De New York à Paris, d’Haïti à Montréal, Jowee Omicil vit en nomade. Ça tombe bien : du jazz aux sons des Caraïbes ou d’Orient, sa musique ignore, elle aussi, tout des frontières.
Au terminal 2A de Roissy, il s’est assis devant le piano en accès libre, et il joue. Un gros étui de saxophone et un petit sac à dos sont posés à ses côtés. Il connaît bien ce piano. A chaque fois qu’il va à New York, il arrive en avance pour le retrouver. Et Jowee Omicil voyage beaucoup, en jouant de la musique comme pour un road-movie : sa vie.
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En ce moment, il est à Paris. Mais pourquoi donc aller à New York pour interviewer un musicien qui habite Paris ? Et pousser le vice jusqu’à partir et revenir par le même avion ? Parce que Jowee Omicil a vécu à New York une partie des années 2000. Parce que dans cette ville-monde se trouvent les amis et les influences qui l’ont façonné et fait grandir. Parce qu’à New York, tout peut arriver. Mais on aurait tout aussi bien pu le suivre jusqu’en Haïti où sont ses racines familiales et où il a séjourné, à Montréal où il est né, à Miami où il a vécu après New York, en Afrique où il aimerait s’installer, ou vers Avignon où il a enregistré son nouvel album, Let’s Bash !
Jowee Omicil est donc un saxophoniste qu’on pourrait qualifier “de jazz”, si le terme n’était pas définitivement trop court pour la musique qu’on entend sur Let’s Bash ! Cet album, son premier sur un grand label (le français Jazz Village), a été enregistré en cinq jours en Provence aux studios La Buissonne, lors de sessions longues, tumultueuses et prolifiques. En réalité, le groupe est sorti de studio avec la matière de sept albums. Jazz dans le processus de travail, mais finalement aussi nomade et joyeux que son leader, ouvert au funk, aux musiques latines, caribéennes, nord-africaines, orientales, et au voyage dans le temps pour évoquer la poésie burlesque de Charlie Chaplin, les mélodies toutes simples et inoubliables de Sidney Bechet, les temps anciens où le jazz était la musique populaire (comme le hip-hop aujourd’hui, et Jowee fait assez bien le pont entre les deux), ou encore l’Eglise. Jowee Omicil parle plusieurs langues (et il parle beaucoup), il adore en apprendre de nouvelles, et c’est comme ça aussi qu’il aborde la musique et la vie.
Il est d’abord le fils du pasteur Joseph Omicil, arrivé d’Haïti à Montréal au début des années 1970, et bientôt fondateur de la première Eglise évangélique haïtienne de la ville. Veuf, le pasteur tenait ses enfants, et voulait qu’ils fassent de la musique, pour monter un orchestre et jouer à l’église. C’est ainsi qu’à 15 ans, Jowee s’est mis au saxophone, sans rien connaître du jazz mais en ayant déjà compris que la musique, c’était d’abord du travail.
“J’étais bon à la Nintendo, le meilleur à tous les jeux après un mois ou deux, et je me suis dit ‘ma Nintendo maintenant, c’est mon instrument’. J’ai pensé comme ça et ça a payé.”
Vite embauché avec son frère pour jouer dans les églises, mais aussi les fanfares, les mariages et les réceptions, Jowee quitte Montréal pour rejoindre le Berklee College of Music de Boston. Où il apprend, puis enseigne. Il joue avec plein de gens, puis part en tournée avec le groupe funk de Roy Hargrove (The RH Factor), un de ses mentors, qui lui dit un jour : “Jowee, c’est bien tout ça, mais monte ton propre groupe.” Et c’est ainsi qu’au début des années 2000, Jowee Omicil atterrit à New York, et nous avec lui quelque quinze ans plus tard, pour commencer par le début : en retournant à l’école.
