Parmi les nombreux centenaires de l’année, celui de la mort tragique de Joe Hill est l’occasion de rappeler cette légende du militantisme ouvrier, pionnier du protest-song, auquel Woody Guthrie et Bob Dylan doivent tout, qui fut le fer de lance poétique de l’Industrial Workers of the World (IWW), aile gauche du syndicalisme américain. Franklin Rosemont évoque les grands moments du syndicat et de la vie de Joe Hill, par chapitres thématiques, plutôt que chronologiques.
Joe Hill. Ce nom ne dit sans doute plus grand chose à personne. Bien sûr certains adeptes de la littérature fantastique connaissent un écrivain portant ce nom. C’est l’auteur du roman Cornes, récemment adapté au cinéma par Alexandre Aja sous son titre original, Horns. Le nom complet de ce romancier est Joseph Hillstrom King. C’est le fils du célébrissime Stephen King, qui l’a affublé de cet étrange prénom, Joseph Hillstrom. Celui-ci l’a abrégé en Joe Hill et en a fait son nom de plume.
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Stephen King a voulu ainsi rendre hommage au Joe Hill originel, un ouvrier réputé pour ses chansons engagées, qui fut assassiné légalement par un peloton d’exécution en novembre 1915, après un procès où il avait été accusé du meurtre d’un épicier de Salt Lake City, puis condamné à mort. Il est aujourd’hui avéré que Joe Hill n’a jamais commis ce meurtre. Il a été surtout châtié pour l’exemple, en tant qu’agitateur politique, porte-drapeau d’un syndicat ouvrier d’extrême-gauche, l’IWW (Industrial Workers of the World), pour lequel il avait écrit des chansons anti-capitalistes.
Joe Hill était également une version courte de Joseph Hillstrom, mais ce n’était qu’un pseudonyme. Joe Hill naquit en Suède, en 1879, sous le nom de Joel Emmanuel Hägglund. Il émigra aux Etats Unis en 1902, à l’âge de 22 ans et commença à y mener une vie errante de hobo (en français trimardeur), travaillant à droite et à gauche au gré de ses errances, qui le menèrent de Hawaï au Canada, en passant par la Californie et Chicago… Le livre de Franklin Rosemont, Joe Hill, (Bread, Roses and Songs) – la création d’une contre-culture ouvrière et révolutionnaire aux Etats-Unis, n’est pourtant pas, comme on pourrait le croire en voyant en couverture le nom Joe Hill en gros caractères, une simple biographie du chanteur militant. Sans doute parce qu’à l’époque où le livre est sorti aux Etats Unis (cette édition française est elle-même la deuxième version publiée par la CNT), en 2002, plusieurs ouvrages avaient déjà été consacrés à Joe Hill, et ses chansons et ses lettres édités.
Ensuite, la principale difficulté à laquelle se heurtent les biographes de Hill, c’est simplement que très peu de choses sont connues sur sa vie et que l’on ignore ses activités durant de longues périodes. Il est presque plus ardu de décrire avec précision les treize dernières années de la vie de Joe Hill, celles qu’il passa aux Etats Unis, où il devint un phare du mouvement ouvrier, que sa jeunesse en Suède.
Une analyse comparée de la littérature consacrée au syndicat et à Joe Hill
L’auteur de l’ouvrage, Franklin Rosemont (1943-2009), est lui-même un curieux personnage. Zébulon de l’avant-garde américaine, il a été le premier à diffuser les écrits de Guy Debord aux Etats Unis, fondé le mouvement surréaliste américain en 1966, et été membre de l’IWW. Son livre lui ressemble. Il est atypique. C’est à la fois une histoire décousue de l’IWW et un récit fragmentaire de la vie de Joe Hill. Mais ce n’est pas tout. C’est en même temps une analyse comparée de la littérature consacrée au syndicat et à Joe Hill. Le livre est plus conçu par thèmes que par époques. Certains chapitres sont consacrés à Hill, d’autres plutôt aux soubresauts de l’IWW, syndicat d’extrême-gauche américain fondé en 1905, qui existe toujours, mais dont on situe l’âge d’or dans les années 1920. Hill en est vraisemblablement devenu membre en 1910.
La grande singularité du livre est l’utilisation que fait l’auteur de la figure de Joe Hill ; elle devient une aune à laquelle il mesure les grandes actions de l’IWW. Rosemont semble constamment se demander: “Qu’en aurait pensé Joe Hill ? Comment aurait-il réagi ?” Dans le même ordre d’idées, l’auteur examine de nombreuses hypothèses plausibles ou non sur la vie et la mort de celui qu’il appelle “le barde wobbly”. Wobbly étant le surnom que se donnent entre eux les membres de l’IWW et par lequel les autres les désignent. Rosemont cite les différentes bribes de témoignages de ceux qui ont connu ou simplement croisé Hill, qui permettent de remplir certains trous du puzzle, alors que d’autres resteront désespérément vides. On ne connaît rien, par exemple, sur la vie amoureuse et sentimentale de Hill, s’il en a eu une.
