Elevé aux leçons strictes des plus belles bibles du rock’n’roll, les jouvenceaux américains de Jonathan Fire Eater sont bien les loups dans des corps d’agneaux qu’annonce leur album, le turbulent Wolf songs for lambs. Un rock cultivé et littéraire, sauvé des eaux tièdes, moderne et tranchant, porté à bout de bras par le stupéfiant Stewart Lupton, une star à l’apprentissage rugueux.
Rock’n’roll attitudes, en pagaille. Walter, le manager, a la trogne de l’emploi. Effarant croisement entre un Lux Interior loqueteux et un coyotte de dessin animé récemment passé sous un train de marchandises, il traîne gaillardement une carcasse couturée, surmontée d’une paire d’yeux à l’éclat incroyablement juvénile. A ses basques, une portée de louveteaux turbulents, farceurs et tchatcheurs. Le batteur est le parfait sosie de Neil Hannon, en plus fluet encore ; le bassiste doit à une vague ressemblance avec le Premier ministre britannique de s’être fait surnommer Tony Blair par ses congénères, mais oublie sur scène son sobriquet pour trouver des poses de Wilko Johnson électrocuté. Flanqué d’un guitariste rageur modèle Keith Richards 1964 et d’un organiste ombrageux martyrisant vicieusement son Farfisa rafistolé, Stewart Lupton, chanteur, parolier et derviche tourneur de son état, entre à 22 ans dans un livre d’images dont il connaît par coeur le moindre flamboyant cliché. « Longtemps, plutôt que de vivre ma vie, j’ai eu l’impression d’écrire des chapitres de ma biographie. En marchant dans la rue, pour aller m’acheter un paquet de clopes, je pensais à la façon dont le soleil éclairait mon visage ; j’étais trois mètres devant moi, en train de me mettre en scène et de me filmer moi-même (rires)… C’est ce qui arrive quand on a avalé trop de bouquins sur le rock. »
Avec Wolf songs for lambs (« Des chansons louves pour les agneaux »), le rock’n’roll reprend du poil de la (sale) bête. Tant pis pour la sacro-sainte crédibilité du bitume (ou de la bouse) : ce n’est ni des trailer-parks pouilleux du Michigan (où poussa Iggy) ni des cabanons de planches du delta du Mississippi (où Elvis têta son pouce et le lait impie du blues) qu’afflue un sang aussi neuf qu’impur, mais des coquettes banlieues blanches de Washington. Stewart : « Nous nous sommes tous rencontrés à l’école, à quelques kilomètres mais à des années-lumière des quartiers noirs. C’était une école privée, inspirée des pensionnats anglais où la discipline est inculquée à coups de canne. Comme dans Le Cercle des poètes disparus ? Oui, c’est exactement ça. Jonathan Fire Eater, c’est notre Cercle des poètes disparus, sauf qu’il n’y a ni cercle ni poètes » (rires)…
A défaut d’alibi sociologique, c’est dans le romantisme adolescent reclus très médiocrement soluble dans une quelconque technosphère qu’on trouvera le carburant hautement inflammable d’un groupuscule de pyromanes érudits. Stewart : « C’est un cliché dangereux, qui peut mener à l’autodestruction, mais j’ai toujours eu une faiblesse pour des solitaires comme Syd Barrett, Nick Drake ou Hank Williams. A l’université, les couloirs étaient infestés d’horribles hippies camés, au cerveau rongé par l’acide. Je partageais ma chambre avec un de ces zombies, qui renversait constamment sa bière sur le plancher. Alors, je m’étais fabriqué un semblant de cloison, avec des guirlandes de Noël et une carte du monde ; je me réfugiais derrière, pour écouter Johnny Cash ou les Songs of love and hate de Leonard Cohen, pour m’immerger dans ses arrangements de cordes luxuriantes. »
L’oeil bleu (très) pale, piège infernal pour jouvencelles romanesques, le torse glabre nu sous un anorak à col de fourrure, Stewart est la figure de proue d’un groupe immensément photogénique les cinq Jonathan Fire Eater pourraient sortir d’un film d’Olivier Assayas, dont les héros auraient le système nerveux branché sur une batterie de Ferrari plutôt que sur la dynamo d’un char à boeufs embourbé. Chez Jonathan Fire Eater, déprime et dolorisme ont été impitoyablement balayés par une lame de fond pailletée. Stewart : « Je devais avoir 9 ans quand j’ai vu les Jacksons en concert, pendant leur Victory tour. Ça m’a littéralement transporté. Des décors, une façon de danser, une voix incroyable. C’est là que pour la première fois, je me suis dit que je serais un jour chanteur. » Sur leur indispensable mini-album, Tremble under boom lights, puis sur Wolf songs for lambs, la culture élégante batifole dans les bras (et plus, si affinités) de la luxure canaille. Tom (bassiste diplômé de chinois) : « L’été dernier, nous avons fait quelques concerts en première partie des Cramps. Je me souviens d’un soir où ils jouaient Goo goo muck. Lux le chantait à la perfection, Ivy ondulait des fesses en mesure. C’était tellement crade, tellement décadent que ça en devenait de la pure poésie. » Stewart : « C’était du ballet et c’était prodigieusement excitant. »
