Maniant les mots à défaut du verbe, l’artiste américain Joseph Grigely nous convie à partager son sens de l’échange. Avec brio et dans la cuisine.
Dénicher Joseph Grigely relève du parcours d’obstacles. L’Américain avec qui l’on ne communique que par courrier électronique est introuvable. Ni à Paris, pas encore à Cahors, où il doit monter une installation inédite conversation autour d’un frigidaire. Joseph Grigely est au Japon pour sa prochaine expo, avant de s’envoler vers Manchester et Zurich comme simple visiteur. L’homme ne tient pas en place. Seules quelques photos sont là pour appréhender son travail qui relève de la haute voltige, à savoir communiquer dans et avec le monde quand on est atteint de surdité. Mission plutôt réussie, quelque part entre art et humanité. Bâti sur les conversations écrites qu’il entretient avec son entourage, et sur les reconstitutions in situ qu’il enfait, son art tourne autour d’un thème qui prend alors un écho singulier, la communication.
Né dans le Massachusetts en 1956, Grigely, devenu sourd par accident à 11 ans, n’est entré dans la grande valse de l’art qu’en 1992 au détour d’un Summer Group Show à New York. Un échange de cartes postales avec Sophie Calle, et Grigely met en scène ses premières conversations peuplées d’aphorismes divers et de bouts de papier collés au mur, de mains griffonnant quelques phrases, insistant parfois sur un stylo levé, un décor feutré. Jamais de visages ni de corps. La main est l’unique outil de l’échange. Soucieux d’une recherche perpétuelle sur une condition difficile, Le Plaisir de la conversation prend alors tout son sens avec un hommage à Laurent Clerc, Français du siècle dernier venu du fin fond de l’Isère, inventeur du langage des sourds-muets. Mais les temps changent, et là où les Français ont vaguement honte de la différence la transformant très vite en anomalie , les Américains ont pris quelques longueurs d’avance : Grigely revendique le langage des sourds comme on pratiquerait une langue étrangère. Lire sur les lèvres est un procédé trop aléatoire, surtout si l’interlocuteur est… espagnol ou japonais. Avec ses Storylines, Grigely communique… sur sa difficulté à communiquer. Les Untitled conversations évoquent sa condition, mais aussi ses relations amicales, les joies des matins d’hiver new-yorkais ou encore sa propension à picoler un peu trop. « Quand je suis avec des amis, je décèle fréquemment au travers de leurs expressions faciales que quelque chose d’auditif s’est passé. Dans une situation comme celle-là, je demande souvent aux gens de m’écrire les choses. J’en apprends beaucoup sur le monde ainsi. » Le monde passe essentiellement par un quotidien dont il s’efforce de rassembler les éléments d’une mise en scène franchement conviviale. Un véritable journal intime dont les pièces du puzzle se nomment bavardages écrits, dessins faits par ses interlocuteurs, cendriers pleins, canettes de bière et sodas, disposés sur la table du salon où s’est déroulée la conversation, voire dans la cuisine, le lieu fétiche : « C’est presque l’endroit parfait, chaud et sécurisant, presque un monde en soi. Les gens confessent bien des choses privées dans les cuisines. Et en demandent aussi. » En grand consignateur d’états d’âme, il balance ses propres doutes à coups de maximes presque simplistes (« I mostly have anxiety about sex and love/Should we go « ), renvoyant illico le visiteur à ses propres incertitudes. Une autre façon d’échanger.
Les apparences sont trompeuses et on est loin des tableaux-pièges de Spoerri dans les années 60. Pas de dérision ni de constat chez Grigely, mais du sens et surtout du détail. Toutes ses reconstitutions d’intérieur sont minutieusement composées, de la couleur du bouquet de fleurs à l’alignement du canapé. Les fautes de goût sont prohibées. Ultime détail, ses oeuvres ne sont pas interactives et le visiteur n’est pas autorisé à écraser son mégot dans le cendrier, s’il n’y est pas directement convié par l’artiste. Ce qui peut parfois arriver.
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