En attendant les rééditions des trois premiers albums fondamentaux de Led Zeppelin, leur guitariste Jimmy Page nous a accordé un rare entretien sur les débuts du groupe le plus sexy du rock.
Planté dans le couloir menant aux quais de la Northern Line, à la station King’s Cross, un busker chante, une triste guitare pendue au cou, la même chanson depuis au moins six ans : Wild World de Cat Stevens. Dans les années 70, lui, peut-être son grand frère, chevrotait déjà “La la la la la, oh baby, baby, it’s a wild world” dans le métro avec cette voix mi-avisée, mi-harassée de celui qui en a déjà vu assez en ce bas monde pour conclure que seuls les violents s’y font une place, même s’il prend la peine d’alerter les âmes encore un brin crédules.
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En passant devant lui, en ignorant la soucoupe à ses pieds, qui attend qu’on la remplisse de menue monnaie, on repense à ces années-là, au souffle de bienveillance qui les avait traversées. Et non, on ne s’arrêtera pas ! De quoi on aurait l’air ? On a rendez-vous à l’autre bout de Londres avec l’exact opposé de ce vieux hippie converti barbu, bredouillant à genoux ses sourates de soumission, qu’est Cat Stevens. On a rencard avec un overlord du rock anglais, un prince des ténèbres de la guitare électrique, un seigneur parmi les saigneurs à qui ce monde doit d’être encore plus “wild”. Son nom ? James Patrick Page !
La Brèche-aux-Loups d’Ozoir-la-Ferrière
Petit retour en arrière. En 1970, dans la cour du collège La Brèche-aux-Loups d’Ozoir-la-Ferrière, Seine-et-Marne, trois groupes se partagent le coeur des troisièmes : les Stones, Creedence Clearwater Revival et Led Zeppelin. Les Beatles, c’est déjà has been. Cat Stevens, n’en parlons pas. Si l’on a chez soi un disque de Cat Stevens, coincé entre Led Zeppelin II et Cosmo’s Factory, c’est par ruse, pour attirer les filles les plus mignonnes dans notre chambre et, chemin faisant, finir par leur glisser la langue, un doigt ou deux avec un peu de chance. Pendant les boums, on se ramasse des bitures monumentales à la vodka-orange en écoutant Whole Lotta Love.
Le plus taré, c’est Luc, qui ne va plus en cours depuis qu’il s’est acheté un ampli Marshall 200 watts et joue Whole Lotta Love toute la journée avec une imitation Fender. Sa mère devient folle. Elle l’a exilé au sous-sol. Il y vit en quasi-reclus au milieu d’une jonchée de slips dégueulasses jetés en boule, dormant dans des draps où il s’est employé à dessiner la carte des cinq continents rien qu’avec sa semence et juste en pensant à sa voisine qui, tous les matins, descend de son perron chercher le courrier vêtue d’une seule nuisette transparente et d’une petite culotte fuchsia. Putain, comment il a envie de le lui faire sentir son Whole Lotta Love “way down inside !” à la voisine. En attendant, il se prend pour Jimmy Page…
Souvenirs moites, émotions fondatrices
Whole Lotta Love sera ça, le brame de jeunes mâles en rut du début des 70’s. Ou, comme l’écrit Barney Hoskyns dans la préface d’une nouvelle biographie consacrée à Led Zep, “le cri de guerre d’une génération d’ados paumés en quête de magie dans leur vie de banlieusards”. Autant dire que c’est pour moitié le journaliste qui débarque à l’hôtel The Gore où a lieu la rencontre, et pour moitié le fan, sa pochette de Led Zeppelin II sous le bras et la ferme intention de se la faire dédicacer.
Trop de souvenirs charmants et moites collent à cette musique. Trop d’émotions fondatrices. Connaissant les relations orageuses qu’a toujours eues Led Zep avec la presse, cette ambiguïté tiendrait presque lieu de sauf-conduit. C’est que trente-quatre ans après la mort du batteur John Bonham qui a signé la fin du plus grand groupe des années 70, Led Zep continue de sentir le soufre, son nom d’être associé à la puissance et à la majesté d’une musique qui fut pareille à l’exploration d’une zone érogène inconnue, mais aussi aux ténèbres et au chaos.
Comme si à la sainte trilogie “sex, drugs & rock’n’roll” ces quatre cavaliers de l’Apocalypse, et surtout son entourage digne des Soprano, avaient ajouté magie noire, détournement de mineurs, destructions de biens, violences sur personne… “Tout ça est très exagéré”, nous dira pourtant un Page souriant, aimable, empathique et de noir vêtu, qui vient d’avoir 70 ans mais reste complètement, inconditionnellement, amoureux de sa musique et de son groupe, à la veille d’une campagne de rééditions.
