Le musicien américain a cette année dépassé toutes les limites en s’aventurant sur le terrain de l’antisémitisme rance, après avoir multiplié les provocations complotistes. Un fond idéologique nauséabond qui ne vient pas de nulle part.
Jamais, de mémoire, nous n’avons vu plus spectaculaire descente aux enfers dans la pop culture que celle que Kanye West est en train d’effectuer. La glissade dans l’ignominie était certes déjà bien entamée, depuis des années, au moment où le rappeur administrativement renommé Ye a décidé de se rendre dans l’émission la plus nauséabonde du web complotiste américain, Infowars.
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Mais même en sachant dans quelle galère Kanye allait se fourrer, le résultat a dépassé tout ce que l’on craignait. À tel point que même l’hôte, l’abject Alex Jones – récemment condamné à verser un milliard de dollars aux parents des victimes de la tuerie de l’école primaire de Sandy Hook qu’il accusait d’être des acteur·ices, histoire de situer le spécimen – en a été sidéré et a tenté à plusieurs reprises de tendre des perches à son invité pour le sortir de la fange dans laquelle il s’enfonçait gaiment. En vain.
Un exemple, parmi les dizaines qui ont émaillé ces trois heures d’apparition lunaire en combinaison de motocross et cagoule intégrale :
– Kanye West : “J’adore Hitler. Il y a vraiment plein de trucs que j’adore chez lui.”
– Alex Jones : “Je sais, en tant que designer, que vous adorez les vêtements Hugo Boss, des super vêtements… Mais vous n’adorez pas Hitler…”
– Kanye West : “Si si, il y a plein de trucs que j’adore chez Hitler. […] Il avait l’air d’être un mec cool. Il avait un uniforme cool. C’était un architecte super cool aussi. Et il n’a pas tué six millions de juifs, c’est factuellement faux.”
Radicalisation express
Quand même Alex Jones apparaît plus mesuré que vous, c’est qu’il n’y a plus grand monde sur votre droite. Il y avait, de fait, une seule personne sur le plateau qui pouvait remplir cette fonction : Nick Fuentes, un néo-nazi de 25 ans avec qui le rappeur traîne actuellement plus que de raison. Et pour celles et ceux qui, ignorant les nombreux signes de radicalisation recensés depuis des lustres, continuent à mettre ces propos négationnistes sur le compte de la provoc malsaine ou de sa proverbiale bipolarité, Kanye a remis le couvert le 6 décembre chez un néo-fasciste notoire, Gavin McInnes (cofondateur des Proud Boys, dont certains membres sont en prison après l’assaut sur le Capitole du 6 janvier 2021), appelant les juifs à “pardonner Hitler”. Il insiste, donc.
Il faut écouter Ye. L’écouter comme on doit toujours écouter les fascistes. Et les prendre au sérieux. C’est triste mais c’est ainsi : les saloperies récentes de Kanye, pour “délirantes” qu’elles soient (le fascisme est un délire), forment une cohérence. Elles ne viennent pas de nulle part, et vont quelque part. Elles sont le résultat d’une sédimentation idéologique à partir de sources multiples mais connectées.
Et s’il y a quelque chose d’un peu réconfortant dans le changement de nom, de Docteur West à Mister Ye, qui permet de se raconter que le musicien de génie qu’on a tant aimé et le nazillon masqué sont deux personnes différentes, c’est hélas un leurre. On aimerait que ces deux lettres, Y et E, ne soient rien d’autre que le symptôme d’une surchauffe intime ; elles sont aujourd’hui le nom d’une idéologie qui, pour chaotique et syncrétique qu’elle soit, fait système, dans un monde – et une nation en particulier –, il faut le dire, particulièrement propice à de tels monstres de Frankenstein.
La question de la religion
On peut en déterminer trois piliers. Le premier est religieux, et c’est sur lui que repose l’essentiel de l’étrange “pensée” de Kanye West aujourd’hui. On le sait, le natif de Chicago a eu une révélation mystique en 2019 – peut-être un peu avant, mais c’est à ce moment-là, lors de la la promotion de son album Jesus is King, qu’il s’en est fait largement l’écho. “Jesus is king” est d’ailleurs une expression qu’il a plusieurs fois répétée lors de sa diarrhée verbale chez Alex Jones.
