35 ans après son dernier live, l’Anglaise s’apprête à donner une série de concerts déjà complets à l’Eventim Apollo de Londres. Au fil des années et de ses absences, Kate Bush est devenue l’objet d’un culte impressionnant. En 2005, à l’occasion de la sortie de son album « Aerial », nous faisions le portrait de cette chanteuse à la voix de feu follet.
[Article initialement publié en 2005] Elle est de la trempe de ces créatures opaques, indomptables, qui laissent aux autres le soin de cultiver légendes et mystères à leur place. Elle a fait de ses absences prolongées, de ses silences béants, de son statut d’éternelle “portée disparue” l’une des composantes essentielles de son aura d’artiste anachronique, dont le culte est allé crescendo au cours des douze dernières années, alors même qu’elle n’aura durant cette période publié aucun disque. Ermite vivante, belle au bois dormant, le moindre de ses battements de cils laissant supposer un pro- chain réveil artistique fut ainsi observé à la loupe depuis 1993, date à laquelle remonte son précédent opus, le pourtant catastrophique The Red Shoes.
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Une vénération qui pulvérise les frontières
Plus sa voix de feu follet était maintenue sous éteignoir, plus elle réservait ses vocalises de jongleuse d’octaves à son seul rideau de douche, et plus le cas Kate Bush s’épaississait, plus son influence continuait également de se répandre de façon évidente. On ne parle même pas de ses prétendues “filles spirituelles”, les Enya, Tori Amos, Sarah McLachlan, Katie Melua, qui une fois empilées n’arrivent pas à la semelle de ses escarpins.
Mais de la Martienne Björk à la Française Emilie Simon, qui savent ce qu’elles lui doivent, d’Antony (And The Johnsons) aux moins attendus John Lydon (Sex Pistols, PIL) ou Big Boi (OutKast), abonnés à son fan-club, elle fait l’objet d’une vénération qui pulvérise les frontières musicales et générationnelles. Placebo a repris Running up That Hill, The Futureheads le génial Hounds of Love, et il semblerait totalement anormal que Radiohead ou Sigur Rós restent hermétiques à celle que l’on couvre, dans les gazettes anglaises, du ronflant laurier de “plus grande songwritrice britannique de tous les temps”. On comprend mieux pourquoi elle s’est endormie.
L’absence
D’un strict point de vue comptable, Kate Bush est donc absente depuis douze ans. Elle avait 35 ans à l’époque de The Red Shoes, elle en affiche 47 aujourd’hui. Elle est passée du statut d’amazone vaporeuse à celui de mère de famille (elle élève un garçon de 7 ans), retirée dans une campagne anglaise qu’on imagine volontiers enserrée par les brouillards matinaux et les nuits précoces, les collines aux fantômes et les marécages. Dans ce décor sur mesure, Kate Bush cultiverait à l’abri des regards sa psyché torturée de demi-sœur Brontë, elle dont la chanson talisman s’intitule Wuthering Heights (“Les Hauts de Hurlevent”), improbable premier single qui attira vers elle tous les projecteurs lorsqu’elle avait à peine 19 ans. Elle parle peu, se montre encore moins en public, n’est pas montée sur scène depuis 1979 et oblige les photographes à lui lustrer la peau avec des tamis de lumière et des retouches qui donnent l’illusion qu’on l’a quittée la veille. Aux interrogations sur sa disparition, et surtout aux rumeurs qui ont couru en parallèle (dépression, sécheresse d’inspiration, réclusion paranoïaque), elle répond généralement qu’elle était tout simplement fatiguée. Une grosse et interminable fatigue, donc. Une anecdote a même circulé – récemment démentie par l’intéressée, même si elle l’a trouvée très drôle –, racontant qu’aux pontes de sa maison de disques qui avaient fait le déplacement jusque chez elle pour savoir où en était sa production, Kate avait sorti un gâteau du four en disant : “Voilà !”
On sait qu’elle admire François Truffaut, mais sans doute l’a-t-on plus souvent fantasmée en Adèle H. qu’en “femme d’à côté”, caricaturée plus volontiers en fille éperdue, solitaire et hystérique, qu’en bourgeoise menaçant d’entrer en éruption. D’un strict point de vue comptable, disait-on, elle est absente des bacs depuis douze ans. En réalité, si on ampute sa discographie de ces indignes derniers chapitres que sont The Sensual World (1989) et The Red Shoes (1993), sa véritable disparition remonte exactement à vingt ans, à 1985, lorsqu’elle publia son album le plus extravagant, Hounds of Love, chef-d’œuvre labyrinthe, déraisonnable, disproportionné. Un disque qui se terminait par une chanson intitulée The Morning Fog, et dont elle n’a jamais tout à fait trouvé la sortie.