Entretien
Après Coda, après le coffret 4 CD de 1990, après Mothership, How the West Was Won, les BBC Sessions, l’intégrale remastérisée, le tout plus ou moins assorti d’inédits, qu’est-ce que cette nouvelle vague de rééditions va apporter au public ?
Jimmy Page – Tout ce que vous venez de citer a été commercialisé à une époque où le CD dominait sans partage le marché, parfois avec assez peu d’égards pour la qualité sonore originale des enregistrements. Pour ma part, j’ai toujours considéré le CD comme une aberration technologique. Et c’est pire avec le MP3. Quand j’ai travaillé sur la première vague de rééditions remastérisées, c’était avec le CD pour seul support. Aujourd’hui, Dieu merci, il semblerait que le vinyle ait regagné du terrain, c’est pourquoi celles-ci paraissent sous différents formats et sont conformes à une exigence de qualité sonore que j’estime maximale. Ce n’est pas une nouveauté que de relancer une intégrale mais ça l’est d’enrichir chaque album d’un companion disc avec différentes versions, des mixes alternatifs, des extraits de concerts, comme ceux de notre passage à l’Olympia à Paris en 1969, ou des morceaux inédits comme cet instrumental, La La, qui complète Led Zeppelin II.
John (Paul Jones, bassiste) ou Robert (Plant, chanteur) ont-ils contribué d’une manière ou d’une autre à ce travail de réédition ?
Non. J’ai été le seul à m’immerger ces deux dernières années dans les archives, à sélectionner les bonus de manière à ce que ces companion discs puissent se suffire à eux-mêmes. De plus, j’étais le producteur à l’époque et le mieux placé aujourd’hui pour prendre en main ce travail. Quand Robert en a eu vent, il m’a aussitôt envoyé une trentaine de bandes avec des enregistrements réalisés au long de la carrière du groupe. J’ai dû en retenir quatre ou cinq.
Parmi les bonus proposés avec Led Zeppelin III, il y a ce rough mix de Since I’ve Been Lovin You, longtemps l’un de vos titres fétiches sur scène.
A l’époque où nous avons débuté, le blues était encore la matrice musicale de bien des groupes. Since I’ve Been Loving You, que nous étirions, nous donnait la possibilité de repousser les limites du blues. Chaque soir, notre interprétation tendait à changer radicalement, comme si c’était le morceau, et non ceux qui le jouaient, qui prenait les commandes ! C’était enivrant !
Ce titre rend aussi évidente l’une des caractéristiques musicales essentielles de Led Zeppelin, à savoir associer la douceur et la brutalité, le caressant et l’explosif, dans une même chanson.
Absolument ! C’est un dispositif fondé sur la dynamique des contraires, élaboré avec minutie mais qui sur scène nous offrait beaucoup de liberté. Je trouve cette nouvelle version de Since I’ve Been Loving You superbe. Elle reflète l’incroyable cohésion du groupe. Et je crois sincèrement que Robert n’a jamais aussi bien chanté qu’à cette époque.
Quand vous vous êtes intéressé au blues, cherchiez-vous également à vous documenter sur la vie des musiciens ?
Bien que les sources fussent rares, j’essayais de m’informer sur leur vie, leur carrière. Cela a commencé en découvrant que les morceaux d’Elvis Presley que j’adorais étaient l’oeuvre de gens comme Sleepy John Estes ou Arthur “Big Boy” Crudup. Ma curiosité en était piquée. A partir de 1962 a débuté en Angleterre une série de tournées et de festivals où plusieurs bluesmen se produisaient à la même affiche. Je n’ai pas tardé à réaliser qu’ils avaient un point commun : ils étaient tous poivrots !
Pensez-vous que la part magique que véhicule le blues ajoutait quelque chose à votre fascination pour cette musique, vous qui vous êtes sérieusement intéressé à l’occulte ?
L’occulte, j’ai découvert ça vers 15 ans, un moment où effectivement la guitare était déjà pour moi plus qu’un instrument. Mais je n’étais pas conscient de toute cette mystique, même si un soir j’ai vu John Lee Hooker sur scène et j’ai senti ce pouvoir qui l’habitait, incroyable, presque surnaturel.
On dit que Robert Johnson avait pactisé avec le diable pour devenir un champion de la guitare. On a dit la même chose à propos de vous.
On a dit beaucoup de choses. Robert Johnson était sans doute le plus complet de tous les bluesmen, avec Muddy Waters, chez qui on trouve aussi ce rapport permanent au surnaturel avec la présence du “mojo”.
