Après deux disques en chambre, l’Américaine de L. A. Julia Holter s’offre un orchestre pour donner toute l’ampleur nécessaire à ses chansons, inspirées de Colette mais résolument contemporaines. Rencontre, critique et écoute.
Encapuchonnée telle une rappeuse chafouine, trouvant difficilement les mots dans son cerveau soumis au jetlag, Julia Holter n’est visiblement pas du matin. Un bon quart d’heure de chauffe, le temps d’une camomille, et enfin elle tombe la capuche, dévoilant un joli minois juvénile et une pensée articulée avec la même minutie que ses albums. Elle ressemble ainsi à sa musique, dont les trésors et secrets ne se livreront pas aux impatients, mais combleront ceux qui s’y glisseront comme à l’intérieur d’un dédale onirique à la beauté de nacre et de cristal.
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Cette (jeune) fille est très dispendieuse en merveilles, et cela depuis un premier album, Tragedy, paru en 2011, surpassé l’année suivante par l’impressionnant Ekstasis. Deux albums d’une musique de chambre (car composés en autarcie) aux opacités au moins égales à leur luminosité d’ensemble, qui convoquaient Euripide (Hippolyte) autant qu’Alain Resnais (Marienbad) à travers les ramifications d’un folk expérimental à la sensualité revêche qui lui valut d’être adoubée par le chic et (parfois) hermétique magazine The Wire.
A 29 ans, cette Californienne de Los Angeles n’a pas été programmée pour devenir une poupée de son, ni même une folkeuse dans la tradition Laurel Canyon du terme. C’est avant tout une tête chercheuse propulsée dans le circuit pop mais qui aurait tout aussi bien pu s’épanouir dans les contre-allées de la musique contemporaine. “Je n’ai jamais cherché à devenir Beyoncé, plaide-t-elle, mais cela m’ennuierait encore plus d’être obligée d’avoir un autre métier en dehors de la musique.”
Son nouvel album, Loud City Song, plus accessible que les précédents, lui rapportera sans aucun doute les dividendes nécessaires pour poursuivre son cheminement singulier, à cheval entre la pop et la recherche, sur les pas des glorieuses aînées auxquelles on la compare souvent, Kate Bush ou Laurie Anderson.
Pour Loud City Song, Julia Holter a accepté pour la première fois de quitter son terrier et son ordinateur pour embarquer dans un véritable studio, confrontée à de vrais musiciens pour donner toute l’amplitude nécessaire à sa musique, avec l’aide du producteur Cole M. Greif-Neill, ancien du groupe d’Ariel Pink, qui officiait déjà sur Ekstasis.
La genèse de ce nouvel album remonte d’ailleurs au précédent, lorsqu’une chanson composée d’après le roman de Colette, Gigi, ne trouva alors pas sa place parmi les autres. “J’ai gardé ce morceau, Maxim’s II, en me disant que je construirais plus tard un disque autour. Je me suis inspirée autant du roman de Colette que de la comédie musicale qui en découla. La chanson parle de gens qui travaillent dans un bar et des rumeurs qui circulent autour d’eux, et cela me rappelait ce qui se passe aujourd’hui avec les réseaux sociaux. De la même manière, je ne voulais pas d’un disque illustratif caricatural qui parlerait au passé du Paris du début du XXe siècle. C’est un point de départ, un fil que j’ai tiré pour le relier à la vie mondaine de L. A. aujourd’hui. Je ne suis pas en contact avec le monde des stars mais ce que j’en perçois à travers les médias m’amène à me poser des questions sur l’irréalité de ce monde, qui est pourtant voisin de celui dans lequel je vis. C’est assez troublant.”
Troublant en effet est ce World qui ouvre l’album, où d’une voix de sirène bientôt enrubannée de cordes, de vents et de clavecins, Julia Holter s’octroie en moins de cinq minutes une espèce de brevet des plus hautes altitudes. La plupart des chanteuses du circuit devraient songer d’ailleurs à arrêter de simuler le vertige après le passage d’une telle bourrasque.
Parée d’orchestrations orgueilleuses, la fée minimaliste d’hier s’est métamorphosée en diva empourprée pour les besoins d’un disque passionnel, romanesque, quasi hollywoodien sur l’échelle de Holter. Ces formes plus charnelles d’écriture n’empêchent nullement son cerveau de turbiner autant qu’avant et d’imaginer des trouvailles sonores, des matières et des climats inouïs, souvent à couper le souffle. Lorsqu’elle s’offre quelques incursions dans le jazz (In the Green Wild, Maxim’s II), elle embrasse l’improvisation avec la même acuité que la Joni Mitchell des années 70, sans jamais perdre le fil narratif ni la cohérence de son propos.
De même, quand elle reprend en plein milieu le sublime Hello Stranger de la chanteuse soul Barbara Lewis, elle l’apprivoise comme s’il s’agissait d’une mélodie médiévale, son autre grande influence. Et enchaîne avec le frivole This Is a True Heart qui aurait pu appartenir au répertoire d’une Petula Clark ou Sandie Shaw, pourtant si lointaines de sa galaxie.
Plus proche d’elle, sans doute celle dont l’empreinte reste la plus forte sur son travail, on trouve la méconnue Linda Perhacs, avec laquelle Julia a collaboré sur un futur album, successeur du grandiose Parallelograms paru il y a quarante-trois ans. Loud City Song en est déjà, à bien des égards, l’héritier le plus légitime.
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