Dans l’histoire de la musique, on ne connaît pas de mutation plus spectaculaire. L’éternel outsider Julian Cope est devenu, en quelques années d’un mysticisme aussi opaque que comique, le plus invraisemblable personnage du rock anglais. Aujourd’hui établi dans l’ouest de L’Angleterre, près d’un extraordinaire site néolithique, l’auteur du fantasque 20 mothers nous invite sur des terres ancestrales pour une journée de découvertes, de recueillement et de franche rigolade.
Avertissement : le chemin qui vous mènera jusqu’au terme de cet article sera périlleux, sinueux, difficile. Vous ne trouverez pas ici les éléments incontournables de l’écrit rock « classique » – détails sur l’enregistrement du dernier album, composition du groupe, plat préféré du batteur-mais une succession de propos étranges et d’observations plus ou moins loufoques glanés au cours d’une journée parfaitement hallucinante sur les terres de Julian Cope, cet homme magnifique de folie douée et de poésie. Pour atteindre le point final de cet article, il vous faudra faire preuve d’humour et d’abnégation. Esprits étroits, sceptiques professionnels et cartésiens obsessionnels, vous pouvez, si vous le souhaitez, éviter ces pages.
L’action se situe en Angleterre, par une journée pluvieuse de septembre. Il est 10 h du matin, dans la grisaille de Calne – sur la route qui mène au pays de Galles -, et Julian Cope est introuvable. A quelle ânerie s’amuse-t-il encore, celui que les journalistes anglais ont appris à redouter pour ses pitreries légendaires ? Au départ, on pense à un vilain jeu de piste. A l’adresse du chanteur, seul un petit chien aux jappements comiques répond à nos coups sur la porte. Au bout de la ruelle, un type en bleu de travail avec des outils plein les mains s’amuse de nous voir piétiner ainsi devant chez Julian Cope – plus tard, on comprendra mieux pourquoi.
Inquiétude : on a quitté Londres au petit matin pour venir rencontrer le plus extravagant de nos héros dans sa campagne étrange et, pour toute récompense, rien d’autre qu’une porte muette. Pas drôle, la blague. Lorsque la grille s’ouvre enfin sur un petit jardin repu de jouets en plastique de toutes les couleurs, c’est pour laisser apparaître une jeune femme blonde avec une petite fille dans les bras. « Je suis là pour m’occuper des enfants. Je ne sais pas où est Julian : il est parti très tôt ce matin et m a demandé de vous donner ça. » Elle nous tend une carte routière accompagnée d’une petite lettre. Sur la carte, Cope a tracé quelques flèches ; sur la feuille, le nom des villages à traverser pour le rejoindre. Et puis, ces quelques mots à l’encre violette : « Je suis parti répéter avec mon groupe – on est vraiment à la bourre avec cette tournée qui commence dans quelques jours. Venez vite me rejoindre. « Là, tout s’écroule : la perspective de passer plusieurs heures avec l’oiseau, le bonheur de le voir évoluer dans cette campagne du Wiltshire qui, selon ses dires, aurait changé sa vie, tout cela est donc bêtement remis en cause par un emploi du temps assassin. On a beau foncer sur des petites routes étroites bordées de maisons minuscules et austères, on sait déjà qu’en arrivant dans la fermette qui sert de repaire au groupe de Julian Cope, le temps nous sera compté. On se prépare même à l’idée de devoir affronter un chanteur stressé, désagréable, un type qui aura forcément la grosse tête après son passage à Top of the Pops la semaine précédente. Non, là, évidemment, on plaisante : penser que Julian Cope pourrait être contracté et antipathique est à peu près aussi stupide que d’imaginer l’abbé Pierre en string fluo sur la plage du Carlion. Lorsqu’il apparaît enfin pour venir à notre rencontre, Julian Cope affiche donc – comme prévu – un gigantesque sourire, les bras tendus dans l’un de ces gestes d’amour universel qu’affectionne le public de Perdu de vue. Sans perdre une minute, il traîne sa grande carcasse tordue dans la chaleur d’une pièce qui sert de foyer et nous offre du thé. « Bon, comme vous l’avez remarqué, nous avons beaucoup de travail. Mon groupe et moi sommes là depuis 8 h ce matin, et ça fait trois jours que ça dure : on répète à peu près dix heures par jour, avec une petite pause pour déjeuner. Les concerts que nous donnerons dans les prochaines semaines vont durer trois heures, alors, forcément, la liste des morceaux à étudier est interminable. »Chez n’importe qui, ce genre de propos serait livré dans la douleur, sous quelque grimace d’angoisse et d’embarras. Mais chez Julian Cope, la notion de « souci » n’existe pas. Il parle sereinement, trop heureux de pouvoir consacrer tout son temps à sa musique pour songer un instant à larmoyer sur son pauvre sort.
