Dans la dangereuse périphérie des variétés françaises, Julien Baer s’est construit une drôle de bicoque, à la fois lumineuse et pleine de sombres recoins, où ont été élevées les chansons érudites de son premier album. Un disque où Françoise Hardy papote avec Jean-Pierre Léaud, enregistré loin du Paris natal, dans le Los Angeles de tous les mythes, avec quelques papys rescapés des années Spector.
Ne pas chercher à rencontrer le Julien Baer chanteur hors de chez lui. Le monde des représentations, ce petit théâtre des vanités parisiennes, connaît bien la famille Baer, mais Julien ne le fréquente qu’en demi-teintes. Julien Baer adore les demi-teintes, celles qui habillent son premier album d’un luxe discret comme celles qui le protègent des relations trop brutales, trop vives pour être honnêtes. Julien Baer reçoit chez lui, donc, dans un appartement qui ressemble à ses chansons : frappé en plein c’ur par la lumière mais terriblement fermé sur lui-même, un piano droit dans un coin, une collection de vinyles dont on jurerait qu’elle vient de subir les outrages d’une classe de maternelle. Des 45t empilés sans pochette, un exemplaire de Face to face des Kinks en décomposition avancée, une compilation de Phil Spector adossée au pied d’une table basse, voilà tout ce qu’on aura osé surprendre parmi ce décor d’orgie. Mais que les choses soient claires : le premier album de Julien Baer n’aurait pas pu s’intituler Boire ou Baiser. Julien Baer y délie pourtant cette langue désarmée des lendemains de chaos, mais selon une grammaire prudente, méticuleuse et floue à la fois, qui ne laisse guère de souvenirs si on la croise à la hâte. Alors il faudra faire des efforts, ne pas se laisser bercer berner ? par ces musiques trop affables pour être foncièrement accueillantes. Tombées de falaises intimes déjà vieilles de trente ans, les chansons de Julien Baer nous feront croire à tout sauf à leur innocence. Et c’est mieux ainsi. A 18 ans, on doit encore tricher un peu, faire mine d’écarquiller un nombril de vécu : gymnastique inscrite au programme obligatoire du songwriting bourgeonnant et dont on remercie Julien Baer de nous avoir épargné l’ingrat spectacle. Mais si à 30 ans on possède déjà son lot de défaites, ses matchs nuls, ses victoires à l’arraché et ses triomphes, ce serait trop simple d’avoir seulement à entrouvrir ces vannes sentimentales pour tenir un auteur acceptable. C’est avant tout par sa justesse que Julien Baer s’est imposé, par son refus obstiné du mot de trop, de cette surenchère lexicale qui rend la chanson française souvent si désolante. Pourquoi Julien Baer et non, au hasard, Didier Sustrac ou Thomas Fersen ? On a juste envie de répondre parce que ! Faut-il à tout prix s’en expliquer ? Aussi parce que sa musique, dans le registre à haut risque des variétés, se distingue sans bruit de la masse par la seule force de son érudition. Julien Baer s’est gavé pendant des années des appétissantes victuailles servies à la cantine de luxe Tamla Motown, s’est enivré à même le cristal de Bacharach et à mille autres flacons du même millésime : Mancini, Simon & Garfunkel, Antonio Carlos Jobim, les Righteous Brothers… Un goût addictif pour les pop-songs, une obsession dévorante pour les hits universels, qui l’amèneront à connaître par c’ur le nom de chacun des ouvriers bâtisseurs du Wall of sound de Phil Spector : « Au départ, je ne m’imaginais pas du tout en chanteur mais plutôt en songwriter à l’américaine. Je me voyais au Brill Building de New York, entouré de Carole King et Gerry Goffin, Cynthia Weill et Barry Mann, je vivais dans un imaginaire musical complètement déconnecté de ma vie réelle. Les premières choses que j’ai faites, ce sont des chansons pour des chanteuses noires américaines vivant à Paris, des filles qui font le circuit des boîtes de jazz. Je composais des musiques un peu disco-soul et j’adorais ça, même si ça ne menait évidemment nulle part. Mon obsession, c’était les