John Waters ne se contente pas de sortir son joli Pecker dans les salles, il exhibe ses parties… de découpages dans les galeries. Photographiant sur sa télé des plans de films hollywoodiens, il les retaille sauvagement, les recompose comme des cadavres exquis.
Ce mois-ci, il ne faudra pas se tromper d’adresse. Il y a le faux événement Waters et le vrai. Le faux, c’est la sortie du film Pecker, l’oeuvre la plus catho de gauche de Waters. Le vrai, c’est la première exposition parisienne du cinéaste de Baltimore qui, en triturant l’univers filmique qui lui ronge le cerveau, fait preuve d’un tranchant, d’un excès, d’un lyrisme absents de ses derniers longs métrages.
John Waters, artiste conceptuel. Comment est-ce arrivé ? Imaginons un instant que le cinéaste, enragé par la célébrité de Woody Allen (authentique), se mette soudain à mitrailler sa télé avec un appareil photo au moment où elle diffuse un mélo hollywoodien. « S’emparer du travail des autres, c’est en être l’auteur ultime ! », jubile-t-il, possédé. Il shoote, shoote, puis tel un boucher il découpe sadiquement ces photos de films en tranches et les dispose en séquences linéaires et narratives, comme des BD. Un vrai jeu de massacre, surtout quand Waters pousse la maniaquerie jusqu’à ne prélever chez ses actrices préférées que les parties du corps qui l’obsèdent. Comme dans Grace Kelly’s elbows (Les Coudes de Grace Kelly, 1998) ou Liz Taylor’s hair and feet (Les Cheveux et les pieds de Liz Taylor, 1996). Seule cette dernière pièce n’est pas organisée en une longue bande horizontale, mais plutôt en forme de cadre rectangulaire au contenu vacant (Liz Taylor = ensemble vide ?). Ce qui en dit long sur son amour/haine pour l’actrice. On retrouve d’ailleurs celle-ci dans la série choc intitulée Face lift. A la photo d’une Liz Taylor bouffie succède une ribambelle d’images d’opérations sanguinolentes (1) le processus du lifting , qui s’achève comme dans plusieurs de ses collages par une chute ironique : le visage de Waters. Liz devenue John.
Tous ces tripatouillages iconoclastes éclairent une facette violente du cinéaste un peu enfouie sous la provoc trash-scato. Le titre de l’exposition, Director’s cut, ne signifie pas seulement le choix ou le montage du réalisateur, mais aussi les coupes du réalisateur. Donc, la véritable clé de son oeuvre filmée est sa parodie gore Serial Mom, et non Pecker, gentille dérision du milieu de l’art contemporain, où Cindy Sherman joue un petit rôle… Comme Warhol, dont il a décalqué le principe sériel bien qu’il se soit plus clairement inspiré du « re-photographe » Richard Prince et du peintre John Baldessari , Waters professe une fascination pour le crime. L’assassinat de John F. Kennedy à Dallas lui a inspiré son formidable Zapruder (1995) (2). Par son travail de décomposition/reconstruction photographique d’une parodie de la mort du Président qu’il avait tournée en 1966 avec Divine en Jackie Kennedy, Waters en arrive à retrouver le mouvement, la saccade, le flou, le grain du film d’archives. Dans le même ordre d’idées, il s’amuse par exemple à associer Divine à Charles Manson (dans Manson copies Divine hairdo, 1993) ; et avec Stab 1, 2, 3 (Poignarder, 1993), panneau vertical constitué de trois gros plans flous du travesti en furie, il transpose son envie déclarée de trucider les admirateurs de films comme Forrest Gump, numéro un sur sa liste noire.
Cette violence n’apparaît pas aussi explicitement dans toutes les pièces de Director’s cut. Mais elle est toujours là, sous-jacente. Prenons Peyton Place, the movie (1993), marqueterie soignée d’images idylliques : paysages de carte postale de la Nouvelle-Angleterre, clochers d’église, ciels bleus et, en bas à droite, un nom et une date gravés dans le marbre : « Grace Metalious1924-1964 ». Tableau anodin en apparence, mais qui, en fait, pourrait s’intituler « Sexe et mort » ou « Eros et thanatos ». Cela s’explique ainsi : Peyton Place est au départ un best-seller, un roman de gare écrit dans les années 50 par Grace Metalious la dernière image est celle de sa pierre tombale. L’histoire, sulfureuse pour l’époque, décrit toutes sortes de vilenies (inceste, viol, suicide, assassinat) qui se trament derrière la façade pimpante d’une petite ville modèle de la Côte Est. David Lynch n’a rien inventé avec Blue velvet et Twin Peaks… En 1957, le roman de Grace Metalious est devenu un mélo hollywoodien, réalisé par Mark Robson avec Lana Turner et intitulé en France Les Plaisirs de l’enfer, dont Waters a tiré ces images chromo où ne figure aucun acteur. Considéré comme le summum du croustillant à sa sortie, le film ne présente aucune scène osée : « A chaque fois qu’il allait y avoir du sexe, explique Waters, on coupait et on passait à ces paysages kitsch. (…) Donc pour moi, ce sont des images sexuelles… » En effet, chaque paysage de la série recèle une scène d’accouplement torride.
De nombreuses autres pièces de l’artiste exacerbent sexe, drogue et violence, de façon latente ou manifeste. Mais d’une part, il ne faut pas toujours les prendre pour argent comptant l’humour est une donnée essentielle du travail de Waters , et d’autre part, il faut considérer tout ce que cette rage recèle comme passion, au sens religieux, quasi christique, pour le cinéma. Fétichisme morbide, lanceront avec dédain les intégristes du septième art. Mais justement, la vraie cinéphilie est là, dans cette appropriation cannibale de la matière filmique, mêlée à la chair, aux cheveux, aux corps des stars, idoles sacrifiées sur l’autel de l’hystérie théâtralisation de l’altérité. Le cinéma n’est pas un art de salon, mais un puissant accélérateur de pulsions.
Vincent Ostria
1. Tirées du film Ash Wednesday (1973) de Larry Pearce, où l’actrice subissait précisément un lifting qui ne s’avérait pas particulièrement saisissant.
2. Du nom du célèbre cinéaste amateur qui a filmé l’assassinat de John F. Kennedy en 1963.
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