Géniale, envoûtante, impressionnante, l’Argentine Juana Molina tourne en France : écoute et interview.
Ceux qui la suivent depuis des années, depuis ses premiers albums, depuis notamment Tres Cosas (2000) ou Secundo (2002), dont on n’a toujours pas fait le tour des dentelles sorcières, depuis Son en 2006 ou l’abyssal Un Dia deux ans plus tard, ceux qui l’ont vue sur scène, seule mais multiple, humaine et machiniste, brave et spectaculaire, savent que l’Argentine Juana Molina est l’une des artistes les plus envoûtantes, les plus intelligentes et les plus passionnantes à voir de l’ère moderne.
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Juana Molina a publié à la fin de l’année dernière son sixième album Wed 21, où ses boucles obsédantes et les arabesques en mille-feuilles de ses mélodies, entre futur indécis et transe millénaire, ont atteint une forme d’infinie perfection. L’album est en écoute ci-dessous, avec le clip de Sin Guia No et accompagné d’une longue interview de la forte tête.
Qui, joie, tourne à nouveau en France : Juana Molina sera le 23 mai au Havre, le 24 à Laval, le 25 à Allonnes, le 26 à Nantes, puis le 7 juin à Lille, le 8 à Paris (Villette Sonique) et le 5 juillet à Lyon (Les Nuits de Fourvière).
ENTRETIEN
Comment te sentais-tu à la fin de l’enregistrement de ton nouvel album, Wed 21 ?
Juana Molina : Je voulais qu’il sorte. J’en avais marre d’attendre. J’ai commencé à l’enregistrer en 2012, mais il y a eu beaucoup d’interruptions. Puis quand il a été décidé que l’album allait sortir dans le courant de 2013, j’ai accéléré. Il me faut une deadline, sinon je traîne. Et avant d’accélérer, j’avais la tête un peu ailleurs. Sans raison particulière. Je n’étais pas vraiment inspirée, j’ai un peu voyagé, et il y a eu le projet Congotronics, qui m’a pris plusieurs mois : je suis incapable de faire plusieurs choses à la fois. Et mon problème est que plus je m’éloigne, plus je m’éloigne…
Dans quel état d’esprit étais-tu quand tu as commencé à écrire Wed 21 ?
Je savais que je ne voulais pas faire les choses de la même manière. Je n’allais pas moi-même changer, mais je voulais changer ma formule. J’ai beaucoup utilisé les pédales pour jouer sur les boucles. La première de ces machines, je l’ai achetée en 2001. Au départ, c’était pour « résoudre » les chansons de Secundu et Tres Cosas sur scène : je devais trouver une manière de faire ce que j’avais dans la tête. J’avais deux solutions : avoir 10 esclaves, ou me doter de pédales et jouer avec des boucles. Au début des années 2000, je suis donc allée dans les magasins de musique. Je cherchais quelque chose de simple, une machine sur laquelle j’appuie et qui enregistre sans devoir déterminer quoi que ce soit a priori. J’ai évidemment fini par trouver, ça s’appelle une loop station. J’en ai acheté deux, j’en avais besoin tout de suite.
Comment as-tu alors appris à t’en servir ?
Je n’arrivais pas du tout, au départ, à l’utiliser. De la taille aux pieds, j’étais totalement morte, musicalement. Jouer avec des pédales nécessite un apprentissage, le même que, quand j’étais toute petite, j’ai commencé à apprendre à chanter en même temps que je jouais de la guitare. Je jouais, j’ai voulu chanter : rien n’est sorti. Le cerveau a du apprendre. Avec un peu de travail, j’ai fini par m’en sortir. Mais j’ai fini par trop bien maîtriser la technique.
Donc tu as voulu, avec Wed 21, faire quelque chose de différent.
Oui : j’ai voulu sortir de ma zone de confort. C’est mon truc, c’est génial, mais je sentais une pression supplémentaire : ce que je faisais avec des pédales, j’étais au départ une des premières à le faire mais, aujourd’hui, des tonnes d’autres artistes le font aussi. Des loop stations, tout le monde en a : j’avais l’impression d’avoir perdu un peu de mon « truc », je n’étais plus la reine de mon domaine. Il y avait un peu de jalousie.
Comment définir ton « truc » ?
J’aime bien les motifs, les choses qui se répètent. Mais pour moi il y a deux sortes de boucles. Il y a la mauvaise boucle : quelque chose qui tourne en rond, se répète sans avancer. Il y a la bonne boucle : c’est une sorte de roue, qui finit par avancer seule. Il y a des boucles qui sont musicales et des boucles qui ne sont pas musicales.
Tu parles de jalousie : c’est un sentiment un peu négatif qui t’a poussé à essayer de changer la méthode.
Peut-être. Et encore une fois cette zone de confort, ce moment où je savais trop bien ce que j’étais en train de faire. Ce n’est pas que rien ne bouge, ou à l’inverse que tout change ; pour les morceaux de Wed 21, j’ai aussi du utiliser la pédale, les boucles. Mais il a fallu que j’évite d’être tentée. A chaque fois que j’entendais quelque chose de familier, je le laissais tomber. Une roue marque une trace dans le sol qu’elle finit par suivre indéfiniment, il fallait que j’arrive à sortir de cette trace. Je voulais aller à un endroit, je suis arrivée à cet endroit, mais j’ai essayé d’utiliser d’autres chemins.