mélodies. Je ne m’intéressais pas beaucoup à la langue française avant de découvrir Ferré, qui provoqua en moi un choc aussi immense que lorsque j’ai découvert Phil Spector. C’est extra, ça ne véhicule pas les mêmes émotions que River deep mountain high, mais ça me met dans le même état second. Lorsque je me suis rendu compte de la difficulté d’écrire pour les autres, je me suis dit que j’allais chanter moi-même, à ma manière, avec mon registre de voix un peu limité. » Ce qui rend les chansons de Julien Baer si singulières, en dehors de leurs charmes d’apparence, c’est sans doute qu’elles ont mûri à l’ombre de géants, longtemps paralysées, totalement impuissantes à s’extraire d’un tel encerclement. Et au lieu de forcer vaille que vaille des remparts imprenables, elles ont su trouver d’elles-mêmes des issues de secours, des passages secrets entre les rochers pour finalement sortir une première fois à la hâte, suffisamment empreintes de leur illustre voisinage pour exister enfin, chétives mais entières. Saines, mais pas encore tout à fait sauves. L’album connut en effet une première mouture en 95 sous la patte du producteur Bertrand Burgalat, avec parmi les musiciens Louis Philippe et le guitariste de XTC, Dave Gregory. Seuls quelques reliefs de ces sessions primitives sont encore visibles à la surface du disque, sur le très Swinging London Juillet 66 et sur l’impressionnant Dérive. Tout le reste fut entièrement réenregistré un an plus tard, à Los Angeles, à la suite d’une rocambolesque perspective de lignes de chance : « J’ai débarqué à Los Angeles sur les conseils de mon manager, avec la vague intention de trouver des musiciens sur place. J’ai commencé par chercher un magnétophone par petites annonces. Je suis arrivé ainsi chez un monsieur d’un certain âge qui possédait un studio d’enregistrement et j’ai tout de suite remarqué un disque d’or de Bobby Darin, If I were a carpenter, accroché au mur, sur lequel il y avait inscrit « arrangé et conduit par Don Peake ». Don Peake, c’était un guitariste de l’écurie Spector, qui avait joué avec Sonny & Cher, Jan & Dean, bref, je connaissais son CV par c’ur. Et puis le téléphone sonne, c’était Jan Berry, de Jan & Dean. C’est là que je me suis rendu compte que j’avais Don Peake en face de moi ! Je ne pouvais pas laisser filer une occasion pareille, alors je me suis jeté à l’eau en lui parlant de mes chansons, du but de mon voyage. Il a accepté de relever le défi, alors qu’il n’était plus du tout dans la partie, sans doute parce que ça l’amusait de reprendre du service de cette façon. Il a appelé tous ses potes de l’époque, il n’avait pas revu certains d’entre eux depuis douze ans, et tous ont rappliqué, ravis eux aussi de tenter cette expérience curieuse. C’était très impressionnant pour moi, ça n’avait aucun sens : je me retrouvais là-bas, en studio, avec à mes côtés des gens comme Hal Blaine, le batteur mythique de Spector, qui jouaient mes propres chansons, c’était à la limite de l’incompréhensible ! » De ce rêve éveillé auquel il lui arrive encore de ne pas croire aujourd’hui, Julien Baer conserve pourtant une preuve palpable hormis des photos assez comiques de ces papys de légende en plein effort : ce premier album, qui s’écoute d’abord comme un souffle, s’installe à son rythme dans le quotidien, devient jour après jour diaboliquement indispensable. Passé l’exercice de départ qui consiste à jouer au bonneteau avec les citations la voix parlée nasillarde d’Yves Simon sur Marie pense à moi, les accords de Bonnie & Clyde sur 300 années-lumière , une fois concédé à Julien Baer son droit à l’emprunt, on conclut vite à cette évidence : au lieu d’un habile et cynique dépouilleur de cadavres, Baer est au contraire un parfait inconscient. Prétendre marier Gainsbourg avec les musiciens de Spector sans se retrouver au final écrasé sous la masse, oser livrer cette bataille que l’on donnerait perdue d’avance à cent contre un et s’en tirer indemne, voilà