Historienne et sociologue de la musique, Julia Pialat sort chez Séguier un bouquin dense et fascinant sur l’histoire chahutée du label Ed Banger Records, avec moult entretiens. Sans s’échiner à détruire le mythe, elle situe, interroge et remet en perspective ce pan entier et fondamental de l’histoire des musiques électroniques en France. Rencontre.
C’est au tour de la génération Ed Banger de prendre la parole. Julia Pialat, historienne et sociologue de la musique née en 1993, diplômée de l’EHESS, a pris Justice et toute la clique de Pedro Winter en pleine face à l’adolescence. Biberonnée au son de la turbine, elle décide de faire sa thèse sur les musiques électroniques françaises à l’heure où les chercheur·euses s’intéressaient davantage à la sociologie du rap.
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En résulte Ed Banger Records, In Party We Trust, paru chez Séguier. Une histoire fascinante suivant le parcours crossover de Pedro Winter et peuplée de protagonistes iconoclastes qui pour la plupart, d’Étienne de Crécy à Alan Braxe en passant par Paul Hahn, producteur de Daft Punk, témoignent et remettent en perspective certains fantasmes qui entourent cette bulle qui continue de rayonner dans le monde entier. Rencontre.
Pourquoi avoir voulu t’intéresser spécifiquement à cette période de l’histoire des musiques électroniques en France, allant du début des années 1990 à la fin des années 2000 ?
Julia Pialat – Je voulais travailler sur les musiques électroniques, mais d’une manière qui n’avait pas encore été abordée. Il y a beaucoup de travaux sur les raves et le rapport de répression avec les autorités publiques, très liés à la science politique dans leur approche, et il n’y avait rien sur la période post-rave, c’est-à-dire à partir du moment où la musique rentre dans les clubs et s’industrialise. Autrement dit, quand les industries culturelles et créatives, et donc les majors du disque, s’intéressent à elles. C’est un moment qui correspond à l’apparition de ce qu’on a appelé la French Touch. À l’époque, on m’avait encouragée à écrire un mémoire sur un label, et j’avais choisi Ed Banger, ce qui avait donné lieu à une petite thèse, puisqu’il s’agissait d’un mémoire de 200 pages très dense. Le livre est né de ça.
En tant que chercheuse, mobiliser les outils de la recherche, et plus particulièrement ceux des études sur les subcultures, t’a t-il permis de ne pas tomber dans le portrait hagiographique d’Ed Banger et de son fondateur, Pedro Winter, qui jouissent d’une aura presque mythologique aujourd’hui ?
Pour commencer, c’est une histoire qui a déjà été très racontée, même s’il n’y a pas eu de livre sur le sujet, ce qui m’étonnera toujours. L’idée n’était donc pas d’enfoncer des portes ouvertes, surtout que je me suis rendu compte qu’il y a un narratif très construit par Pedro, qui est un pro du storytelling. Je me suis même rendu compte en travaillant sur ce livre qu’il est très difficile de sortir de l’histoire telle qu’elle a été racontée et reracontée. Je voulais avoir mon propre regard. Or, je pose un regard plutôt politique sur les choses. J’aborde la French Touch et Ed Banger avec une approche sociologique, parce que pour moi, ce sont des phénomènes de société, des faits de société qui dépassent l’aspect musical. Je ne suis pas du tout musicologue, même si j’ai pu parler avec des musiciens et des ingénieurs du son qui m’ont éclairée. L’idée était donc d’analyser ce que ces phénomènes disaient de l’époque et de comprendre comment un tel phénomène musical a pu naître dans une société donnée, à un moment donné.
Mine de rien, Ed Banger a 20 ans. S’intéresser à la période post-rave et à l’histoire de ce label, c’est aussi parce que tu ne fais pas partie de cette génération qui a grandi avec les raves, justement.
Ed Banger a été la bande son de mon adolescence et comme beaucoup, j’ai pris ça en pleine face. Mais ça aussi été ma porte d’entrée vers les musiques électroniques en général. C’était la musique que l’on diffusait partout. Quand j’étudie la French Touch à travers la deuxième période, c’est un peu comme les gens qui découvrent le rap aujourd’hui, qui se rendent compte qu’il y a un rap plus old school et qui décident d’aller écouter les premiers Oxmo Puccino parce qu’ils ont d’abord connu Benjamin Epps.
