Avec son neuvième album solo, Kanye West livre le témoignage poignant d’une dévotion aussi touchante qu’ambiguë.
Les montagnes relèvent du sacré. Là où la Terre rejoint le Ciel, l’homme entre en contact avec Dieu. Kanye West ne le sait que trop bien. En 2013, le rappeur et producteur de Chicago mettait en scène sa rencontre fantasmée avec le Christ, sosie à l’appui, en s’avançant sur une imposante colline artificielle, érigée à chaque étape du Yeezus Tour.
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Aussi grotesque et mégalo qu’elle puisse paraître, la séquence était prophétique : Ye se présente désormais comme un pratiquant dévoué, Jesus is King, son neuvième album solo maintes fois repoussé, tient lieu de profession de foi, et la connexion divine s’est précisément établie au sommet d’un cratère volcanique.
Fin 2018, Kanye West se rend au nord de l’Arizona pour visiter le Roden Crater, propriété de son ami James Turrell, artiste américain réputé pour ses installations à ciel ouvert et son travail sur l’espace et la lumière. Le site, un ancien volcan qui s’élève à 1650 mètres d’altitude, abrite une œuvre monumentale. L’expérience est bouleversante. L’illumination se produit.
“Sur place, j’ai dû prendre un peu de recul et je me suis dit que mon seul moyen de m’approcher de ce que faisait James Turrell serait de le faire en musique, confie le rappeur dans une interview accordée quelques mois plus tard au journaliste David Letterman. Il est question de guérison par la lumière dans son travail. Je devais donc en apprendre davantage sur les sons qui soignent.”
La rédemption par les Sunday Service
Si Turrell aide à soigner par la lumière, West, encore profondément marqué par son séjour en unité psychiatrique de novembre 2016, veut aider à soigner par la musique. Soigner les autres mais surtout se soigner lui-même. Depuis son hospitalisation, où il avait été diagnostiqué bipolaire, il ambitionne de créer une Eglise. Comme une révélation, l’idée lui paraît alors évidente : s’en remettre définitivement à Dieu et au gospel pour trouver le salut.
Un mois après son excursion au Roden Crater (qui sera la figure centrale du film Jesus is King, accompagnant l’album du même nom), West inaugure les Sunday Service à Calabasas, enclave huppée des environs de Los Angeles où il réside avec sa famille. Chaque dimanche, il s’entoure d’une chorale gospel pour organiser des performances aux faux airs d’office religieux. L’ensemble s’empare des classiques du genre et revisite certains titres appropriés du patron (Jesus Walks, Ultralight Beam, Father Stretch My Hands…).
“Notre but était d’ouvrir nos cœurs et de créer une musique aussi pure et positive que possible, le faire pendant une heure tous les dimanches et offrir aux gens quelque chose qui leur permettrait de se retrouver et de se sentir bien avec leur famille”, détaille West à Letterman, au sujet de sa nouvelle occupation. Les Sunday Service s’exportent dans plusieurs villes des Etats-Unis, et sont même programmés au festival Coachella, en avril, pour célébrer le dimanche de Pâques.
A mesure que les sessions se multiplient, la foi de Kanye West devient indiscutable. Comme Bob Dylan avant lui, Ye se tourne radicalement vers le christianisme. A l’image du Slow Train Coming (1979) de l’icône folk convertie, Jesus is King inaugure la période born again du rappeur.
Désormais au service du Christ
Sa quête spirituelle, documentée en partie sur The Life of Pablo (2016), a semble-t-il trouvé son accomplissement. “Je suis au service du Christ, confirme West dans une interview pour Beats 1 à la veille de la sortie du disque. Mon boulot est de répandre l’Evangile pour que les gens sachent ce que Jésus a fait pour moi. Je ne suis plus un esclave, je suis un fils de Dieu, je suis libre pour le Christ.”
En ouverture de son neuvième album, Kanye cède sa place aux chœurs du Sunday Service afin d’introduire son message de manière formelle avec Every Hour. Le gospel, joué à vive allure, attise sa ferveur. “Dieu est le roi, nous sommes les soldats”, finit-il par lâcher sur Selah pour commencer ses cantiques.
Soutenu par un orgue d’église vrombissant, des chœurs imposants et une batterie martiale à la Black Skinhead (sur Yeezus, 2013), le rappeur débite un phrasé des plus frénétiques. “Tout le monde voulait Yandhi/Puis Jésus a fait la lessive”, poursuit Kanye. Les mots sont lourds de sens. Yandhi, l’album initialement prévu pour l’automne 2018 à la succession de Ye (2018), n’a pas eu d’autre choix que de s’incliner devant le Seigneur pour permettre à West d’accomplir sa mission.
Si plusieurs titres du disque avorté ont fini par fuiter sur le net, certains ont été repêchés puis nettoyés pour apparaître sur Jesus is King. The Storm est devenu Everything We Need en se délestant d’un couplet subversif de feu XXXTentacion. Chakras (Laws of Attraction) s’est mué en Use this Gospel, avec quelques modifications des interventions du duo Clipse, formé par Pusha-T et son frère No Malice, ressuscité pour l’occasion.
