“Take Me Apart”, son premier album, a été salué par Björk et Solange. Six ans plus tard, Kelela a toutes les chances d’élargir encore son cercle avec “Raven”. Portrait d’une artiste qui est prête à redéfinir les codes du R&B, tout en questionnant l’expérience noire et la logique capitaliste.
En 1998, le Ghanéo-Britannique Kodwo Eshun, alors jeune critique, avance l’idée que si la majorité des journalistes ne s’exprime pas sur la musique des artistes noir·es, c’est simplement parce qu’elle ne sait pas en parler. Dans cet essai, récemment traduit aux éditions de La Philharmonie de Paris (Plus brillant que le soleil – Aventures en fiction sonore), il définit de nouveaux concepts, s’inspire des expérimentations musicales de Sun Ra, Pharoah Sanders ou Dr Octagon pour déconstruire le langage. Mieux, il prétend que “l’expression ‘musique noire’ revient à présumer un consensus qui n’a jamais existé”.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Par manque de temps, on n’a malheureusement pas pu demander à Kelela Mizanekristos si elle connaissait cet ouvrage. Un regret, tant l’Américaine de 39 ans semble intéressée par la question. Lettrée, curieuse, on la devine même méticuleuse, à en croire ce carnet dans lequel elle répertorie ses lectures. On y aperçoit les noms de Kandis Williams ou Safiya Umoja Noble, et on ne peut s’empêcher de la ramener vers une œuvre plus populaire : Atlanta. “Quelle classe !”, s’exclame-t-elle au sujet de la belle série de Donald Glover, regrettant seulement que les musiques présentes au fil des quatre saisons ne soient pas disponibles en vinyle.
On la comprend et on partage sa frustration. De même que l’on souscrit à son propos lorsqu’elle confie s’être prise de passion pour cette série qui pose un regard stylisé sur l’expérience noire aux États-Unis, pour ces épisodes qui, derrière l’humour ou le drame, creusent un sujet qui semble toucher particulièrement l’artiste : le colorisme, c’est-à-dire la discrimination liée à la couleur de peau.
Le piège du colorisme
À l’écouter développer chaque argument, divaguer, se perdre dans ses pensées puis retrouver le fil de son récit, on pourrait même parler d’une véritable obsession. On lui soumet cette réflexion ; elle riposte : “Oui, je pense que le monde est moins intéressé par une artiste qui a la peau foncée, mais ce serait dommage de résumer mon propos à ce constat”, justifie-t-elle, comme pour apporter de la nuance à une question forcément sinueuse. Pour tout dire, Kelela n’a aucune intention de réduire l’impact du colorisme à la population noire – “N’importe quelle personne présente sur cette terre est affectée par ça.”
“Les artistes noirs doivent se sentir libres de produire une musique qui ne se soucie pas de la manière dont elle va être jugée en fonction de règles imposées par des Blancs privilégiés.”
Ce qu’elle cherche avant tout, c’est questionner l’acte de création. Le perfectionnisme ? “Un privilège de Blancs.” La pureté ? Également. Les albums ? “Juste un moyen de satisfaire un patron blanc enfermé dans son bureau.” Elle poursuit : “On ne peut pas nier que la façon dont est gérée l’industrie musicale, les origines culturelles des personnes qui la dirigent ou même l’histoire des pays occidentaux affectent la manière dont on pense nos morceaux. Voilà pourquoi une personne racisée doit toujours en faire plus, donner davantage de concerts, produire continuellement des musiques afin de pouvoir prétendre aux mêmes sphères qu’une personne à la peau claire. Or les artistes noirs doivent se sentir libres d’adopter tel ou tel look, ou même de produire une musique qui ne se soucie pas de la manière dont elle va être jugée en fonction de règles imposées par des Blancs privilégiés.”
Tête chercheuse
Au moment de prononcer ces mots, la voix de Kelela ne tremble pas. Son ton est affirmatif, ses certitudes tiennent lieu de vérité. Toutefois, elle n’aimerait pas que cela passe pour de l’amertume. Celle d’une artiste qui s’est faite relativement discrète ces cinq dernières années et qui, de fait, pourrait regretter de ne pas être reconnue à sa juste valeur, d’être condamnée à évoluer dans les marges, malgré un premier album saisissant, produit par Arca et Jam City : Take Me Apart, magnifique porte d’entrée vers les territoires si vastes, si excitants du R&B. Aujourd’hui, Raven poursuit la même ambition : enregistrés en à peine dix jours, après plusieurs années de tâtonnements, notamment lors d’une résidence à Berlin en 2020, ces quinze morceaux se reçoivent comme un souffle chaud au creux de la nuque, un fabuleux condensé d’idées, de notes et de mélodies à têtes chercheuses.
“Depuis 2017, je n’ai jamais arrêté de composer, je n’ai jamais été en retard sur un éventuel planning. C’est juste que les morceaux ou les demos qui peuplaient les dossiers de mon ordi ne correspondaient pas à ce que je souhaitais publier. C’était trop proche du premier album, pas assez focalisé sur de nouvelles émotions”, précise-t-elle, persuadée qu’il n’y a rien de plus superficiel que la musique produite par des artistes obsédé·es par la profondeur mais dépourvu·es du talent ou de la patience nécessaires pour l’atteindre.