« J’ai envie de botter le cul à tous ces merdeux qui passent leur temps à dire que la vie sur la route est difficile, qu’ils ont dû tout sacrifier pour faire du rock. On a une chance formidable de pouvoir faire ce boulot. Se lever à 7 h du pour aller répéter est une bénédiction pas un sacerdoce. »
Très vite, Julian Cope nous rassure sur le déroulement de la journée. Il va d’abord retourner auprès de ses musiciens pour régler quelques ultimes détails sur une chanson, après quoi il les laissera répéter sans lui, en version instrumentale.
« Pendant ce temps, nous aurons tout loisir d’aller nous balader chez moi, dans mon coin sacré, vous savez, là où sont les pierres. »
Ça y est, il l’a dit : nous irons donc voir « les pierres », ces fameux alignements préhistoriques qui font la réputation du Wiltshire, et plus précisément de la région d’Avebury. Depuis plusieurs années, Julian Cope s’y rend tous les jours pour d’interminables promenades sur les plateaux qui cernent le lieu mythique. A l’en croire, c’est même la découverte de cette région et de ses trésors cachés qui aurait redonné un sens à l’oeuvre de l’ex-Teardrop Explodes. « Tout a commencé en décembre 1989. Avant cette date, je m’emmerdais, je tournais en rond. Depuis j’exulte :je suis devenu un autre homme. Vous comprendrez mieux en voyant par vous-mêmes. Dépêchons, je ne peux plus attendre. » Et le voilà parti vers sa voiture, à l’autre bout d’une petite cour boueuse, les bras au ciel et la tête chavirant de bonheur. « Vite ! Vite !Je sens les pierres qui m appellent ! »Il sera parfaitement inutile de lui demander d’être prudent en lui faisant remarquer qu’il boite déjà. « Rien de grave : j’ai juste cassé une voiture il y a trois jours en me rendant à Avebury. Vous comprenez, j’avais vraiment besoin d’aller là-bas, alors j’ai pris un virage un peu trop vite. La chaussée était glissante, alors badaboum, je me suis retrouvé dans le fossé. » Là encore, c’est un bel éclat de rire qui vient ponctuer sa phrase. Après tout, détruire une voiture – la deuxième en dix jours, nous dira-t-il plus tard-, ce n’est vraiment pas grave. Pour les besoins de cet article, il faudra donc parcourir une quinquagénaire de kilomètres assis à la gauche de Julian Cope, dans une Ford Fiesta de location qui ne satisfait qu’à moitié son conducteur ? « trop lente, trop dure, et je me mélange les pieds dans les pédales »-, sur les routes sinueuses et humides qui traversent le Wiltshire. A ce moment-là, on se dit que traverser la Corse aux côtés de Michèle Mouton ne serait pas forcément plus désagréable… Ce qui dérange un peu, dans la conduite de l’hurluberlu, ce n’est pas tant la vitesse- « Bon sang, elle n’a rien dans le ventre, cette bagnole », grognera-t-il en dépassant un camion en pleine agglomération – que cette tendance jusqu’alors inconnue à piler sans raison apparente. A peine plus drôle, cette manière qu’il a de lâcher le volant pour dessiner des deux mains les formes amples dolmens et menhirs qu’il nous emmène voir.
