En deux pièces, la comédienne Julie Brochen est passée maîtresse dans l’art de mettre en scène des distributions uniquement féminines. Le Décaméron des femmes est une nouvelle preuve de son talent.
Avec son ventre rond, plein d’un bébé qui aura l’obligeance d’attendre décembre pour venir au monde, Julie Brochen attaque sa deuxième soupe de lentilles au foie gras, spécialité de la brasserie Polidor où elle se réfugie entre deux répétitions au Petit Odéon. A vrai dire, le bébé n’était pas prévu lorsque le Festival d’automne lui propose de monter une production à la suite de son Penthésilée et qu’elle décide de reprendre un travail initié deux ans plus tôt avec des élèves de l’école de théâtre de la rue Blanche sur Le Décaméron des femmes de Julia Voznesenskaya. Pas plus que n’était au programme le bébé de Marie Desgranges, collaboratrice et compagne de jeu de Julie Brochen, lui aussi bien au chaud depuis huit mois. Qu’à cela ne tienne : à ces six femmes qui accouchent du récit de leur vie dans le roman de l’écrivain russe, à ces jeunes accouchées mises en quarantaine dans une maternité et dont on ne voit jamais les petits, quoi de plus réconfortant comme compagnie que ces deux infirmières au ventre épanoui jouées par Julie Brochen et Marie Desgranges ?
Si elle avait accepté de mettre sur pied le projet qu’elle garde en elle depuis quelques années, Le Cadavre vivant de Tolstoï, la coïncidence de la vie et du théâtre n’aurait pu se produire avec tant d’à-propos. Mais Julie Brochen n’aime pas brusquer les choses et préfère de loin qu’elles s’imposent à elle. Quitte à se laisser surprendre : l’étudiante en lettres et philosophie a découvert le théâtre par effraction. Après quinze années passées sous le soleil du Midi, son père est nommé directeur du personnel… à la Comédie-Française. L’adolescente se glisse dans le noir de la salle du théâtre et suit les répétitions de Bérénice de Klaus Michael Grüber. Cette présence clandestine déterminera son avenir mais elle l’ignore encore, poursuit ses études universitaires et se met en tête de trouver une école de mise en scène.
Elle commence par suivre d’obscurs cours de théâtre en banlieue, puis ceux de l’atelier de l’amphithéâtre Richelieu à la Sorbonne où se singularise un dénommé Stéphane Braunschweig. A 18 ans, Jean-Pierre Vincent l’engage pour un petit rôle dans Le Faiseur de théâtre et lui conseille d’entrer au Conservatoire national d’art dramatique de Paris. Recalée la première fois, la deuxième tentative sera la bonne : elle suit les classes de Stuart Seide, Georges Lavaudant, Jérôme Deschamps, Stanislas Nordey, Piotr Fomenko, un stage d’Alexandre Kaliagine aux Amandiers de Nanterre et réalise que la meilleure école de mise en scène passe par l’apprentissage du jeu de l’acteur. « Mon travail permanent est celui d’une comédienne. Cela me permet d’avoir un temps de gestation très long pour créer mes propres mises en scène avec ma compagnie Les Compagnons de Jeu.«
Le Cadavre vivant de Tolstoï attendra donc encore un an au moins… Tandis qu’avec Le Décaméron des femmes, elle reprend le travail là où elle l’avait laissé, voilà deux ans, lorsqu’elle prit en charge ce groupe de six comédiennes de la rue Blanche qui n’avaient trouvé place dans aucun des autres ateliers. Le roman de Julia Voznesenskaya, publié dans les années 80, est écrit du point de vue de dix femmes retenues par une épidémie dans une maternité de Léningrad. Pour passer le temps, un temps en suspension, à l’écart de tous, chacune raconte sa vie. L’une d’entre elles, Emma, est metteur en scène et travaille sur le Décaméron de Boccace. Julie Brochen a choisi six récits, en fonction de la personnalité de ses comédiennes et travaille là où le théâtre a le plus de chance de ne pas se réduire à la fabrication d’un produit fini : « Antoine Vitez disait que le travail d’école est le plus beau qu’on puisse faire. C’est vrai que dans le travail, on n’achève rien, on prolonge tout le temps, on déconstruit et on recommence à zéro. Ici, je me sens à l’école plus que n’importe qui. » On comprend mieux son admiration sans bornes pour Piotr Fomenko, Grüber bien sûr, ou Alexandre Kaliagine. De même que le choix de ce Décaméron des femmes : « Pour exprimer la métaphore entre le théâtre et l’hôpital, on a dépassé la notion de personnage. Le rapport d’un acteur avec un texte provoque des déséquilibres. On parle souvent de l’artiste meurtri, en souffrance… mais je crois qu’il faut un sacré fond de bonheur en soi pour se lancer dans une aventure qui provoque inévitablement des failles et fragilise beaucoup. Avec ce roman, on essaie de développer le creux de l’accouchée avec celui qui se produit chez l’acteur lorsqu’il rencontre un texte. »
Les histoires ou les confessions de Valentina, Natacha, Zina « la zonarde » ou Emma donnent de l’épaisseur et des couleurs à l’espace blanc créé par la scénographe Lise-Marie Brochen (la maman de Julie). La salle du Petit Odéon est chamboulée de fond en comble, ses murs noirs allégrement blanchis, les fenêtres désaveuglées et les sièges des spectateurs prennent place à même le plateau, imposant un rapprochement entre la salle et le public qui s’accorde avec l’intimisme des récits par où s’échappent, interstices inévitables, les empreintes de l’Histoire et celles du régime communiste dans ses derniers hoquets. S’inscrivant dans le cadre des travaux d’école présentés par le Festival d’automne avec Klaus Michael Grüber et Patrice Chéreau, le projet de Julie Brochen met l’accent sur la nécessaire transmission au théâtre : « Dans leur travail de comédiennes, toutes les six accouchent de leur personnage. C’est leur bébé ! »
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