Dans la grande encyclopédie du rock, Jonathan Fire Eater a sauté le chapitre shoegazing, séché l’option statuaire enseignée à l’école de la préciosité poseuse, mais n’a jamais raté un cours de trampoline ou de hoola-hoop. Quand le chanteur chahuteur déboule sur scène, balançant dans le public un bouquet de fleurs blanches, les paroles de When the curtains call for you s’animent : « Quand le rideau s’ouvrira, tu t’épanouiras et je me balancerai aux solives pour t’encourager. » En concert, Stewart Lupton allie le panache de Stewart Granger dans Scaramouche aux déambulations du Rod Stewart au pied de micro voyageur de la période Faces et football. Enthousiasme bouillant, brouillon parfois, dopé par le besoin de se mesurer à des icônes increvables. « Adolescent, j’étais mal dans ma peau, je me suis attiré des tas d’ennuis parce que j’avais besoin d’attirer l’attention sur moi. D’où ce métier, si c’en est un. L’exemple qui
m’inspire le plus, c’est celui des Rolling Stones. Ils étaient arrogants, comédiens, manipulateurs et égocentriques. Pourtant, au fond, ils étaient sincères. Alors, tout n’est peut-être pas perdu pour moi. » De la surdouée Liz Phair (fille adoptive de psychiatre) il y a quatre ans à l’infiniment éloquent Stewart Lupton (rejeton de médecin militaire) aujourd’hui, un même chant d’amour, entonné à la gloire de la bande à Jagger, décidément sans pareille pour fouetter le sang des enfants de la bourgeoisie américaine. « Les Rolling Stones sont au coeur des raisons pour lesquelles
je chante dans ce groupe. C’est mon groupe préféré, ils incarnent mieux que quiconque le pouvoir du rock’n’roll. Quand j’ai entendu pour la première fois Beggars’ banquet, je n’en suis pas revenu. Ils maîtrisaient à la perfection l’équilibre entre un côté éthéré et un côté inquiétant, menaçant même ; il y avait quelque chose de violent, mais aussi d’incroyablement majestueux et enivrant. Jumping Jack Flash dégage une puissance et une énergie telles qu’en parler est presque impossible il n’y a pas de mots qui soient à la hauteur. Au départ, c’était juste des petits Anglais maigrichons, mais le monstre qu’ils ont créé les a vite dépassés. Et Jagger est un parolier brillant, qui sait comme personne mêler l’ironie à l’émotion. Des gens comme lui, Dylan et Lou Reed sont exemplaires ; ils sont à la limite exacte entre la culture haute et la culture basse. »
Lou Reed (le chevalier des Arts et des Lettres plutôt que l’animal rock’n’rollien) peut se rengorger. Dans la bouche de Stewart Lupton, un de ses vieux rêves se réalise : il est enfin cité dans la même tirade que James Joyce. « J’ai découvert l’ambiguïté dans Sunday morning, la première chanson du premier album du Velvet Underground. Au début, je croyais que « Le monde est derrière toi » signifiait « Le monde te soutient », et je me disais « Ouah, mec, le monde est avec moi.« Longtemps après, je me suis aperçu qu’il s’agissait en fait d’une chanson sur la paranoïa et qu’il fallait comprendre « Fais gaffe, le monde t’épie. » J’attache beaucoup d’importance aux textes de Jonathan Fire Eater, je voudrais que mon professeur d’université préféré soit fier de moi. C’était une sorte de Woody Allen sous amphétamines, qui nous lisait du Kafka en se rongeant les mains, qui interprétait tous les personnages en changeant de voix. Complètement névrosé, mais génial. Grâce à lui, j’ai compris Ulysse, je l’ai lu plusieurs fois et c’est devenu mon livre de chevet. »
Chez Jonathan Fire Eater, l’intertextualité cette stratégie postmoderne roublarde qui consiste à grappiller des citations pour en farcir ses propres textes rencontre la transe sexuelle ; l’ivresse des sens prend illico le pas sur la science livresque. Du romancier Thomas Wolfe (« You can’t go home again », glissé dans The Shape of things that never came) à Smokey Robinson (The Tears of a clown, passager clandestin de Make it precious), la bibliothèque et la discothèque de Stewart Lupton sont malicieusement mises à contribution dans des chansons suffisamment gaillardes et grisantes pour n’être jamais inutilement alourdies par ces emprunts. Stewart : « J’ai pris très tôt conscience du pouvoir émotionnel et physique du rock. A Washington, quand j’étais adolescent, la scène qui tournait autour du label Dischord était en train d’exploser. Je me souviens d’un concert de Fugazi, dans le sous-sol obscur et humide d’une église. Il y avait tous ces types qui tourbillonnaient autour de la scène, certains étaient en larmes. C’était comme un revival religieux, comme si ces gens avaient des visions. Ils étaient tous en transe, au bord de la jouissance. J’en suis resté estomaqué. Les soirs où nous sommes en forme, j’aime croire que nous pouvons produire ce genre d’effet. »