Le retour
Aujourd’hui qu’elle réapparaît, avec un nouvel album qui présente la particularité d’être double – il fallait bien ça –, l’un des morceaux a pour titre How To Be Invisible, signe qu’elle n’a pas fini de jouer à cache-cache avec son propre personnage. Sur la pochette de Aerial, en lieu et place d’un portrait, elle a préféré faire figurer une onde sonore représentant le chant d’un merle. Peut-être en allusion à ses fans qui, faute de merle, se sont tapés des grives grivoises aux chairs tristes. Des oiseaux, on en entend pas mal tout au long des treize chansons qui composent Aerial, au milieu d’un foisonnement de détails qui s’accommodent assez mal des écoutes hâtives. Non seulement l’album est double, mais en plus il n’est pas simple. Il se découpe en deux tableaux distincts, A Sea of Honey et A Sky of Honey, ce second volet du diptyque ressemblant à une fresque naturaliste alors que le premier donne plutôt dans la collection d’aquarelles domestiques. Il ressort de cet ensemble une assez flatteuse impression qu’aucun des rouages du monde moderne ne trouve désormais sa place dans son horlogerie musicale en perpétuel décalage.
Kate Bush a visiblement retenu les leçons de The Red Shoes, dont la pochette représentait une paire de ballerines alors que le contenu faisait plutôt songer à de gros sabots, avec dans le rôle des cordonniers les infâmes Eric Clapton et Jeff Beck. Cette fois, Miss Kate s’est entourée de serviteurs discrets, de quelques légendes moins clinquantes (Gary Brooker de Procol Harum, Lol Creme de 10cc), et là où hier encore elle aimait se laisser engloutir, happer, violenter à l’intérieur d’une jungle d’instruments, c’est désormais son piano qui gouverne tout le reste. A Sky of Honey, sorte de féerie panthéiste aux articulations sophistiquées, évoque parfois les belles compositions paysagistes de Talk Talk, entre montagnes arborées et catalogue ornithologique, notamment sur le somptueux An Architect’s Dream.
Les contrebasses sont rondes comme des demi-lunes, les cordes ressemblent à des voilages soulevés par le vent pour y laisser s’engouffrer des hôtes inattendus : une guitare flamenco mêlée à des chants d’inspiration africaine (Sunset), une mélodie en arabesques (Nocturn), une furtive voix mâle non identifiée (The Painter’s Link). Cette seconde partie de Aerial est la plus convaincante car Kate Bush y déploie toute sa panoplie d’expressions funambules sans jamais surcharger le tableau de chorégraphies inutiles. Le premier disque, légèrement plus calibré, réserve moins de surprises, à l’image du single King of the Mountain, qui sonne comme du Peter Gabriel – ce faussaire avec lequel elle a décidément trop traîné par le passé. Il y a néanmoins de beaux moments sur A Sea of Honey, notamment la chanson Bertie, une ode toute simple et pure à son jeune enfant, ornée d’un arrangement Renaissance qui rappelle la prodigieuse chanteuse folk anglaise Shirley Collins.
La beauté solennelle de A Coral Room, qui renvoie au vestiaire toutes les “femmes pianos” du monde, compense d’autres passages bien moins culminants (Joanni, allusion quelconque à la pucelle d’Orléans, ou le trop forcé Mrs Bartolozzi) où Kate Bush redescend à l’étage encombré de ses imitatrices.
Son envol
2005 n’est sans doute pas une date choisie au hasard par Kate Bush pour sortir des brumes. Elle correspond au trentième anniversaire de sa première séance en studio, en juin 1975. Elle s’appelle encore Catherine et, le mois suivant, elle fêtera ses 17 ans. Derrière la console, son mentor de l’époque n’est autre que David Gilmour, le guitariste de Pink Floyd. Celui-ci, sidéré à la fois par l’étrangeté et l’assurance émanant de cette fille de médecin qui joue du piano et de l’orgue, compose et chante avec une maîtrise déjà stupéfiante, dé- croche pour elle un contrat chez EMI, le label de Pink Floyd. Son premier album, The Kick Inside , mettra pourtant trois ans à voir le jour, le temps que la chrysalide de l’adolescence la transforme en un joli papillon de nuit, accéléré par les cours intensifs de mime et de danse qui aideront à son épanouissement physique.
