Tête d’affiche du festival les inRocKs Philips 2015, l’une des plus belles plumes et des plus grandes voix de la pop moderne revient avec un album fou, kaléidoscopique, exubérant et libre. Critique et rencontre.
Dans ses interviews à la franchise confondante comme dans ses textes acides, intimes, crus et d’une grande mais noire drôlerie, John Grant semble ne mettre aucun filtre entre sa vie et le monde : l’Américain est ce que l’on pourrait appeler un livre ouvert. Une autobiographie écrite à l’encre noire : Grant a tout vu, tout fait, tout traversé, une homosexualité réprimée par ses parents bigots, la dépression ampante et permanente, l’autodépréciation destructrice, le sida, les addictions à l’alcool, aux drogues ou au sexe dont il s’est extirpé à grand-peine.
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“Drôle et lunatique, explique d’emblée l’adorable garçon quand on lui demande de se décrire. Je suis une montagne russe d’humeurs changeantes. Je peux être empathique, mais je peux également être très égoïste. Je suis curieux. Très, très critique envers moi-même. Perfectionniste. J’ai peur de faire des bêtises en face d’autres gens, j’ai peur de l’humiliation publique : ça vient de mon enfance, j’étais constamment humilié, devant les gens. Je suis gentil. Et plein de rage. Toujours plein de rage : on s’adoucit un peu avec l’âge, mais elle est toujours là.”
Ces cahots, le songwriter magique les a explorés avec une force et une grâce admirables sur le magnifique Queen of Denmark en 2010. Pas tout à fait sorti de l’ombre de ses démons mais replacé en pleine lumière, Lazare inattendu, avec l’aide de ses copains Midlake, l’Américain renaissait alors au monde, qui lui offrait ce qu’il avait toujours refusé à ses pourtant merveilleux Czars : un peu de succès.
Un linguiste accompli
Un succès que, trois ans plus tard, il transformait en amour global avec Pale Green Ghosts, album extraordinaire et reconnu comme tel par le public, la presse et les prix officiels, disque où ses chansons majeures mélangeaient, dans un étourdissant tourbillon électronique et symphonique, ses passions variables et ses humeurs changeantes, sa drôlerie et son obscurité (“Je suis le plus grand enfoiré que tu rencontreras jamais”, tonnait-il sur la renversante GMF), la chaleur d’une voix à carboniser Méduse, l’immensité d’arrangements boisés et le froid de machines robotiques et dansantes.
Désormais installé en Islande, où ce linguiste accompli (il parle couramment l’allemand, très bien le russe, un peu l’espagnol et apprend notamment le français) a trouvé un semblant de stabilité et un compagnon de vie, John Grant aurait pu se reposer sur ses lauriers bien mérités, thésauriser l’amour reçu. Et, à l’aube de son troisième album, Grey Tickles, Black Pressure, se contenter d’un copier-coller de ce qui a déjà fonctionné.
C’est mal connaître l’Américain : les lauriers sont pour lui un poil à gratter, l’instabilité lui est congénitale, ses doutes sont permanents et la méfiance en l’amour, celui qu’il ne se sent pas capable d’offrir ou celui qu’il trouve curieux de recevoir, semblent avoir paradoxalement excité ses envies de grandiloquence, d’humour brutal, de folie et de mélanges tranchants. En islandais, “grey tickles” (“chatouilles grises”) est une expression désignant la crise de la quarantaine, et “black pressure” (“pression noire”) signifie cauchemar en turc : le ton est donné.
Un kaléidoscope zinzin
Mais quel ton, pour celui qui cite, dans ses influences récentes ou majeures, à la fois Prince et Goldfrapp, Nina Hagen et la BO de It Follows, Abba et Kim Gordon, Róisín Murphy ou Chris & Cosey ? Tous les tons, justement : sans boussole, stylistiquement exubérant, expérimental, sonique, rageur, mordant, cru ou cul dans ses textes souvent hilarants, furieux par ses contre-pieds permanents, Grey Tickles, Black Pressure est un kaléidoscope zinzin, qui compte autant de motifs et d’humeurs que le cerveau sans pause de son auteur.
John Grant ne va pas vraiment mieux, il n’a rien à perdre mais il a tout à donner. Et, avec l’aide du producteur John Congleton (St. Vincent, Anna Calvi, FFS, The Districts), il donne tout : des chansons amples aux mélodies bouleversantes et aux arrangements grandioses (le somptueux morceau-titre, les très belles Global Warming, Magma Arrives, Geraldine ou No More Tangles), une disco-pop narquoise à géométrie très variable (Disappointing, single ébouriffant chanté avec Tracey Thorn, Down Here), du funk synthétique et maboul (Snug Slacks, Voodoo Doll, les deux visages du bizarre et tubesque You & Him), des chansons à l’électricité industrielle (Guess How I Know), de l’électronique abyssale et épique (la très impressionnante Black Blizzard).
Transformiste pop génial et songwriter décidément fascinant, Grant dynamite sans gêne les limites habituellement imposées aux goûts, bons comme mauvais : sa crise de la quarantaine et ses cauchemars ressemblent paradoxalement à la jouissive libération de ses fantasmes infinis.
Concert au festival les inRocKs Philips le 15 novembre à Paris (Cigale), avec Flo Morrissey, C Duncan et Max Jury
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