Un disque minimaliste
La religion a tout emporté. Les jurons et autres paroles explicites ont été effacés. Aucun blasphème ni obscénité ne sont désormais tolérés. Obnubiler par la vertu, Kanye West est même allé jusqu’à demander à ses collaborateurs de ne pas avoir de relations sexuelles avant le mariage lors de la conception de son album. Selon lui, le rap est “la musique du diable”, Jesus is King doit respirer la pureté.
Suivant cette logique, le disque donne dans le minimalisme. Malgré certaines fulgurances synthétiques comme celles du jeune producteur Pi’erre Bourne sur On God, quelques arrangements majestueux pour God Is et un solo du kitschissime saxophoniste Kenny G pour clore Use This Gospel, l’ensemble des titres est épuré. Chaque morceau repose sur les voix, le propos, et surtout l’émotion, intense, qui accompagne l’exploration de la foi du messager.
Au fil de l’album, vingt-sept minutes seulement, West expose ses difficultés à vivre selon les préceptes de la religion (Follow God), bénit le jour saint (Closed on Sunday), invite à la communion (Hands On) et étudie le pardon (Use This Gospel). Plus que tout, il ne cesse de clamer la grandeur du Seigneur et assume sa totale dévotion. “Je m’incline devant le roi sur le trône/Ma vie est la sienne, elle n’est plus mienne”, rappe-t-il sur Closed on Sunday.
Des références bibliques et un sample de Blow Job
Si West multiplie les termes “God”, “Jesus”, “Lord”, “King” à outrance et aligne les références bibliques à la limite de l’indigestion, sa sincérité ne s’en trouve pas moins biaisée. Avec On God, Ye manifeste sa survie en faisant allusion à l’accident de voiture qui a bien failli lui coûter la vie en 2003 et à son hospitalisation de 2016, qui renvoient à tous “ces instants où il aurait pu mourir”.
Plus loin, God Is offre le témoignage déchirant d’un Kanye West sauvé par la foi. La voix éraillée, trafiquée pour accentuer son émotion, il célèbre Dieu pour le remercier de lui avoir assuré son salut : “Tu ne seras plus jamais le même en faisant appel à Jésus/Il m’a sauvé, maintenant je suis sain d’esprit.”
En se tournant vers Dieu, le rappeur de 42 ans prétend avoir trouvé la paix. S’il explique être guéri, absous de ses péchés, Ye n’est pas totalement transformé pour autant. Derrière ses analogies bibliques, il continue à tenir des propos ambigus au sujet de l’abolition de l’esclavage dans ses nouveaux morceaux.
Il cite avec l’humour absurde qu’on lui connaît la chaîne de restauration rapide américaine Chick-fil-A, fermée le dimanche en raison des convictions religieuses de son fondateur, pour célébrer le repos dominical, s’interroge sur l’éventualité qu’Eve fasse du jus de fruit défendu au paradis (“Et si Eve avait fait du jus de pomme/Qu’aurait fait Adam ?”, questionne-t-il sur Everything We Need), et va même jusqu’à sampler Blow Job de Bruce Haack sur Water, titre pourtant centré sur le thème de la pureté, chanté en duo avec l’obscur Ant Clemons.
Derrière le God trip, l’ego trip
Ailleurs, Kanye crache sa haine des réseaux sociaux, de l’académie des Grammys ou encore du fisc, qui l’oblige à augmenter le prix de ses paires de Yeezy pour que “(sa) famille ne meurt pas de faim”. Alors qu’il appelle son prochain à prier pour lui sur le poignant Hands On, West règle ses comptes avec ses détracteurs. Au détour du morceau, il pointe du doigt la communauté chrétienne : “Qu’avez-vous entendu de la part des chrétiens ? Ils seront les premiers à me juger/Feront en sorte que personne ne m’aime.”
Du single Jesus Walks (2004) aux Sunday Service, en passant par Yeezus, nombreux sont ceux à avoir effectivement critiqué West et son rapport équivoque à la foi. Mais qu’il se rassure, malgré sa personnalité clivante, Ye est encore loin d’être totalement détesté. Douze heures après sa sortie, Jesus is King signait déjà le plus gros démarrage de l’histoire de la plateforme de streaming Spotify, en cumulant 38 millions de streams. A l’heure où l’on écrit ces lignes, il devrait trôner en haut des charts à la fin de sa première semaine d’exploitation avec 230 000 à 260 000 copies écoulées, selon les estimations.
Les albums de Kanye West ont toujours eu l’effet d’une exploration intime de l’esprit de leur auteur. Ces dernières années, ils sonnent comme des instantanés de ses obsessions. En 2018, Ye offrait un condensé express de la psychologie du rappeur vis-à-vis des maladies mentales et de son trouble bipolaire. Comme une ultime lubie à graver dans le marbre, Jesus is King aborde son rapport à la foi de manière brève et concise.
Born again assumé au service de Dieu, West continue alors d’attirer l’attention sur sa personne et reste indéniablement le personnage central et intouchable de son œuvre. Derrière le God trip subsiste l’ego trip. Kanye persiste et signe : “Je vous le répète depuis 2005, je suis le plus grand artiste de tous les temps, mort ou vivant.” Jesus a chassé le naturel. Yeezus revient au galop.
Jesus is King (GOOD Music/Def Jam/Universal)
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