En bon chrétien “new born”, Kanye “aime tout le monde”, puisque “Jesus aime tout le monde”. Il aime Hitler, oui, mais il aime aussi les juifs. Il aime même celui qu’il accuse d’avoir orchestré sa campagne de “cancel”, le puissant agent Ari Emanuel, qui se trouve être juif. Mais ce n’est pas grave, puisqu’en lui parlant, Kanye saura dénicher et tuer le démon en lui. Grâce à l’amour, il saura le ramener sur le droit chemin, celui de “Jésus notre roi”. C’est peu ou prou ce qu’il a dit au micro d’Alex Jones, qui n’en revenait pas. Or cette parole n’est pas isolée. De nombreux pasteurs prêchent ce genre de discours aux États-Unis, et si ceux qui ont officiellement accompagné le rappeur dans sa reconversion sont un peu plus modérés (Joel Osteen, Adam Tyson), il s’est visiblement radicalisé.
Le conservatisme noir comme support
Le second pilier est politique (et en partie lié au premier) : il s’agit du conservatisme noir. C’est par l’entremise de la militante Candace Owens que Kanye a été exposé à ces idées et que s’est cristallisée sa récente vision du monde. La première fois qu’il a évoqué son nom en public, c’est par un tweet d’avril 2018, dans lequel il louait la “façon de penser” de la directrice du site Red Pill Black et animatrice du mouvement Blacks for Trump. C’était quelques mois avant d’aller discuter avec le président dans le bureau ovale, une casquette MAGA vissée sur la tête.
Plus récemment, c’est en compagnie d’Owens que Kanye a porté un t-shirt White Lives Matter lors d’un défilé à Paris le 3 octobre – le point de départ de son grand saut dans le vide. Au nom du conservatisme noir, Kanye West a d’abord expliqué sur TMZ que les Afro-Américains étaient des esclaves “par choix”, provoquant un premier tollé (qu’on pouvait encore mettre, à l’époque, sur le dos de son confusionnisme légendaire).
Au cours des dernières années, et notamment lors de sa candidature à la présidence en 2020, il a eu tout loisir de développer son idéologie. En somme, ses “frères” doivent sortir de leur “posture de victimes”, mener leur vie dans la “droiture morale”, sans alcool, sans drogue, sans sexe avant le mariage (et sans avortement), et surtout, pierre d’achoppement, “devenir riches” comme lui pour enfin être écoutés. Comme si son succès était réplicable par des millions de gens…
Il n’est guère surprenant qu’un tel discours ait permis à Kanye, même “cancelled” par les “élites libérales” (Adidas, Balenciaga, Vogue et la quasi-totalité des médias…), de devenir une idole conservatrice : il est interviewé par le tout-puissant chroniqueur de Fox News Tucker Carlson (qui a tout de même pris soin d’épurer ses propos les plus incendiaires), considéré par des élus républicains comme le porte-étendard du mouvement MAGA à l’égal d’Elon Musk et de Donald Trump, est invité à la table de ce dernier à Mar-A-Lago et bientôt patron du réseau social d’extrême droite Parler, que son propriétaire, le mari de Candace Owens, a failli lui revendre une fortune…
Le basculement dans le sectarisme
Mais patatras : Kanye s’est appuyé sur le troisième pilier, celui qu’on qualifiera de sectaire. Et il est soudain devenu radioactif. Même Donald Trump a dû prendre ses distances, sous la pression de ses soutiens juifs et israéliens, furieux qu’il ait accepté un négationniste comme Nick Fuentes à sa table.
La nouvelle obsession de Ye contre les juifs provient pour partie de la Nation of Islam de Louis Farrakhan, un vieux prêcheur islamiste, antisémite et suprémaciste noir (accessoirement soupçonné d’être coresponsable de l’assassinat de Malcolm X), sur qui Kanye rappait dans All Day en 2015 : “Just talked to Farrakhan, that’s sensei” (un sensei est un maître en arts martiaux).
Plus radicaux encore, les Black Hebrew Israelites expliquent quant à eux que les Afro-Américains sont les véritables descendants des Hébreux et que les juifs actuels sont des imposteurs, qui tirent toutes les ficelles dans l’ombre pour maintenant leurs victimes dans l’ignorance et l’esclavage, voire leur faire subir un génocide. À l’instar du basketteur Kyrie Irving (qui a partagé en octobre sur Twitter un lien vers leur documentaire antisémite Hebrews to Negroes: Wake up Black America), Ye est clairement sous l’influence de ce groupe lorsqu’il déclare à Piers Morgan en octobre : “Je suis une personne classée comme noire, je me classe comme juive. Je veux prouver que je suis avant tout juif. Faites vos recherches là-dessus. Notre culture nous a été arrachée.”
Nul ne sait combien de temps encore et jusqu’où va aller Kanye West dans sa traversée des enfers. Il est toutefois notable que dans les neuf cercles décrits par Dante, après le sixième, consacré à l’hérésie, le suivant est le cercle de la violence.
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