D’ailleurs, le livre ne revient pas aux racines de la musique électronique.
Le début du livre est très axé sur l’histoire de Pedro Winter et je ne m’éloigne pas trop de ça. Quand j’aborde des choses plus anciennes, c’est toujours en rapport avec lui. Mais ses références à lui sont plutôt Rick Rubin, Beastie Boys. Ce n’était pas pertinent de m’étendre davantage sur l’histoire de la musique électronique. Un journaliste anglais, Martin James, a fait un livre sur la French Touch (French Connections: From Discotheque to Daft Punk – The Birth of French Touch, paru en 2003, ndlr.), qui remonte jusqu’aux pionniers, et on le lui a reproché. Pourquoi pas faire une grande odyssée comme ça, mais c’est énormément de boulot. Là, je me suis déjà privé de tellement de matière.
La force du livre réside dans cette capacité de mettre en lumière les conditions et les paramètres qui ont permis l’émergence d’un label comme Ed Banger.
Comme tu le dis, ce n’est pas un portrait hagiographique. C’est un livre d’analyse, qui n’a pas vocation à être élogieux comme cela peut souvent être le cas, notamment quand on parle de Daft Punk par exemple, autour desquels on entretient une forme de mythification et de nostalgie. Le but ici était de comprendre comment, et c’est toute la trame du livre, un mouvement underground est passé au mainstream.
Il y a tellement de protagonistes et tellement de faits, que c’était important qu’il y ait cette colonne vertébrale, qui ne soit pas seulement celle du récit de la vie de Pedro Winter ou du label. L’idée était de situer ça dans toute l’histoire des musiques électroniques françaises, en croisant Étienne de Crécy, par exemple, qui a un regard très intéressant, l’ingénieur du son Alex Gopher ou encore Alan Braxe, qui parle peu mais dit des choses très pertinentes.
Alan Braxe est très inspirant, quand il dit dans ton livre qu’il “vaut mieux un morceau mal mixé qui procure une émotion qu’un morceau bien mixé qui ne procure rien d’autre que la satisfaction d’un bon mix”.
Plusieurs personnes m’ont parlé de ce passage, je le lui ai dit et il était même surpris. Ce qu’il dit, tu peux l’appliquer à tout, finalement.
Revenons à la figure de Pedro Winter, qui représente une forme de crossover de toutes les subcultures skate, heavy metal et électronique, qui feront du label Ed Banger un label à part dans l’histoire des musiques électroniques françaises.
Premièrement, je ne voulais pas me substituer à une autobiographie, qu’il écrira très certainement un jour. Je n’ai choisi que des éléments éclairant quant au devenir d’Ed Banger, je ne dévoile rien de sa vie. C’est axé sur ce qui a donné du sens à la suite de son parcours et celui du label. La manière dont il a formé ses goûts et comment ça a impacté le label, ses expériences professionnelles, quelles ont été les rencontres déterminantes, auprès de qui il a appris. Le livre retrace des liens de trente ans. Son rapport avec Emmanuel de Buretel (patron du label indépendant Because Music, ndlr.), par exemple, qui est son partenaire depuis les débuts.
J’ai interviewé Pedro à plusieurs reprises, qui a un discours déjà bien rodé. C’était donc intéressant de croiser les regards, et notamment d’aller auprès de gens de l’ombre qui n’ont pas forcément l’habitude de s’exprimer. J’ai demandé à plein de gens, dont Alain Artaud et Maya Masseboeuf, des anciens de Virgin, j’ai eu la chance de parler à Daniel Vangarde (musicien et père de Thomas Bangalter de Daft Punk, ndlr.), qui m’a expliqué beaucoup de choses concrètes.