Cope a freiné brusquement pour ranger la voiture sur le bas-côté et, maintenant, il s’agite comme un damné en pointant le doigt vers une lointaine colline. « Voilà, tout commence ici. Ça, c’est l’extrémité sud du site, le chemin utilisé par les pèlerins qui venaient au temple en arrivant par la Manche. » Sans Julian pour guide, nous n’aurions rien vu d’autre qu’un vague layon caillouteux, un sentier pour les vaches du coin. Pourtant ? et des livres nous le confirmeront plus tard -, il s’agit en effet de la plus vieille artère recensée en Europe. « Vous imaginez ça ? II y a six mille ans, des hommes et des femmes venaient à Avebury depuis leur lointaine province en utilisant cette route. C’est un endroit miraculeux : la terre se souvient de toutes ces destinées, de tous ces gens qui sont passés par là. Il y a ici -dans les arbres et dans l’air, dans les pierres – une force, une énergie, que vous ne trouverez pas ailleurs, pas même à Stonehenge. » Deux touristes en survêtement sortent d’une voiture rangée un peu plus loin, s’approchent et échangent quelques mots, se demandant sans doute qui est ce type étrange habillé de fluo et qui gesticule, s’agenouille, se relève brusquement, replonge et gratte la terre avec ses ongles. C’est que le couple ne connaît probablement pas la pochette de Fried, le second album solo de Julian Cope – qui le montrait affublé d’une carapace de tortue, le nez colle dans la gadoue. Sinon, c’est sûr, la dame ne glousserait pas comme ça. Alors qu’ils s’éloignent à petits pas, Cope reprend son exposé, après s’être frotté les mains sales contre ce qu’il lui reste d’un T-shirt passablement attaqué par les mites. Il nous parle de lieux aux noms magiques- Ridgeway, Knap Hill, Allington Down, Adam s Grave – avec la précision d’un guide de musée. « Il faut bien comprendre que cette région n’est devenue ce qu’elle est aujourd’hui que grâce à notre mère à tous, Dame Nature. C’est elle qui a dessiné ces collines, façonné ces coteaux, creusé ces vallées afin de protéger Avebury. L’alignement de pierres le plus important, celui qui constitue le c’ur du temple, se trouve au centre de toutes ces collines. Pour l’atteindre, il faut forcément passer les buttes, puis les vallées, suivre un chemin initiatique difficile mais hautement ratifiant. Moi aussi, il m a fallu plusieurs semaines d’efforts avant de comprendre cet endroit, avant de toucher au but. Mais voilà : j’ai une chance énorme, celle de pouvoir consacrer toute ma vie à ces lieux, alors que les archéologues classiques ne viennent ici que quelques heures chaque dimanche. Eux mettraient des années entières à découvrir ce que j’ai découvert en quelques mois. Pour moi, la communion avec cette terre est devenue une mission, ma raison d’être. Je viens ici tous les jours. Je pars sur les collines, je marche pendant des heures et là, je découvre des choses formidables. » On pourrait croire Julian Cope en proie à un vilain délire, à une folie passagère, si l’on ne savait déjà qu’il travaille depuis trois ans à l’écriture d’un volumineux essai historique sur la région. Près de cinq cents pages seraient déjà rédigées – et auraient donné lieu à une première lecture parmi les plus hautes compétences archéologiques du pays, lesquelles auraient retourné son manuscrit à Julian Cope en l’encourageant chaudement à poursuivre. « Mon livre va mettre tout le monde sur le cul ! Le dernier véritable ouvrage de référence sur Avebury date du début du siècle dernier et, à l’époque, les archéologues se plantait sur un tas de choses. Le travail que j’ai entrepris servira aux générations futures. Je sers de relais, je passe le témoin. Dame Nature m a appelé à elle pour que je transmette son message. » Dans quelques jours, la famille Cope quittera le bourg de Calne pour venir s’installer ici.
Définitivement ? « N’allez pas imaginer que ma passion pour ces lieux soit un feu de paille. Il y a assez de recherches à entreprendre ici pour occuper mes trente prochaines années. Les râleurs qui prétendent que la vie est ennuyeuse sont des idiots : forcément, ces abrutis-là restent enfermés toute la journée, ne sortent que le soir pour aller se soûler comme des porcs. Ils devraient peut-être essayer de venir voir le lever du soleil à Avebury, ça leur ramonerait le cerveau. Moi aussi, j’ai connu ma phase existentialiste, comme tous les intellos foireux. Quel petit prétentieux j’étais ! »
