Une musique luxuriante, humide et chaude : normal, ils s’appellent Jungle. Tout en suavité et en maniaquerie, ces Londoniens rénovent en profondeur la soul anglaise. Rencontre.
Les premiers contacts visuels avec Jungle – pochettes et vidéos pareillement marquantes – confirmaient ce qu’on entendait : ce groupe incarnait le son en mouvement perpétuel des quartiers sud-ouest de Londres. Tous leurs visuels mettaient ainsi en scène de jeunes Noirs tout en nerfs et caoutchouc, sapés pour une nuit de danse.
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La faute à Daft Punk
Sauf que… Quand on pénètre dans leur studio, ce sont deux jeunes Blancs qui nous accueillent. Stupeur. Mais les noms correspondent pourtant, quand ils se présentent sous les pseudos T et J. Une façon de plus de brouiller les pistes, même si très vite les langues fourchent et on sait que l’on parle à Josh – sosie surexcité de Zlatan – et Tom – chérubin surdimensionné. Quand on les interroge sur cet habile jeu de masques, ce goût des fausses pistes, ils répondent que c’est la faute de Daft Punk.
“Honnêtement, c’est mieux pour tout le monde de voir ces gens sur nos pochettes et nos vidéos que nous, non ?, rigole Josh. Nous ne voulons pas être connus, reconnus : on veut que Jungle soit connu. Daft Punk l’a très bien compris et ce groupe ne vieillira jamais. C’est le seul groupe qui pourrait envoyer deux figurants à sa place et assister à son propre concert ! L’idée, c’est de nous retirer, de laisser la musique faire le boulot.”
Quand on évoque Daft Punk, on ne parle pas seulement ici manipulation de l’image : de manière aussi en application, lors de ses concerts incandescents, le fantasme du dernier album des Parisiens. Soit une musique archipensée et séquencée, mais jouée par des muscles, des âmes et des nerfs, avec toutes les variations et déviations que ça autorise. Cette renaissance que le duo français appelait de ses voeux trouve sur scène une application concrète et particulièrement excitante.
Un funk à repeupler l’Angleterre
A l’écoute de tubes aussi indiscutables que The Heat ou Busy Earnin’, on peut même entrapercevoir, comme une maquette à échelle réduite, ce que donneraient Get Lucky ou Lose Yourself to Dance si seulement Daft Punk revenait au live en formation massive. D’ailleurs, Jungle offre sur scène, comme un hommage au disco et aux remixes 12” si chers au genre, une longue version vitaminée, voire amphétaminée de Lucky I Got What I Want qui donne envie là, tout de suite, de repeupler l’Angleterre.
Ceux qui trouveraient que le groupe se contente de rejouer à l’identique ses trouvailles chaudasses de studio seraient heureux de suer sur cette version en grande revue funk, nettement plus habitée, affolée et vivante que sa matrice. Avec ses basses rondes comme le boulard d’une go-go danseuse au Studio 54 et ses beats qui dictent le mouvement lascif des hanches, jusqu’à les déboîter, cette musique peut pousser à danser le mia. Car elle est funky, salace, moustachue, mais miraculeusement jamais rétro – ou alors rétrofuturiste.
Téléporter le studio sur scène
“Il fallait lâcher la bride sur scène, affirme Tom. Autoriser le passage de la maniaquerie au chaos, à la folie. Passer du cérébral au physique.” Quand on les découvre confortablement installés dans leur studio, on se dit que le passage au live a pourtant dû être, comme pour tant de groupes assistés par ordinateurs, un crève-coeur. Sauf qu’on se rend compte en les voyant travailler que l’accident n’est pas ici un ennemi, mais au contraire un guest très bien traité, auquel le duo laisse beaucoup de latitude. Tom :
“Nous utilisons le studio – le grincement de sa porte, des clés qui tombent, un paquet de chips qui s’ouvre – comme un instrument à part entière.”
Jungle a trouvé une réponse aux atermoiements des groupes incapables de passer du studio à la scène : il a téléporté son studio sur scène, poussant le vice jusqu’à chanter à travers ces filtres antipop que l’on ne voit généralement que dans les cabines de prises de son. A côté d’une armada analogique à l’ancienne – basses maltraitées, multitude de percussions, carillons de bouteilles vides ou guitare déformée –, le duo a aussi transbahuté ses programmations : le rack d’effets sous chacun des deux claviers ressemble à un tableau de bord d’Airbus A380.
Dance-music radieuse aux échos lointains
Quand on les interroge sur les origines tortueuses de leurs chansons, qui en abritent souvent plusieurs, ils répondent parfois par une chanson – Mos Def, Tinariwen, Eminem ou Chet Baker par exemple. Ou par des travaux pratiques, montant littéralement depuis une boucle ou un beat un nouveau titre en une poignée de clics frénétiques et de valses de blocs sur l’écran de l’ordinateur. La musique est leur première langue, même s’ils s’animent en se souvenant de la formation cocasse du groupe.