Pouvez-vous me parler de cette première répétition à Soho avec John Paul, Robert Plant et John Bonham alors que vous n’étiez pas encore Led Zeppelin mais les New Yardbirds ?
C’était mon initiative. C’est moi qui formais ce groupe. J’avais les chansons. J’avais une idée précise de la manière dont elles devaient sonner. Ayant tourné aux Etats-Unis avec les Yardbirds, je savais exactement ce qui pouvait marcher. J’étais conscient qu’il me fallait un batteur hors normes et un chanteur qui puisse naviguer à travers différents répertoires, folk, blues, rock. Avant de répéter, j’ai invité Robert chez moi. Je lui ai joué certains de mes disques, surtout de blues et de folk, pour le familiariser avec l’esthétique recherchée. C’est lui qui m’a mis sur la piste de Bonzo (John Bonham), que je suis allé voir jouer alors qu’il accompagnait Tim Rose. Passé le premier morceau, je savais que j’avais déniché la perle rare. John Paul Jones a complété l’organigramme et en l’espace de quelques semaines Led Zeppelin a décollé. Les répétitions ont eu lieu en septembre 1968, le premier album a été enregistré en octobre, en quelques heures, avec une efficacité presque impitoyable. En janvier, nous étions en tournée aux Etats-Unis, où tout a explosé. Ce fut comme un big-bang. Nous n’étions rien et soudain nous sommes devenus énormes !
Vous êtes très critique à propos de la plupart des biographies consacrées à Led Zeppelin. Pensez-vous qu’elles accordent trop d’importance aux à-côtés du groupe par rapport à la musique ?
Je suis critique à l’égard de tous ces livres ! Tout le monde veut faire du fric sur le dos de Led Zeppelin ! L’important reste la musique, pas les ragots. D’autant que les versions varient d’un livre à l’autre !
Vous prétendriez que tout ce qui s’est passé autour du groupe n’a en fait jamais existé ? Les hôtels dévastés, les groupies à la chaîne, certaines mineures, certaines maltraitées, les intimidations du management ?
Je vais vous dire. J’entends souvent des gens me dire “J’ai grandi avec Led Zeppelin” et je leur réponds “Moi aussi !” Nous avions 20 ans et tout ce qui nous est arrivé fut si soudain… Aujourd’hui, il me semble qu’il est plus pertinent de discuter de la qualité des morceaux que de la longueur de ma zigounette, non ?
En fan indéfectible, j’aurais tendance à dire que la manière dont Led Zeppelin a mené sa carrière, parfois par-delà le bien et le mal, avait pour conséquence d’alimenter la musique en énergie brute et en émotions dantesques…
J’approuve à 100 % ! Il faut se souvenir qu’à l’époque nous donnions des concerts de trois heures. Il suffit de voir le nombre de dates honorées rien qu’en 1969 pour avoir le vertige ! Ces concerts exigeaient une telle énergie qu’il nous est arrivé d’en annuler certains parce que nous avions trop fait la fête la veille. Mais c’est resté exceptionnel. Notre garde-fou, c’était le public et notre devoir envers lui. Personne ne peut contester le professionnalisme dont a fait preuve le groupe tout au long de sa carrière. Je trouve que cet aspect est trop souvent minimisé par rapport aux spéculations salaces.
Avant de former Led Zeppelin, vous avez travaillé comme musicien de studio pour Little Richard, Burt Bacharach, les Kinks, Johnny Hallyday, Françoise Hardy, Marianne Faithfull, etc. Peut-on en déduire que votre capacité à composer des morceaux tels que Stairway to Heaven, unique par sa structure et son étonnante progression mélodique, provient de cette période au service de gens aussi différents ?
Je le crois. Je suis devenu un musicien puis un producteur recherché parce que j’avais cette versatilité. Je cherchais à orchestrer ma guitare d’une manière originale. Prenez Ramble on du deuxième album, personne n’avait joué avec ce genre de son auparavant. C’était vraiment révolutionnaire.
Est-il vrai que les sessions avec Johnny Hallyday, à la fin des années 60, vous auraient décidé à arrêter le travail de musicien de studio ?
Ce n’est pas juste de laisser dire ça. Ce qui nous ramène aux contrevérités colportées par ces biographies. J’ai beaucoup aimé le travail avec Johnny. Ce qui m’a incité à arrêter, c’est que j’étais l’un de ceux qui avaient rénové l’art de la guitare électrique et que c’était mes potes Jeff Beck et Eric Clapton qui en profitaient. Alors j’ai dit : “OK les mecs, c’est mon tour maintenant !”
Rééditions Led Zeppelin I ; Led Zeppelin II ; Led Zeppelin III, le 2 juin
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