Voici donc Avebury, enfin visible après deux heure d’attente- et d’intarissables explications sur les us et coutumes de nos ancêtres les néolithiques. On accède à la petite ville par le nord, après avoir longé une somptueuse avenue de menhirs, l’ancien axe principal. Encaissée dans une petite vallée ronde, Avebury semble intouchable, comme figée dans le temps, affichant une beauté troublante, même sous la pluie automnale. Sur un diamètre de quatre cents mètres, des pierres gigantesques tracent un cercle extraordinaire – le plus grand alignement sphérique d’Europe. Julian Cope est ici chez lui : plus de mille fois, il a foulé les pelouses grasses qui mènent au c’ur du temple et, pourtant, il est aussi intenable qu’un marmot devant une confiserie. « Regardez comme c’est beau ! Vous rendez-vous bien compte que ces pierres pèsent plus de vingt tonnes chacune ? Dans les vieux livres, on raconte qu’il fallait deux cents hommes pour descendre chaque pierre depuis la colline – à deux kilomètres d’ici. Mais moi, j’ai trouvé comment ils procédaient : en vérité, ils faisaient glisser les pierres le long de la pente pendant l’hiver, avec de la glace. Et il a fallu que ce soit un type comme moi qui découvre ça! Moi, un ancien punk ! »
II est hilarant, Julian Cope, lorsqu’il souligne ainsi les contradictions cocasses qui l’habitent. Lui, l’ancien leader de Teardrop Explodes, teignes de Liverpool en blousons de cuir noir, aujourd’hui « porteur d’un message d’amour », sait rire de ses erreurs comme nul autre. « C’est quand même marrant, non ? II y a vingt ans, on passait notre temps à râler contre tout le monde, à détester la terre entière. On voulait casser la gueule à tous les hippies, brûler leurs fringues en toile merdiques. Et aujourd’hui, le baba, c’est moi ! II m a fallu trente ans pour comprendre que notre seul dieu, c’est la Terre. Les premiers hommes ne connaissaient d’autres divinités que Dame Nature – tous les dieux qui sont apparus par la suite dans l’esprit des hommes sont des imposteurs. La Terre est notre unique maître : c’est elle qui décidera de tout. Moi, j’ai compris ça en 1989. Le 22 décembre, précisément. » On touche au but. Cette fois, Julian Cope va tout nous expliquer : pourquoi il vit ici, en parfaite union avec les roches et le vent ; pourquoi ses disques récents sont habités par le souffle de la terre ; pourquoi le petit rocker aux cheveux bien taillés, celui de Trampolene, de St Julian, a offert son corps à la science (naturelle). « Ce soir-là, le 22 décembre, je me trouvais sur les marches de la maison d’une amie. En descendant, j’ai voulu dire un truc à ma femme et je me suis retourné vers elle en tendant le bras. Et là, d’un seul coup, tout s’est arrêté, le temps s’est figé brusquement et j’ai eu ma première vision. Mon esprit s’est éloigné de mon corps, s’est élevé de quelques mètres au-dessus de l’escalier et, pendant quelques secondes, j’ai donc pu m’observer sous un angle que je ne connaissais pas. Ce que j’ai vu était effrayant : j’étais en feu, là, dans l’escalier, mais tout en restant immobile, impuissant. J’ai compris que cela signifiait que ma vie n’allait nulle part, quelle était menacée si je ne réagissais pas très vite. Lorsque cette vision s’est arrêtée, j’ai repris possession de mon corps et nous sommes rentrés chez nous. Le lendemain, j’ai senti que les pierres d’Avebury m appelaient. Alors je suis venu. «
Julian Cope parle d’une voix chaude et posée, comme s’il vous faisait la lecture d’une recette culinaire. On lui demande s’il a bien conscience d’aborder là des sujets pour le moins singuliers. « Il n’y a rien d’extraordinaire à parler de ces phénomènes : les visions existent ! Ce que je trouve assez loufoque, c’est que des millions de gens l’ignorent. Moi, j’ai accepté l’idée que la terre était plus forte que moi et que je devais me mettre à sa disposition. Je ne suis plus qu’un vecteur, un messager, un druide. J’ai ouvert mon âme, je me suis transformé en récepteur : désormais, les visions affluent -quasiment une par sortie à Avebury. Normalement, il faut marcher une heure ou deux, s’abandonner à la nature. Et là, boum ! La terre me parle: je m’élève d’une dizaine de mètres et je vois un petit garçon avancer dans la lande, gambader à travers les prairies. C’est un spectacle très doux, qui m’indique que je suis en paix. Ce petit garçon qui court, c’est moi en pleine innocence, l’enfant qui respecte la terre… Parfois, c’est un peu plus spectaculaire. Il m arrive de prendre feu et de fusionner avec le centre de la terre. Il m arrive aussi de sentir mes jambes s’enfoncer dans le sol, comme de gigantesques racines qui partent rejoindre le magma. D’autres fois, je sens un énorme force vitale qui m’envahit, comme un torrent de boue qui entre par une oreille, circule dans tout mon corps et ressort par l’autre oreille après quelques secondes. J’ai l’impression de devenir une sorte de réservoir à émotions, rempli par un pompiste de l’espace. Dans ces moments « là, je me sens intouchable, unique :je suis l’élu. N’essayez pas de venir me parler, je serais sans doute très désagréable. » Il enchaîne alors sur un interminable exposé – sur ce qu’il appelle son « troisième œil », dessinant la chose de forme octogonale sur une feuille de papier. On ne comprend pas tout. « Tout ce que vous devez retenir, c’est que cette région m a révélé. Sans elle, je n’aurais jamais pu enregistrer mes derniers albums. Lorsque je quitte la lande pour retourner chez moi, il m arrive très souvent d’entendre des mélodies. »
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