Chez Kelela, l’honnêteté est un devoir, y compris dans une pop song de trois minutes. “Produire et publier, c’est finalement un exercice redondant, hérité du capitalisme. C’est une manière de penser qui nous fait croire que l’on doit produire plus pour toucher un public plus grand et augmenter nos revenus. Or j’ai envie de créer un échange enrichissant avec le public, faire en sorte que ma musique aide chacun à se réveiller le matin en ayant l’impression d’être une meilleure personne que la veille.”
“J’ai pris le temps de composer un album important à mes yeux, comme ont pu le faire Erykah Badu et D’Angelo entre leur premier et leur deuxième album”
Là encore, chacune de ses affirmations sonne comme une évidence. Il y a une telle assurance chez elle que l’on en vient à la voir en fascinante prêtresse, sans église ni dogme. “Je ne suis ni une gourou ni une artiste conceptuelle”, plaisante celle qui dit avant tout penser sa musique pour son public, “essentiellement noir et homosexuel”. Celui-ci est évidemment plus large, et on ne peut que se réjouir à l’écoute de Raven, deuxième album chargé tour à tour d’amour et d’angoisse, de puissance et de sensibilité, de recherches formelles et de prises de risque.
“Pendant mon absence, j’ai parfois eu l’impression que la mise en scène de ma vie privée aurait pu rassurer les gens. Or je n’ai pas la sensation de m’être accordé un si long break : il y a eu mon album de remix, mon morceau avec Gorillaz et Danny Brown, etc. J’ai simplement pris le temps de composer un album important à mes yeux, un disque qui me fasse grandir et qui fasse évoluer la musique, un peu comme ont pu le faire Erykah Badu et D’Angelo entre leur premier et leur deuxième album. Soudain, on sentait qu’un phénomène prenait forme sous nos yeux.”
Présence magnétique
En exemple, Kelela cite également Joni Mitchell, et plus particulièrement la transformation opérée entre Blue (1971) et Hejira (1976) : “C’est une expérience incroyable de voir une artiste se métamorphoser ainsi. On ne se rend pas compte du privilège que l’on a d’assister à ce genre de mutation.” Cet émerveillement, ce rapport presque enfantin à la musique des autres masque mal les nombreuses interrogations qui ont jalonné l’enregistrement de Raven : “En quoi ce morceau résulte-t-il de mes expériences personnelles ?” ; “Quelle version de cette chanson me correspond réellement ?” ; Dois-je vraiment prendre en compte l’avis de gens extérieurs à mon quotidien ?”.
Ces questions, Kelela n’est pas la seule à se les poser. Plus on discute avec elle, plus on a l’impression de la cerner, moins on sait. La chanteuse et productrice américaine reste un mystère, presque insondable, et rendu toujours plus épais à l’écoute de Raven, cet album frondeur, compagnon idéal des aubes givrées et brumeuses, ce disque en forme de montagnes russes émotionnelles qui, de l’euphorie (Contact) à la mélancolie (Let It Go), du sensuel (On the Run) aux déboires sentimentaux (Closure, l’histoire d’une relation jusqu’alors contenue dans des sextos), déstabilise sans pour autant flirter avec le clinquant.
À l’éclectisme de sa production se joint une formidable capacité d’adaptation, un chant mouvant, touchant, qui donne autant envie de sauter en l’air que de s’effondrer sur le lit. Formée au gospel, passée par un groupe de metal progressif, Kelela ne semble de toute façon avoir aucune limite.
D’ailleurs, peu importent les cases dans lesquelles on tente de faire entrer sa musique, son ambition est avant tout populaire, en rien élitiste. “Via le R&B, le 2-step ou le sound design, ma musique accueille avant tout des émotions universelles.”
Instants suspendus
On reste effectivement subjugué·e par l’écoute, régulière, répétée de ces quinze morceaux débarrassés de toute fausseté, en quête d’instants suspendus. À commencer par Washed Away, merveilleuse introduction, tout en langueur et en lenteur. “Plutôt qu’un banger, cela me semblait plus judicieux de revenir avec un single atmosphérique, à l’ambiance presque irréelle. Washed Away, je le vois comme un moyen de se connecter les uns aux autres, un câlin que l’on se fait avant d’aller faire la fête en boîte.” Longtemps pourtant, Kelela dit avoir été tenue à l’écart des clubs. Washington D.C. étant une ville très marquée par la culture afro-américaine, elle fréquente plus volontiers des lieux où la population locale s’ambiance à grands coups de tubes hip-hop et R&B. “Je ne suis pas allée en rave avant ma vingtaine”, explique-t-elle.
En attendant, via Napster, elle découvre alors la musique de Craig David, se passionne pour la jungle et la UK Garage, tente de comprendre la drum’n’bass et finit par se rapprocher de la scène électronique de New York. C’est là-bas, visiblement, qu’elle a rencontré des producteurs de la trempe de LSDXOXO, aux côtés de qui elle a posé les premières bribes d’un nouvel album qui refuse d’être une démonstration de force.
Chez Kelela, le dancefloor n’est en rien ce temple de la frime où chacun·e roule des mécaniques. C’est un lieu d’évasion, une échappatoire, un laboratoire où l’on peut s’autoriser la vulnérabilité, les émotions fragiles, l’abandon de soi. “Far away”, répète-t-elle à plusieurs reprises. À croire que le retrait, chez Kelela, est encore le meilleur moyen d’essayer des choses que le R&B ose à peine effleurer.
Raven (Warp/Kuroneko). Sorti depuis le 10 février.
En concert le 8 avril à Paris (Trianon).
{"type":"Banniere-Basse"}