Il faisait partie du petit panthéon d’artistes dont je me disais “après l’avoir interviewé, je pourrais arrêter le métier”. L’homme en noir aux mêmes initiales que Jésus-Christ était l’un des piliers de la grande nef de la musique américaine du siècle. Aller dans son fief à Hendersonville, Tennessee, discuter une heure avec lui, c’était un […]
Il faisait partie du petit panthéon d’artistes dont je me disais « après l’avoir interviewé, je pourrais arrêter le métier ». L’homme en noir aux mêmes initiales que Jésus-Christ était l’un des piliers de la grande nef de la musique américaine du siècle. Aller dans son fief à Hendersonville, Tennessee, discuter une heure avec lui, c’était un rare privilège. Le faire au moment où il entamait son chant du cygne avec le premier de sa splendide et terminale série d’albums produits par Rick Rubin, c’était la boule de glace et la chantilly sur la pecan pie.
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Arrivés à Nashville, après le pèlerinage obligé au Ryman Auditorium (l’Olympia, l’Apollo, le Carnegie Hall de la country) et à la boutique Hatch Show Print (affiches de concerts vintage), on doit prendre une voiture et faire une trentaine de miles à travers les prairies, fermes et enclos à chevaux pour atteindre Hendersonville et la House of Cash, ensemble constitué par les bureaux du chanteur et le musée qui lui est dédié. On s’imprègne du paysage de carte postale western, on visite d’un oeil mi-fasciné, mi-amusé le musée Cash avec ses disques d’or, costumes de scène, guitares de tous styles et autres artefacts américains (une Cadillac reconstituée à partir d’éléments de différentes époques).
Et puis c’est l’heure, une assistante nous invite à rejoindre Johnny Cash dans son bureau. Wooosh ! Il est grand, charismatique, aussi souriant que la porte de San Quentin. Les traits sont fripés, la chevelure grisonnante, il boite sévèrement. Mais l’oeil noir est le même, et le timbre de pistolero sévèrement burné aussi. On serre la main qui a écrit Folsom Prison Blues, on entend la voix qui a chanté Ring of Fire, on a le sentiment qu’un morceau du Mont Rushmore s’anime face à nous, on ravale sa salive et on se sent tout d’un coup minuscule dans nos boots de pied-tendre. Austère, sérieux, intimidant, l’auteur de Walk the Line ne dégagera jamais la convivialité ressentie avec Al Green, Iggy Pop, Bruce Springsteen ou John Lee Hooker. Si on ne se tape pas les côtes avec Johnny Cash, la conversation reste passionnante. Le « man in black » évoque ses débuts chez Sun, son amitié avec Roy Orbison et ses rapports plus distants avec Elvis.
Né à la musique à Memphis, il assume sa marginalité par rapport à l’establishment country de Nashville, incarné par l’éloignement du centre-ville de sa House of Cash. Il parle des musiciens qu’il écoute (Dwight Yoakam, Guy Clark, Springsteen, et toujours Dylan). Il loue Rick Rubin pour être venu le chercher et encore plus pour l’avoir produit unplugged.
Il évoque son rapport à la religion, beaucoup plus métaphysique et personnel que clérical. Il raconte la tradition américaine des « murder ballads », presqu’aussi ancienne que la musique elle-même, expliquant qu’il n’a rien inventé en écrivant des strophes telles que « I shot a man in Reno, just to watch him die ». Il revient sur son empathie pour les laisséspour-compte de la société américaine, à commencer par les Indiens, admettant sans détour son sentiment de culpabilité d’homme blanc. Il décrit franchement ses addictions aux drogues, et ses démons intérieurs qui ne l’ont jamais lâché : « Une passion brûlante est terrée en moi, une passion que je n’arrive pas à comprendre. Il y a là une bataille furieuse que je dois mener quotidiennement. »
Mais le grand sujet qui occupe Johnny Cash en cette année 1994, c’est la mort qui approche. « It’s Alright, Ma de Dylan contient une phrase que j’ai souvent citée : ‘he was not busy being born, he was busy dying’ (Il n’était pas occupé à vivre, il était occupé à mourir). » Très cash, cet entretien Cash. Quand je repars, il m’offre le polo, la casquette et le mug tatoués de son nom. Mesdames, messieurs, Johnny Cash.
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