Parmi les deux cents chansons qu’elle prétend avoir déjà dans ses cartons, l’une d’entre elles lui fut inspirée par une adaptation télé des Hauts de Hurlevent (elle n’a pas lu le livre à l’époque), mais personne, à part elle, n’envisage l’échevelé Wuthering Heights comme un single capable de trouver sa place dans cette Angleterre alors secouée par les spasmes du punk. Elle insiste, obtient gain de cause et, lorsque le morceau commence à passer sur les ondes, des appels téléphoniques affluent pour demander de quelle planète bizarre est-elle l’envoyée spatiale. Les légataires moraux d’Emily Brontë font savoir qu’ils détestent, mais cela n’empêche nullement la chanson de grimper tel un lierre en liberté dans les hit-parades.
Sa carrière lancée en flèche, Kate Bush publie un second album dans la foulée, toujours en 1978, Lionheart, qui affirme un peu plus clairement son style résolument à contre-courant des préoccupations majoritaires de l’époque. C’est pourtant l’ère des chanteuses qui, comme elle, ont mis les doigts dans la prise, des Castafiore new-wave nommées Siouxsie, Nina Hagen, Lene Lovich ou Toyah, mais Kate Bush n’est probablement pas née du bon côté des barricades. Portée sur les fonds baptismaux par un dinosaure, Gilmour, elle aggravera bientôt son cas en collaborant avec l’ex-Genesis Peter Gabriel, et sa musique est parfois empreinte des boursouflures théâtrales du prog-rock. Sa plus grande extravagance consistera en un show délirant au cours de l’année 1979, véritable gouffre à pognon avec une dizaine de musiciens, des danseurs, un light-show digne de La Guerre des étoiles et pas moins de dix-sept changements de costumes. Ce sera ainsi la première et dernière tournée de toute la carrière de Kate Bush qui, voyant poindre les années 80, préférera concentrer toute son énergie à la réalisation de vidéos mettant en scène son petit théâtre gothico-symboliste. La pochette de Never for Ever, en 1980, au dos de laquelle elle apparaît en chauve-souris, tout comme le clip de son second plus gros hit, Babooshka, sont autant de pièces à charge contre toute velléité de prendre cette foldingue au sérieux.
John Peel, faiseur d’opinion indie, ne sera jamais le dernier pour se foutre de sa gueule. Avec le recul nécessaire – un quart de siècle –, Never for Ever apparaît pour- tant comme la pierre fondatrice de cette tour d’ivoire dans laquelle Kate Bush va bientôt s’isoler pour tisser ses orgueilleuses tapisseries de Pénélope pop tout au long des eighties.
Ses chefs d’œuvres
Sa découverte du synthétiseur révolutionnaire de l’époque, le Fairlight, qui se programme tel un ordinateur et ébauche les premiers samples, lui permet d’élargir son éventail sonore en intégrant notamment des bruits domestiques – le fameux verre brisé de Babooshka ou les martèlements de talons hauts de All We Ever Look for.
Elle conçoit désormais chaque chanson à la façon d’une symphonie mi- niature dont les effets polyphoniques de voix semblent orchestrés comme des instruments à vents ou rythmiques. Camille n’a rien inventé. C’est également à partir de cette époque qu’elle produit et arrange la quasi-totalité de ses albums, ne laissant plus personne corriger ses visions, qui deviendront de plus en plus radicales sur The Dreaming (1982) et Hounds of Love (1985), deux albums illusionnistes, excessifs parfois, qui possèdent un réel pouvoir hypnotique si on ne s’arrête pas à leur seuil, c’est-à-dire aux vagissements parfois agaçants de leur locatrice ou à leurs façades clinquantes typiques des eighties.
Les chansons concassées, difractées, triturées jusqu’à l’extrême limite, telle est désormais sa marque de fabrique, foncièrement anticommerciale, même si elle sauve sa peau grâce à de puissants singles ovni comme Sat in Your Lap ou Running up That Hill. Il arrive qu’on la compare à Captain Beefheart, champion toute catégorie de l’exténuation rock. La seconde face épique de Hounds of Love, intitulée “The Ninth Wave”, emporte sur son passage ses dernières réticences à envisager l’écriture selon une forme opératique désormais beaucoup mieux adaptée à ses folles ambitions. Kate Bush s’est fait construire un studio à domicile, qu’elle utilise comme un trimaran parti à l’assaut du triangle des Bermudes. Les avaries sur sa carrière commerciale mettront dès lors pas mal de temps à se réparer. Vingt ans plus tard, la croisière plus confortable dans laquelle elle nous embarque ne doit pas faire oublier combien de fois cette fille a fait basculer la pop-music par-dessus bord.
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