un pari qui prend racine dans la folie douce pour finir dans les coulisses de l’exploit. Lorsque Jean-Claude Vannier s’abaisse à tricoter des violons pour Pascal Obispo, on frise l’apoplexie. Lorsque Donald Peake se charge d’encadrer la cordée qui s’attaque aux sommets d’Une Femme seule, on est sûr de ne pas manquer d’oxygène : « La conception de ce disque a démarré dans la douleur, mais son épilogue a été sans cesse porté par une espèce de magie. A Los Angeles, on travaillait vite, on faisait deux titres par jour. J’organisais de petites séances avec les musiciens pour leur expliquer le sens des paroles afin de les impliquer totalement dans le disque. Ils étaient très attentifs, et moi j’étais mort de trouille (rires)… Je n’avais pas trop l’habitude de parler de mon travail. J’ai appris la musique seul, avec l’aide d’un orgue Bontempi à accompagnement automatique. Je m’appliquais à reproduire des tubes de Pat Boone, des choses entendues à la radio. Plus tard, mes parents m’ont trouvé un vieux piano aux puces. Je ne savais pas en jouer, alors j’appuyais à fond sur les pédales et il en sortait des sonorités délirantes, quasi spectoriennes. Et puis je lisais des articles sur des groupes dans Rock & Folk, notamment ceux écrits par Yves Adrien : c’est grâce à lui que j’ai entendu parler pour la première fois des Ronettes ou des Crystals. A une époque, un ami m’a fait écouter un disque de bossa-nova, celui de Stan Getz avec João et Astrud Gilberto, et j’ai compris qu’on pouvait faire des mélodies limpides avec des harmonies compliquées. J’ai décidé à partir de là de refaire ces choses à ma manière. » Les manières de Julien Baer n’agaceront que les foies jaunes, les hyènes insensibles, ceux qui ne voient en Jean-Pierre Léaud qu’un gommeux assommant, en Modiano qu’un calamiteux orateur. Le pire serait encore d’épingler, comme autant de papillons dont la beauté rendrait jaloux, ces textes qui disent les choses telles qu’elles sont, sans jamais recourir à ce petit commerce décalé dont la chanson française est devenue ces derniers temps une cliente assidue. D’une éducation bourgeoise où, dit-il, « on n’avait pas la télévision, pas de tourne-disques, seul ce qui était dans les livres comptait », Julien Baer a conservé une aversion pour les slogans, les formules, et n’en use jamais dans ses textes, pas plus que dans ses musiques. Aux gimmicks il oppose des choix de coloriages instrumentaux inédits, comme le violon tzigane qui hachure La Folie douce ou la harpe qui embaume Vie sur Mars. Deux instruments parmi d’autres qui soutiennent l’idée force du disque, à savoir un art de la fugue jamais aussi bien évoqué depuis Françoise Hardy : « L’idée poétique de dérive, d’évasion, m’est apparue récurrente dans mes textes lorsque je les ai relus. Tout ça est peut-être lié à cette envie que j’ai depuis longtemps de quitter Paris. J’ai toujours vécu ici, mes parents et mes grands-parents aussi. Lorsque je sors, j’ai l’impression d’habiter un village : je croise un tas de gens que je connais, ce qui n’est pas forcément agréable pour quelqu’un d’introverti comme moi. En fait, je me vois de plus en plus marié, avec des enfants, habitant la montagne. C’est presque devenu un but dans ma vie alors que, jusqu’ici, mon unique but était de faire un disque. J’ai dû sacrifier beaucoup pour ce disque, jusqu’à me séparer de la femme que j’aimais, pour me dire que je n’avais plus rien, pour pouvoir me raccrocher totalement et uniquement à la musique. Forcément, aujourd’hui ce disque symbolise un tas de choses pas très drôles que j’ai vécues mais il a aussi une valeur totémique : c’est un bilan de trente années concentrées en dix chansons. Peut-être que demain je changerai complètement et ma musique avec. Qui sait, j’écrirai peut-être des textes politiques, loin sur une île déserte. »
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Julien Baer (Polydor).
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