N’est-ce pas un peu triste, de se rendre compte qu’on risque la répétition ?
Frustrant peut-être. Mais Wed 21, je l’ai fait par séquence, j’écrivais, j’enregistrais, je m’arrêtais un temps, puis je m’y remettais. Le processus a été assez chaotique. Quelque chose d’assez nouveau pour moi. Je ne sais pas quand le chaos est arrivé dans ma vie : plus jeune, j’étais l’ordre et la propreté incarnés. Maintenant, je perds tout, j’oublie tout, je suis désorganisée. Quand je vivais ici, à Paris, si tu ouvrais mes placards, tu trouvais mes vêtements classés par tissus et par couleur. Et je me sentais parfois mal parce que quelque chose appartenait à deux mondes, et que je ne savais pas où le ranger. Tout était rangé dans un souci de perfection.
La boucle est d’ailleurs quelque chose de plutôt très ordonné.
Ce qui m’attire dans une boucle, c’est l’idée qu’elle ne soit qu’un chemin, une rue par laquelle on passe. Tout ce qui se passe autour, c’est le décor. La route peut rester la même mais le décor varie. Quand j’écris, j’ai toujours des images en tête : si je n’en ai pas, il est presque certain que le morceau finira à la poubelle. Ce sont des images abstraites, des lignes, des motifs. Ça a toujours été le cas, du moins depuis Secundo.
Qu’est ce qui provoque la première étincelle, quand tu écris ? Ces images ?
Non, c’est la joie, la joie de jouer pendant des heures. Quand quelque chose vient, je le joue, le rejoue, le rejoue encore, pendant très longtemps, jusqu’au moment où je sens que je dois l’enregistrer. Mais il m’arrive, comme ça, de me laisser emporter par la joie, et de ne pas saisir le meilleur instant.
C’est une forme de transe ?
Je me souviens d’un moment très particulier. J’écrivais, je chantais un bout de la mélodie de La Verdad, je me souviens précisément du passage et, soudainement, je me suis vue. Je me suis vue chanter. J’étais comme en dehors de moi-même, comme ailleurs. C’est venu aux trois-quarts de la phrase : je me suis arrêtée, mais il me manquait le dernier quart de la mélodie, de la phrase. Pour le trouver, il a ensuite fallu que je cherche, que j’imite ce moment particulier où j’étais ailleurs. J’ai essayé mille fois, mais je n’ai jamais vraiment réussi. Les gens ne s’en rendent pas forcément compte mais je le sais, je sens que ce n’est pas le même esprit.
Cet état mental est quelque chose de nécessaire, à chaque fois ?
Rien ne doit être forcé. Il faut que j’entre dans la musique, que je disparaisse. Que je ne sois pas là, du tout. Le cœur bat tout seul, le corps devient un outil. Quand tu te mets à danser, si la pensée intervient, tout fout le camp, ou tout devient insincère. Quand les sons me prennent, je suis tout à fait dans le truc, à un point où je n’existe plus. Ce sont les seuls morceaux qui survivent. C’est comme ça. Je crois que je dois être zen. Lâcher prise et vivre l’instant. N’être ni dans la seconde passée, ni dans la seconde à venir. Comme quand tu es follement amoureux, que tu as l’impression que le temps ne passe pas, mais que tu te rends compte que tu es enfermé depuis une semaine dans une chambre.
Il t’arrive de devoir t’accrocher à une histoire, quand tu écris ?
Non. Jamais. C’est toujours totalement abstrait. Et c’est difficile, une fois le morceau écrit, de lui donner des paroles : les mots font tout redescendre sur terre, tout perd son état d’abstraction, d’idéal. Pourtant, s’il n’y a pas de texte, il devient difficile de chanter. Les textes doivent être « proposés » par la musique, presque automatiquement. Je n’ai pas l’impression d’être en train de faire. Je sens parfois que je veux un son, mais je ne sais pas consciemment lequel. Alors je le cherche. Je le cherche jusqu’au moment où je le trouve, et quand je le trouve, c’est lui qui me dicte comment il doit être joué. Si je ne trouve pas ce son, je dois le programmer, sur mon clavier ; mais ça me donne l’impression de m’éloigner un peu.
Il y a toujours dans tes albums des équilibres, entre les machines et l’organique, entre le chaud et le froid…
Pour moi l’ordinateur n’est qu’une machine à enregistrer. Et l’avantage de l’ordinateur est que tu peux avoir une infinité de lignes pour enregistrer, quand auparavant tu devais n’en choisir que quatre. Quand j’ai commencé à faire ma musique, il n’était pas question de faire un album chez moi. Des gens le faisaient, mais ça ne pouvait pas être mon cas. C’est pourtant pour moi devenu quelque chose de totalement indispensable. Je ne pourrais pas faire ma musique si je ne la faisais pas dans mon propre studio. Si j’avais quelqu’un à mes côtés en permanence, je crois que je serais incapable d’enregistrer, je serais totalement intimidée –comme la fois où je me suis vue chanter, mais tout le temps. Il y a une seule personne avec laquelle je sais pouvoir collaborer avec une certaine synergie, j’entends par là notre ensemble est plus fort que la somme de nos individualités, c’est Alejandro Franov. Il était sur Secundo, on a fait deux morceaux ensemble, mais on n’a jamais pu en refaire.
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