Du Bowery à l’Avenue B, c’est en affolant Manhattan que Jonathan Fire Eater a fourbi son impressionnant arsenal de feu grégeois. CBGB’s, Mercury Lounge, Irving Plaza, Kitchen Factory tous ces clubs au public repu de musique redécouvrent les vertus de la fringale fringante au cours des concerts incendiaires de cinq Rastignac lancés à l’assaut de Gotham. Stewart : « Pour moi, New York représentait la liberté complète. On peut s’y perdre si facilement que c’en est effrayant, on peut couper tout lien avec le reste du monde. Ça n’est pas toujours sain, mais c’est diablement excitant. Cette ville me fait penser au Titanic, elle est condamnée au naufrage, mais dans la salle de bal, on s’amuse prodigieusement. » Tom : « C’est une ville irresponsable, qui envoie le reste de l’Amérique se faire foutre. J’avais toujours rêvé d’y vivre. » Spontanément adopté par les vétérans de la guérilla punk, Jonathan Fire Eater orne la pochette de son album d’une photo signée de Richard Kern, vieux complice des mouvements insurrectionnels locaux, réalisateur de films controversés (« le David Cronenberg de l’underground » selon le Village Voice, « des chefs-d’oeuvre incontournables du cinéma SM » pour Demonia) consacrés à Lydia Lunch ou Sonic Youth. Dans les bouges et les rades de l’East Village, Jonathan Fire Eater réinvente l’adolescence à la mode de La Fureur de vivre ou de Riot on Sunset Strip. L’orgue dépravé des Seeds rivalise de lascivité avec celui de Question Mark And The Mysterians, les B-52’s marient le punk pugnace à la musique de plage. Mazoutée, la plage. Sous l’enthousiasme contagieux affleurent des humeurs verdâtres, des hantises cireuses, des phobies visqueuses et malveillantes (« Ta voix fait des cercles dans mon esprit, comme un requin », sur No love like that). Dans les chansons de Stewart Lupton, la mort est subite (The Shape of things that never came), les personnages traînent leur solitude au long des couloirs glacés. This is my room commence dans un orphelinat, When the curtain calls for you mentionne « un orphelin dans son brouet ». Tremble under boom lights était dédié « au coeur lourd de tous les orphelins rossés avec une canne ». Stewart : « Me sentir orphelin, c’est une sensation familière. Parfois, on sombre dans un vide spirituel. Si « orpheliner » était un verbe, on pourrait dire que je me suis « orpheliné » moi-même en plus d’une occasion. Passer de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte, ça ne va pas sans heurts. Il y a eu des moments difficiles, pendant lesquels je me sentais paumé, j’étais insupportable envers les autres. »
Cachée au creux des textes (« Tout le monde a sa béquille, la mienne est de m’endormir à tout bout de champ » dans This is my room), la narcolepsie neurasthénique qui terrassait River Phoenix dans My own private Idaho est interdite de nombrilisme, le vague à l’âme se fait voler dans les plumes par des refrains rapaces. Stewart : « J’ai parfois des idées noires, une de mes chansons préférées est Sleepy man blues de Bukkha White. C’est la première chanson qui ait été consacrée à la dépression chronique. Mais je ne vais pas me pointer sur scène avec une guitare sèche pour chanter mes malheurs. Prétendre que les folk-singers ont le monopole de la sincérité, c’est une grosse arnaque. Compare Jewel et Iggy Pop. Elle larmoie sur son sort, c’est une pose pure et simple. Iggy, lui, il fait l’âne mais il se tue sur scène, il risque à chaque instant d’y laisser sa peau. Des deux, c’est de loin lui le plus authentique. Il est dix fois plus dangereux que Marilyn Manson ou tous les autres porte-drapeaux autoproclamés du mal. »
De l’increvable Iguane de Detroit aux enfants sauvages de New York, une même fièvre martiale hérisse l’échine du rock’n’roll. Quand les chansons gloutonnes de Jonathan Fire Eater montrent leurs crocs, les petits cochons des bataillons indés tremblent dans leurs casemates, les lieutenants de louveterie bichonnent leurs escopettes les canyons de Manhattan sont soudain jumelés avec les collines carnassières du Gévaudan.
Jonathan Fire Eater, Wolf songs for lambs (Dreamwork/Geffen).
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