Plus sa barbe grandit, plus il se love dans la grâce : entretien fleuve avec l’ex-Innocents JP Nataf, dont le deuxième album solo Clair est d’un des grands disques français de l’automne.
[attachment id=298]Pourquoi estimes-tu ne pas travailler ?
Avant je disais « il faut que j’aille travailler » mais avec beaucoup de honte, un vrai complexe par rapport à mes amis qui avaient de vrais jobs, des horaires etc. De mon côté c’était presque une gêne, l’impression d’avoir échappé à toutes les contraintes. Je pense même que je me suis fait réformer du service parce que j’avais un groupe. Je pense qu’il me fallait une espèce de quête comme celle-là. Je vois ça comme les mômes qui sont dans des jeux de rôle, ne pas vouloir sortir de sa bulle, je pas vouloir grandir, jusqu’à trente ans échanger des disques, chercher des faces B introuvables etc. Une fois j’ai cherché une chanson de Lee Dorsey que j’avais entendue à la fin d’un concert sur la sono, et je l’ai chantée pendant des mois à des types dans les magasins avant de la retrouver. Ce sont quand même des trucs un peu vains, un peu futiles par rapport au reste du monde, à l’ordre des choses, à la société. Pour moi c’était capital de retrouver Lee Dorsey mais c’est très égoïste quand même.
As-tu tendance à te mettre sous pression quand tu composes ?
Maintenant je travaille très vite, mais je ne travaille pas très longtemps. Je peux jouer de la guitare en faisant autre chose sans aucun problème. Dans une soirée, je peux discuter avec quelqu’un pendant deux heures tout en jouant de la guitare, mais je ne suis pas obsédé par l’idée de produire. Je me suis moi-même détaché de ça au moment où je croisais beaucoup Mirwais, qui était mon voisin de palier, et qui travaillait en même temps sur son album et sur celui de Madonna. Je me disais : « c’est marrant parce qu’au final on fait le même travail, le résultat est le même : on va faire des disques. » Mirwais part de sons qui sont presque inaudibles, et je lui disais « c’est pas possible, ce truc-là va devenir une chanson de Madonna ? ». Et après il travaille sur les sons. Moi je fais la même chose, c’est comme si je travaillais avec mes mains de la terre glaise, c’est très physique. Il y a une empreinte.
Tu peux nous donner des exemples ?
Il y a une chanson sur mon album qui s’appelle « Un jour sans erreur ». J’avais un bout de mélodie, et j’ai trouvé ce morceau de guitare. C’était un des meilleurs moments de ma carrière. J’ai trouvé ça, et je suis passé dans l’autre pièce pour enregistrer, et j’ai joué le même truc, mais comme une patate. Et je me suis dit « merde, je l’ai perdu ». Ce que j’avais entendu l’instant d’avant m’avait plus, et là ça me plaisait plus du tout. Donc je retourne dans la pièce d’à côté pour faire autre chose, je reprends la guitare, je le rejoue, et c’est bien à nouveau. Je retourne à côté, je l’enregistre, et c’est pas bien. Il m’a fallu une heure et demi pour comprendre que la pièce pour enregistrer était plus mate, et qu’à cause de ça je jouais plus fort, plus crispé. Ca tenait juste à ça. Je pense que l’intérêt d’un disque est de capter un truc. Donc ce n’est pas vraiment du travail, c’est du bricolage. Ma grande angoisse au final était que les gens payent 18 euros pour l’album et le ramènent au magasin en pensant qu’il y avait un souci. J’ai pas de problème avec les disques lo-fi, mais j’avais peur que les gens disent « ça fait mal aux oreilles ». Je voulais que ça reste brut.
Procèdes-tu de la même manière pour toutes les chansons ?
Tout seul, j’ai une approche très hédoniste de la musique, qui fait que je ne peux pas m’arrêter. Si je fais une prise de guitare, il n’y a pas de raison pour que je n’en fasse pas 18. Toutes les fois où je m’arrête de travailler c’est parce que je vois l’heure, et que je me dis « ah, je dois me lever dans trois heures ». Jamais parce que je n’ai plus envie. Je pourrais jouer de la musique toute la vie.
Est-ce que tu avais des références musicales nouvelles en tête ? On a l’impression sur certains titres que tu as écouté Yves Simon.
Non, mais j’ai chanté Yves Simon. On a fait une fête de la musique avec Vincent Delerm, et on s’est dit qu’il fallait qu’on trouve une chanson pour commencer et finir le truc. Je sais pas pourquoi mais j’ai proposé Au Pays des Merveilles de Juliet d’Yves Simon. A part ça je connais très peu Yves Simon. Sinon j’ai des milliers d’influences, j’ai passé ma jeunesse à écouter de la musique. Quand je prends une guitare, je vois arriver les pochettes de tous les disques que j’ai écoutés. C’est comme en sport : quand tu vois un sportif faire des gestes magnifiques et que tu te dis : « c’est mon modèle ». Avant que ton corps arrive à faire le quart de ce qu’il fait, il y a tout un apprentissage où tu comprends que si tu lèves le pied comme ça c’est déjà plus facile. Donc avant d’être Bruce Lee, on regarde son prof de karaté qui le fait moins bien, mais c’est déjà fantastique. J’ai fait du karaté, et je pense qu’en musique c’est pareil. Je fais de la chanson pop variété française, mais ce n’est pas mon fantasme. On m’a dit que François Feldman au top de sa carrière avait confié à Blanc-Francard qu’il n’était pas du tout heureux du disque qu’il était en train de faire, parce qu’il voulait faire du funk à la James Brown.
On est tous des Francois Feldman ?
Je pense qu’on est tous comme ça, mais à un moment, on est dans l’environnement ou l’on est… Et je trouve ça ridicule de chanter de la soul en français. A part Nino Ferrer et Catherine Ringer, personne n’y arrive. Je ne prends jamais une guitare en me disant : « je vais faire une chanson comme ça ». A un moment la guitare me dit : « tiens, t’es en train de faire quelque chose comme ça ». Pour moi c’est du cinéma, ce n’est pas de l’écriture du tout, c’est une image qui s’impose à moi. J’ai utilisé un logiciel assez simple, ce qui m’a permis de ne pas faire de prod avant les chansons, et de garder un fil conducteur tout au long de l’album. Je suis parti en vacances avec le mastering, et je l’ai écouté entre deux disques sur la route au Canada en roulant avec mes enfants. A chaque fois que je le mettais, j’étais très malheureux parce que les disques d’avant et d’après sonnaient toujours mieux. J’écoutais des trucs très différents : Timbaland, JJ Cale, Les Beatles, le Velvet. Le mien sonnait très sourd, et je me disais que je ne pouvais pas vendre ça à des gens.