Direction Harlem. Dans le métro, Jowee explique qu’à son arrivée à New York, il y a beaucoup joué (dans le métro) pour gagner un peu de sous façon job d’été, et surtout se confronter à un public pas gagné d’avance. Comme celui qui nous attend : des lycéens, en souvenir de l’époque où Jowee était prof dans une école du Bronx. Jowee retrouve son ancien proviseur et ami de la New Heights Academy Charter School. Dans la classe du prof de musique Michael Farmer, une trentaine d’ados patientent gentiment, certains absorbés par leur smartphone. Tout en leur parlant de son parcours, Jowee monte son saxo, “une arme d’éducation massive”, joue une longue note, puis en balance d’autres comme un lâcher de pigeons ivres. Les kids rigolent : c’est gagné. On les verra chanter, rapper, taper sur des percus, pendant un moment de musique improvisée, libérée. A la fin, les élèves se ruent sur leurs téléphones, mais c’est pour checker Jowee sur les réseaux sociaux. Une heure a passé, bonne comme les vacances. Et là, on a compris pourquoi Jowee Omicil disait : “Je ne me vois pas comme un jazzman, j’aime simplement la musique, être sur mon instrument.”
“Et maintenant, direction Cuba !” La Havane-sur-Bronx, où Jowee veut retrouver son ami le batteur cubain Francisco Mela, qu’il connaît depuis l’époque de ses études à Boston. Mela est une pointure du jazz et des rythmes afro-cubains, il a joué et joue avec McCoy Tyner, Joe Lovano ou Esperanza Spalding. Accueillant et rigolard sous une petite casquette, parce qu’il n’a pas la grosse tête. Les deux hommes se tombent dans les bras et, après les conversations d’usage – “Tu joues avec qui en ce moment ? Ça va les enfants ?” –, Francesco propose à Jowee de faire un peu de musique. Sa batterie est dans la chambre des enfants. Les deux démarrent au quart de tour, très vite très intense, comme des amoureux affamés de retrouvailles. Une deuxième fois, ils se tombent dans les bras, mais sans se toucher – dans les bras de l’âme.
Jowee a les veines gonflées, traversé qu’il est par l’énergie démente déployée par Mela, dont le regard est de plus en plus chaviré. A la fin, le silence, l’impression d’avoir franchi un monde invisible, indicible sans la musique, et pourtant bien réel. Ils ont joué une demi-heure. Francesco regarde l’heure, il doit aller dans douze minutes chercher ses enfants. Jowee lui en réclame encore cinq pour un autre morceau. Il joue un truc grave et déchirant, parce qu’il est déjà temps de se séparer peut-être. Francesco : “On pleurait à l’intérieur, mais on n’avait pas besoin de larmes. On joue pour libérer les âmes, leur apporter la paix.” Et là, on a compris le free-jazz à New York, ce volcan de vies et d’émotions en éruption musicale. On a aussi découvert qu’un batteur pouvait faire du scratch avec une caisse claire. Et on a vu le meilleur concert du mois, dans une chambre d’enfants du Bronx.
“On va au lab !” Jowee Omicil aime nous guider à New York comme dans un jeu de piste. Le “lab”, c’est une pièce dans l’appartement de Mawuena Kodjovi, dans un immeuble cossu de Harlem derrière Columbia University. De père togolais et de mère antillaise, Mawuena Kodjovi a longtemps vécu à Paris, et sa femme est haïtienne. Il incarne donc le parfait New-Yorkais : cosmopolite. Multi-instrumentiste, il est un des mentors de Jowee, à qui il a ouvert l’esprit et l’horizon en lui faisant découvrir (par la pratique) les subtilités des “musiques du monde”, de l’Afrique au style manouche. Le lab est sa pièce de musique, un joyeux foutoir bourré d’instruments en tout genre et de matériel d’enregistrement. Kodjovi joue actuellement dans le groupe d’Alsarah & The Nubatones, et les deux albums de la chanteuse y ont été enregistrés.
Mais ce que les deux hommes adorent faire aussi, c’est écouter de la musique, manger et discuter. Kodjovi : “Beaucoup de nos conversations ont tourné autour de nos visions de la musique, de l’envie d’exprimer nos cultures d’origine. Et on joue beaucoup, notre dialogue nourrit et inspire la musique. La connexion est toujours là. Beaucoup de musiciens, et de musiciens africains sont passés ici. D’emblée, ils comprennent : il y a des instruments, alors on joue.” Jowee d’ajouter : “Kodjovi est riche de culture, il me lance des défis qui me font avancer, j’ai compris avec lui que je cherchais toujours la simplicité. Et quand il voit un nouvel instrument, il a envie de l’apprendre, il en fabrique, même.” Et là, on a trouvé la réponse à cette question philosophico-musicale posée par Jowee : “Si tu étais riche, est-ce que tu préférerais avoir mille guitares, ou mille instruments que tu ne connais pas et en essayer un nouveau chaque jour ?”