Tout ça a aidé à établir un portrait un peu plus nuancé, même s’il y a plein de choses qu’on ne sait sans doute pas et qu’on ne saura jamais. C’était d’autant plus nécessaire qu’Ed Banger est un phénomène pluridisciplinaire. Tout le monde le sait, on l’a tous vécu. C’était les vêtements, c’était Club 75, c’était Colette, l’art contemporain, l’édition de livres, ça partait dans toutes les directions. Comme dans le hip-hop, on a très bien compris qu’il ne s’agissait pas que de rap. J’envisage les musiques électroniques de cette manière. Il fallait que ça ressorte et Pedro incarne cela.
Tu montres aussi que, structurellement, Ed Banger a aussi été possible à cause de la crise du disque à la fin des années 1990, début 2000, qui a vu les grandes maisons de disqueq perdre certains de ses directeurs artistiques, partis monter des structures indépendantes qui ont continué à porter les valeurs de la French Touch, autrefois portées par des majors comme Virgin.
En sociologie, on voit que dans l’histoire des courants, il y a toujours un moment d’industrialisation de ces courants, accaparés par les majors. Les pionniers ne s’y retrouvent plus et soit ils font sécession et forgent leur propre courant, soit ils font autre chose. Les chemins se croisent, c’est une constante. C’est donc normal que de nouveaux courants soient nés des cendres de la French Touch, en rejet de l’industrialisation du phénomène. Comme l’électroclash, qui a été un pied de nez.
Quand tu parles aux gens de la French Touch, ils te disent tous que quand Vitalic est arrivé, il a rebattu les cartes. Et, effectivement, avec la crise du disque, il y a eu tout un chamboulement, qui n’a pas impacté Daft Punk, par exemple. Il se passait plusieurs choses en même temps, c’était une période de grosse mutation. Les gens qui arrivaient à la tête des maisons de disques avaient des impératifs de rentabilité, ce qui perturbait les directeurs artistiques qui ne pouvaient plus investir de manière expérimentale. Certains projets ont été délaissés. Il y a eu un appel d’air et certains en ont profité pour monter leur structure. Des DA comme Marc Teissier du Cros ont monté leur propre label (Record Makers, label de Sébastien Tellier et Kavinsky, ndlr). En tant que créatif, il peut signer ce qu’il veut et éclore, d’une certaine manière. C’est aussi ce qu’il s’est passé avec Kitsuné, Ed Banger, Tricatel ou encore Born Bad.
Le livre revient également sur les liens qui unissent Ed Banger et le label Because Music, d’Emmanuel de Buretel, qui a participé chez Virgin à l’éclosion la French Touch en signant notamment Daft Punk.
Emmanuel de Buretel a toujours voulu monter des labels laboratoires. À titre d’exemple, quand il est arrivé chez Virgin en 1986, il a monté quelques années plus tard Delabel. Ed Banger était donc une continuité pour lui, de la même manière qu’il avait pris en licence Phantasy Sound, le label du DJ londonien Erol Alkan, qui a notamment sorti des artistes comme Connan Mockasin. De Buretel dit qu’il est là pour offrir des structures à des labels et à des créatifs.
Au-delà de son côté créatif, Pedro Winter est devenu un entrepreneur à succès dans le paysage musical français, en diversifiant ses activités, par exemple, à l’américaine. Il a même été critiqué, accusé d’être dépolitisé en quelque sorte.
Lui se défend d’être un entrepreneur. Ed Banger a fait entrer cette diversification dans les mœurs. Pedro Winter a créé un modèle avec le merchandising au moment où les revenus des maisons de disques se diversifiaient, en décomplexant les collaborations avec les marques. Tout le monde le fait aujourd’hui, alors qu’à l’époque, c’était vade retro satanas. Si tu parles à des gens comme Cézaire, du label Roche Musique, il assume d’en être un héritier et le fait de manière totalement décomplexée. Même si c’était critiqué à l’époque, il a ouvert la voie.
Pour ce qui est du côté américain, je cite David Guetta qui dit au sujet de Daft Punk : “C’est avec eux que j’ai compris que c’était de l’entertainment.” C’est énorme que David Guetta dise ça. Quand j’ai rencontré mon éditeur, il m’a dit que pour lui, Ed Banger se situait dans la continuité des grandes fêtes des années 1980 et du Palace, et que Pedro a su refaire naître un esprit de fête en France.