“J’avais 10 ans, se souvient Tom, et la famille de Josh a déménagé dans la maison d’à côté. Il a passé la tête par-dessus le muret, m’a dit bonjour et m’a demandé si je voulais racheter sa guitare cassée, avec une seule corde.” Josh enchaîne : “Depuis ce jour, nous sommes potes, on jouait aux Pokémon ensemble, puis on s’est mis à la musique comme on aurait pu se mettre au skate-board. Nous sommes devenus frères.”
Ensemble, Josh et Tom ont ainsi passé des années de gloutonnerie à tenter de percer les arcanes de la musique, du classique à l’electronica, des BO à la soul, du hip-hop au folk – “Je me suis pris pour Nick Drake pendant un an”, confie Tom, qui avoue une passion sans limite pour Bon Iver. Et tout cela disséminé, détourné, acclimaté à une dance-music radieuse s’entend par échos lointains sur le premier album du duo. Un monument antigris, antigrisou, qui offre à la vie morne une sortie de secours : “Le chant a toujours joué ce rôle pour nous”, affirment-ils quand on parle d’échapper à la réalité. Et d’une voix soul et étonnante, le duo chante bien à tue-tête, puissamment, charnellement.
Tom : “Dans la voiture, quand on partait en vacances en France, mes parents passaient des cassettes de reggae ou de Van Morrison et moi, je chantais déjà dessus sans retenue, je cherchais à comprendre les harmonies. On se lançait même des défis vocaux avec ma mère. J’ai ensuite fait partie de la chorale de l’école, mais je me suis fait virer : je chantais trop fort.”
L’apparente simplicité, mille fois travaillée
Gamins, Josh et Tom ne le savaient pas encore, mais la grande bâtisse en face de leurs maisons, dans l’Ouest londonien, abritait l’un des plus gros studios d’enregistrement du pays, le fameux Townhouse. “C’est dans notre rue que Blur a cassé une bouteille en verre pour l’intro de Parklife”, annoncent-ils fièrement. Pourtant, leur passion pour le studio vient d’ailleurs : d’un besoin d’évasion de cette suburbia pâle et terne. “Le studio, je m’y sens vraiment chez moi, protégé, affirme Josh. C’est comme un prolongement de mon cerveau. Et j’aime passer du temps dans ma tête… C’est une immersion totale, sans limites, loin du monde.” Tom enchaîne : “Ce qui rend le studio si rassurant, c’est cette impression de contrôle absolu de notre destin. Nos pochettes, nos vidéos, notre son, nous pouvons les maîtriser de A à Z.”
Effectivement, quand on les voit travailler, bichonnant des instruments vintage avec tendresse, on est estomaqué par la complémentarité, la joie, l’excitation mais aussi la maniaquerie des deux garçons, qui bâtissent sans un mot des morceaux largement plus gros qu’eux. “J et T, ils comptent pour du beurre. Seul Jungle compte. Il n’y a pas de ‘je’, il n’y a que ‘nous’”, disent-ils, avouant, sans même sourire, communiquer “par télépathie”. En les observant au travail, on mesure à quel point la simplicité, la fluidité apparente de cette musique est passée par mille méandres et labyrinthes.
“Tout est question de strates, confirme Tom. Ecoutez ce son de caisse claire (il presse le bouton)… Eh bien, il y a au moins sept couches qui se mélangent pour parvenir à ce résultat qui paraît très brut. Dedans, il y a notamment le son d’une canette de Coca écrasée à la main. Nous commençons par accumuler les sons, ensuite nous passons des mois à affiner, soustraire. Thom Yorke est un modèle pour ce travail d’édition.”
Des équilibres impossibles qui réinventent la soul anglaise
Pour le prouver, Tom sort une pile de carnets où sont consignés les pistes, sons et enregistrements. Sous forme de dessins, de hiéroglyphes, ces pages manuscrites constituent la seule trace tangible de ces enregistrements sans fin. “C’est un peu excessif, non ?”, sourit-il. Cette maniaquerie et ces carnets mystérieux en aide-mémoire, on les a déjà croisés dans un autre studio, en rendant visite à Massive Attack. Même si Jungle ne reconnaît pas la filiation, elle existe : les deux groupes ont inventé une soul anglaise à force de nuits blanches et d’équilibres impossibles entre sons éparpillés sur le spectre.
L’un et l’autre ont réussi à concilier urgence et suavité, canapé et dance-floor. L’un et l’autre ont, dès leur premier album, réconcilié underground et mainstream en une musique qui invente ses codes, rapidement identifiables. Une musique qui, si elle se contorsionne et joue le mystère comme un point d’interrogation, reste surtout un formidable point d’exclamation.
Concert le 18 juillet aux Vieilles Charrues (Carhaix)
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