La fièvre du samedi soir à New York, c’est devant la télé. Dans l’appartement qu’il occupe à Manhattan, Jowee espère un appel de sa copine la DJette haïtienne vaudou-techno Val-Inc. En attendant, il fait ce qu’il avait de toute façon très envie de faire : regarder le match de boxe Keith Thurman contre Danny Garcia, où va se jouer le titre WBC des welters. Tout en muscles, en nerfs et en énergie, Jowee Omicil a fait plusieurs sports à bon niveau : ping-pong, base-ball, hockey (“pa-ti-noir, pas de petit Noir sur la patinoire…”, dit-il en souvenir assombri de l’époque où il se sentait un peu seul dans une équipe de Blancs), course à pied. Sauf celui qu’il préfère et qu’il comprend le mieux : la boxe. A Montréal, il a grandi avec le champion du monde des poids lourds Berman Stiverne – c’est même le pasteur Joseph qui avait baptisé le petit Berman. “La boxe, c’est de la stratégie. Et je boxe avec ma musique, j’utilise la stratégie de la boxe dans mes concerts : coup de poing direct, le jab, le plus efficace. Je brise mon adversaire, le public, et c’est un adversaire que j’aime. Le dernier round c’est le bash !”
« La scène, un combat à gagner »
Le bash !, qui donne son nom à l’album, c’est l’interjection énergétique inventée par Jowee, sa marque déposée qu’il lance sur disque et sur scène, comme un cri de guerre et d’amour en même temps. “La façon dont je bouge sur scène, c’est comme sur un ring. Tu ne connais jamais l’issue d’un match de boxe. C’est pareil sur scène : garde les yeux ouverts, reste à l’affût, vulnérable parce que tu ressens mieux les choses quand tu es vulnérable. Je monte toujours sur scène en pensant que je vais perdre, ainsi j’ai quelque chose à prouver, un combat à gagner. Je ne veux pas d’un combat facile, je veux un combat qui aurait l’air facile.” Mais alors pourquoi ne pratiques-tu pas la boxe, Jowee Omicil ? “Parce que j’aime penser, j’ai besoin de mon cerveau. Et les coups à la tête, c’est prouvé que ce n’est pas bon.” Et puis jouer du saxophone avec des gants de boxe, ça ne serait pas pratique. Et pour ceux qui auraient raté le match : Thurman vainqueur aux points contre Garcia, avec un palmarès de 28 victoires sur 28 combats.
Le lendemain matin, autre ambiance, retour aux sources. Direction Brooklyn et l’église baptiste d’Antioch, où Jowee s’invite à jouer du saxophone pendant la messe de son ami le pasteur Robert M. Waterman. “L’origine de ma musique, c’est l’Eglise, le reste ce sont des branches”, dit Jowee, qui a béni le repas à chaque fois qu’on s’est retrouvé à table. Jowee se joint au groupe, guitariste, batteur et clavier tenu par son ami Arden Altino (un producteur qui a notamment participé à l’aventure des Fugees). C’est une belle assemblée endimanchée, une longue célébration (deux heures et demie), avec plus de musique que de prêches, mais des prêches enflammés, tout le monde qui chante et des jeunes qui dansent, des embrassades et de bonnes vibrations.
Le groupe joue fort, électrique, rythmé, l’ambiance est plus chaude que dans plein de concerts profanes. Jowee lance ses petites phrases de saxophone en toute discrétion. Globalement, on ne l’entend pas plus que les autres musiciens, il est fondu dans quelque chose qui ne dépend pas de lui, il a raccroché les gants. “Quand je joue à l’église, j’y vais sans fardeau, ou pour le déposer. Ce qui se passe n’est pas de ma responsabilité.” A la fin, le pasteur Waterman tient à nous dire quelques mots, à nous expliquer pourquoi la musique est si importante dans son église. “Au début, il n’y avait qu’une musique. Puis Lucifer, l’ange déchu, a pris la musique et l’a éparpillée sur Terre, créant les séparations entre genres musicaux. Ce qu’on veut faire ici, c’est jouer pour retrouver une seule musique.” L’insatiable Jowee Omicil n’aurait pas mieux dit.
album Let’s Bash ! (Jazz Village/Pias)
concerts les 14 et 15 mai à Paris (Festival jazz à Saint-Germain-des-Prés), le 7 juillet au festival Jazz à Vienne, avec BCUC
Merci à Céline Breugnon
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