Joël Jouanneau aime se salir les mains et se colleter à un théâtre pas très propre sur lui. Avec Jacques Serena, l’auteur de Gouaches et de Velvette, il a trouvé savate à son pied.
En voilà un qui ne la ramène pas à tout propos et propose néanmoins un théâtre résolument au bord de l’abîme. Passent les années et les projets, l’œil clair de Joël Jouanneau reste vierge de toute usure, curieux et fureteur comme celui d’un enfant. Et que regarde un enfant sinon l’univers infini décelable dans le monde immédiat ? Il n’est pas donné à tous de voir avec le regard du rêve et, ce que sait l’enfant qui n’a pas encore appris, Joël Jouanneau nous en donne l’accès parce qu’il préfère l’expérience au savoir, la création au répertoire. D’ailleurs, il le reconnaît : « Peut-être est-ce parce que je suis autodidacte, mais j’ai du mal avec les classiques : Molière, Shakespeare… D’ailleurs, la seule tentative que j’ai faite en ce sens avec Coriolan a été une expérience malheureuse. Il n’y a que les Grecs avec qui je n’ai aucun mal : Sophocle, Euripide, Eschylle. Ce qui a changé entre eux et nous, c’est la question du héros. » Mais ce qui n’a pas changé, ajoute-t-il, c’est bel et bien la fonction du théâtre qui est d’interroger la cité. Alors ensuite, bien sûr, c’est une question de point de vue.
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Où dénicher les héros d’aujourd’hui ? Dans les textes de Jacques Serena, par exemple. En 1998, Joël Jouanneau avait monté Rimmel. Cette année, il remet ça avec Gouaches, une pièce de théâtre, et Velvette, un texte en prose écrit en hommage à Nico, l’égérie du Velvet Underground. Ce que l’on trouve dans l’écriture de Jacques Serena, romans et pièces de théâtre, c’est la matière même d’une vie de baroudeur, de squatteur, de vendeur d’articles en cuir sur les marchés du Midi, d’asthmatique accro à la Ventoline… Bref, le banal quotidien de la survie ordinaire, là où justement se débattent les héros d’aujourd’hui.
« Jacques Serena écrit des tragédies contemporaines, estime Joël Jouanneau. Dans Gouaches, où quatre personnages gravitent dans un squat, les héros sont nécessairement anonymes. Mais c’est là qu’on les trouve et sûrement pas dans le domaine social, juridique, politique. L’être anonyme, beckettien, est le héros d’aujourd’hui. C’est cette dimension que leur donne Serena : des gens de maintenant à qui il accorde le droit de la tragédie. »
Un rapide inventaire des multiples métiers pratiqués par Joël Jouanneau, natif de Saint-Denis où il pratiqua le théâtre amateur pendant vingt ans, donne les clés de cet accord majeur entre lui et Serena : employé d’écriture au bureau d’aide sociale, instituteur, lecteur d’un grand professeur américain, communiste et aveugle (« Je lui lisais toutes les pièces de l’époque des Lumières et je faisais tous les personnages ; ce fut sans doute mon grand moment d’acteur ! »), directeur des affaires culturelles à la mairie de Saint-Denis, rédacteur des pages culturelles de Révolution jusqu’en 1981, où il s’autodésigne pour être reporter de guerre au Liban (il y effectue plusieurs séjours entre 1981 et 1983). « Le microcosme culturel me pesait, je ressentais un mal-être profond et je pense être allé là-bas plus pour ma névrose personnelle que pour la guerre, mais finalement je dois reconnaître que la névrose du monde est la pire. J’étais uniquement dans la violence et je sais gré à Bruno Bayen, qui m’a accompagné lors du dernier voyage, de m’avoir réconcilié avec ce que je cherchais là-bas. On était en pleine guerre et lui interrogeait les militaires, plus préoccupé d’apprendre le nom des fleurs et des arbres du Liban ! A mon retour, j’ai décidé de ne plus travailler. C’est ça le théâtre pour moi. Depuis, je suis dans la boîte noire et devant ma feuille blanche. »
Ou devant celle des autres. Il dit que monter Rimmel ou Gouaches ou Velvette répond à son désir de se salir les mains, de se colleter à un théâtre pas très propre sur lui, mais fortement ancré dans la saleté qui nous entoure.
» Gouaches, comme Rimmel, se passe dans un squat. En fait, chaque auteur invente « le lieu de son encrier ». Comme Jacques assiste à toutes les répétitions, il a pu me donner des indications précieuses. Il me disait que le premier jour dans un squat, c’est la fête, et qu’au bout de trois semaines, ça devient irrespirable. » D’où le début rapide et brutal de Gouaches, quand l’Acrobate (Océane Mozas) et sa copine Grycman (Christèle Tual) suivent Posthume (Pierre Louis-Calixte) dans un appartement occupé par la Femme en châle (Isabelle Sadoyan) et son époux, que l’on ne verra pas mais que l’on sait accroché, mort ou vif, aux touches nacrées de son accordéon… Une scansion musicale organise les rencontres et les fuites, les ruptures et l’attente, ponctuée par une bande-son qui donne des fourmis aux pieds et jette les corps dans la danse (Alan Vega, Tindersticks, Joy Division et PJ Harvey), jusqu’au ralentissement général, la poisse du temps qui ne passe pas dans un monde privé d’utopie.
On le sait, le théâtre est affaire de relais. Jacques Serena ne plaisante pas lorsqu’il dit qu’en montant ses pièces, Joël Jouanneau lui révèle des pans entiers de l’histoire. « Je ne savais pas qu’ils tuaient la mère. C’est Joël qui l’a vu », s’amuse l’auteur. Sourire de Jouanneau : « Il dit que j’aggrave les choses. Mais ce n’est pas moi qui ai tué la mère, c’est dans le texte ! Et surtout, je pense que c’est le texte qui doit produire son esthétique et son souffle. Or, Serena a une écriture d’asthmatique, avec une musique particulière qui me touche, très jazzique, très syncopée. » C’est vrai : à le lire, on essaie d’écouter, de ponctuer cette parole dévidée dans l’urgence et peu encline à soigner la syntaxe, ou à finir les phrases. La pensée pousse les mots et les voilà qui fusent, incomplets, mal torchés, brouillons et en désordre, mais solidaires à jamais du courant qui les propulse, en équilibre « mallarméen » entre « l’abîme du dedans et celui du dehors ». Le tout par la grâce des comédiens, époustouflants dans Gouaches comme dans Velvette, un monologue dit par Jeanne Balibar, accompagnée de Rodolphe Burger, du groupe Kat Onoma. « On voit qu’il a fait des études de philo, rigole, admiratif, Joël Jouanneau. Il dit qu’il a rarement lu de texte où l’on parle aussi bien de la musique. Nico en est la figure centrale, quelqu’un en perdition. Rodolphe a énormément travaillé sur le Velvet pour construire une matière-musique constituée de citations et de collages. Jeanne n’a pas pu jouer dans Rimmel, elle attendait son bébé. On s’est retrouvés pour Velvette : je lui ai proposé de travailler la musique-texte comme une matière, au même titre que la musique de Rodolphe. Elle a accepté l’enjeu. » Sans conteste, le « grain de sa voix », selon la belle expression de Roland Barthes, dévide à merveille les flux de sensations et d’observations qui trament l’existence et accompagnent inéluctablement le difficile voyage des inconstants du réel. A chacun ses héros…
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