Et c’est pas faux, il y avait tout un imaginaire autour du label qui marque encore durablement les esprits. Ils ont fabriqué du rêve aussi pour des gens qui ne pouvaient pas y participer et vivaient ça par procuration en voyant les photos sur Internet. Tu étais chez toi sur ton ordi et tu voulais faire partie de cette scène. Il y a eu une émulation dans le monde entier.
Paradoxalement, Ed Banger émane de cette deuxième vague de la French Touch, mais se construit en rupture esthétique avec un son maximaliste, que Kavinsky, tu le dis, appelle “la Turbine”. Tu prends l’exemple du single Waters of Nazareth de Justice, complètement incompris à l’époque. Et finalement, 20 ans plus tard, le label est toujours là. C’est grâce à quoi ?
C’est intéressant parce qu’après la disparition de Mehdi, qui était vraiment le plus proche collaborateur de Pedro, ce dernier va donner une nouvelle direction plus house au label, avec l’arrivée notamment de Boston Bun, qui sort Housecall en 2012. L’appel de la house ! Il est revenu au son plus orignal de la French Touch, avec des artistes à qui la Turbine cassait les oreilles, justement. Collectivement, on n’en pouvait plus, parce qu’on avait entendu ça pendant sept ans et que c’était normal de passer à autre chose, parce que ça finissait par se caricaturer. Comme avec la French Touch, quand il y a eu Crookers et The Bloody Beetroots à la fin. C’était trop.
Pedro aurait pu faire un deuxième Daft Punk et Ed Banger capitaliser sur la French Touch en s’inscrivant dans cette mouvance. Il a fait tout l’opposé en matière de son, mais aussi d’image, avec So Me, qui faisait des clips punk sans moyens. Il a fait des paris risqués. Tu parles de Waters of Nazareth, même lui a eu du mal à l’assumer au début. Les gens l’accueillaient un peu froidement. Il raconte par exemple que les gens ne voulaient pas prendre Pedro d’Ed Banger au téléphone, ils ne voulaient que Pedro de Daft Punk.
La longévité du label s’explique aussi par le savoir-faire de Because Music. Je ne l’explique pas dans le livre, mais à un moment donné, Waters of Nazareth est devenu une synchro pour une pub Peugeot. Les oreilles du public se sont habituées. Et puis il y a tout un tas de choses qui ont permis à ce courant que rien ne prédisposait à réussir à fonctionner. Comme MySpace, qui a permis de contourner les médias traditionnels en touchant le cœur de cible, à savoir les jeunes, de manière underground, mais à une échelle mondiale. Des plateformes comme Dailymotion ou YouTube sont nées pile-poil à cet instant, ce qui est incroyable. Ed Banger, en s’associant avec Because, va alors multiplier les clips. C’est un alignement des planètes. Et puis, quand même, le génie de Pedro et des artistes qui l’entourent.
Tu parlais de DJ Mehdi, qui avait poussé pour que Waters of Nazareth sorte en single. C’est l’autre personnage central de cette histoire qui, à sa manière, est comme Pedro Winter, à savoir une sorte de crossover à lui tout seul, charriant beaucoup d’influences.
Romain Gavras dit de lui que c’est un personnage de roman, et c’est vrai. Il y a quelque chose de l’ordre du roman initiatique chez lui, et il n’y a même pas besoin de forcer le trait. Mehdi a sans doute cassé encore plus les frontières que Pedro et transgressé l’ordre social. On parle souvent d’un virage soudain quand il est passé aux musiques électroniques, alors qu’en fait, c’était beaucoup plus progressif, naturel et organique que ça. Ce virage s’est fait au gré de ses rencontres.
Mehdi était une figure de proue à un moment donné. Nicolas Bogue dit de lui qu’il avait des phases comme chez un peintre. Il avait un besoin de se renouveler. Thibaut de Longeville parle de lui comme d’un transfuge musical, et c’est vrai. Mais le problème avec le mot transfuge, c’est qu’il laisse entendre qu’il n’y a pas de retour en arrière. C’est une notion intéressante, mais je pense que c’était plus fluide que ça. Mehdi n’a eu de cesse de rassembler. Il ne s’embarrassait pas de barrières.
Propos recueillis par François Moreau.
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