Le militantisme chansonnier
On pense qu’il a un peu participé à la révolution mexicaine, on sait où il a (probablement) voyagé, mais on ignore quelle a été concrètement son implication dans le militantisme politique. Les paroles s’envolent, les écrits restent : en l’occurrence les chansons qui ont fait sa gloire. Elles sont parues dans The Little Red Songbook, une des principales publications de l’IWW, qui rassemblait principalement des dessins et des chansons satiriques. Le militantisme chansonnier était une des grandes spécialités de l’IWW. Le chant a des vertus fédératrices et entraînantes, que ce syndicat a largement cultivées. Et, quoique Suédois d’origine, Joe Hill avait un tel sens de la formule en anglais qu’il devint vite le songwriter préféré des ouvriers américains de l’époque.
L’une de ses chansons les plus célèbres, The Preacher and the Slave, est une charge contre le clergé, allié du patronat dans son opposition au prolétariat. Une de ses paroles est devenue une formule populaire : “You’ll get pie in the sky when you die” (« Vous aurez du gâteau au Ciel, quand vous mourrez”). Manière de tourner en dérision l’abnégation chrétienne prêchée aux crève-la-faim, auxquels on promet la félicité éternelle après la mort. Mais si Joe Hill est célèbre, c’est avant tout comme martyr de la cause ouvrière, après sa condamnation à mort, puis son exécution, qui engendrèrent des mouvements de protestations à travers les Etats Unis.
Joe Hill est depuis une vraie légende, entérinée par une chanson de Alfred Hayes et Earl Robinson, écrite en 1936 : I dreamed I saw Joe Hill. Cette chanson disant notamment “Joe Hill n’est pas mort”, cela renforça le statut presque religieux, voire christique du barde wobbly. Cette phrase est devenue un leitmotiv, engendrant presque une rumeur surnaturelle (Joe Hill est immortel). La chanson de Hayes et Robinson a été reprise par une myriade d’interprètes, dont Joan Baez, grande prêtresse du protest-song des années 1960, qui contribua à lancer Bob Dylan. Ce dernier parodiera lui-même cette chanson, qui devint I dreamed I saw Saint Augustine, dans son album John Wesley Harding.
Un courant folk politique
On peut d’ailleurs considérer Dylan comme le petit-fils spirituel de Joe Hill, qui a allumé la mèche d’un courant folk politique dont on situe l’explosion dans les années 1960 aux Etats-Unis, parallèlement à la beat generation, prélude au flower-power et à l’immense vague de contestation contre la guerre du Vietnam. Joe Hill est le précurseur de ce courant, dont Woody Guthrie sera le continuateur (avec Peete Seeger, dans une moindre mesure), qui influencera énormément Bob Dylan.
Tout compte fait le plus incroyable est la traînée de poudre qu’ont engendrée les chansons puis la disparition de ce modeste immigré suédois. Car contrairement à ce qu’on peut lire un peu partout, Joe Hill n’était pas un leader, ni même un immense tribun. Son talent résidait surtout dans ses chansons parodiques (dont la musique était souvent calquée sur des airs connus, parfois même religieux), anti-patronat, anti-establishment, et dans une moindre mesure dans ses dessins humoristiques.
Selon Rosemont, Hill était également un connaisseur en matière de cuisine chinoise ; ceci étant une des multiples facettes annexes du chantre du syndicalisme américain, abordées dans ce livre aux entrées multiples, qui fait plus penser à un almanach thématique qu’à un récit historique. Bref, Rosemont évoque la spécificité et les actions de l’IWW, commente les commentateurs, et analyse comprendre l’écho retentissant de la mort de Joe Hill, qui fut le Che Guevara du mouvement ouvrier.
Vincent Ostria
N.B. Signalons la ressortie le 18 novembre 2015 de Joe Hill, biopic du Suédois Bo Widerberg datant de 1971, qui s’inspire de la vie du barde wobbly. Rosemont dit pis que pendre du film, qui selon lui “baigne dans le sentimentalisme”. Œuvre sans doute très romancée, mais qui jouit d’une grande réputation auprès des cinéphiles.
Joe Hill, Bread, Roses and Songs – la création d’une contre-culture ouvrière et révolutionnaire aux Etats-Unis de Franklin Rosemont,. Ed. CNT-RP, 592 p., 22 €
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