dominé par la bienveillance. Mais tout est parti en couille. Et la dose d’espoir qu’il nous reste, c’est de ça qu’est fait le son Jam City.”
En termes moins métaphoriques, on décernera à Arca et Jam City la palme de la réalisation artistique la plus audacieuse de l’année 2017avec ce Take Me apart où l’on navigue au milieu de nappes d’ozone sonores irisées par un savant usage de machines aux propriétés multiples, tantôt dynamiques et dansantes, tantôt contemplatives. De sorte que l’objet se tient dans un espace aux confins d’univers musicaux – r’n’b, grime, hip-hop, ambient, electro – rarement associés avec autant de bonheur. Comme sur le bluffant Frontline, le planant Blue Light ou sur LMK, titre où Kelela entend faire valoir son droit de femme libre à pouvoir isoler sexe et sentiment.
Futurisme sans amnésie
Elle promène tout du long cette voix qui sur l’échelle de Richter de la séduction et de l’émotion caresse à l’aise le 9,5. Une voix qu’elle a mis longtemps à poser, passant du jazz d’imitation au heavy-metal, puis à l’indie rock avec le groupe Dizzy Spells. Une voix qu’elle a confrontée à celles de lointaines parentes comme Susana Baca, Fairouz ou l’Ethiopienne Gigi. Mais aussi à celles de grandes sœurs naturelles, de Nina Simone à Anita Baker.
“C’est évident que j’essaie d’être unique. C’est le propre de toute démarche artistique digne de ce nom. Sinon à quoi bon ? Mais en même temps, je ne pourrais jamais tenir le discours de l’artiste certaine d’être sans lien avec le passé. C’est impossible.” Chez Kelela, futurisme ne saurait être synonyme d’amnésie. Ni vulnérabilité de faiblesse.
Album Take Me Apart (Warp)
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