Découvert dans un marécage existentiel de Floride par David Byrne, Jim White propose, sur son premier et ensorcelant album Wrong-eyed Jesus!, de servir de médiateur entre les musiques et les littératures du Sud mythique. Soit la rencontre miraculeuse, dans une église encerclée par le diable, de Faulkner et du folk.
Ne pas se laisser effaroucher par un effet de contraste lourdement appuyé. Au recto du livret, un diable écarlate et vindicatif, vêtu d’un costume brodé pour chanteur country du Grand Ole Opry. Sur le front, une paire de méchantes cornes acérées trouent un imposant Stetson. Au verso, même chapeau de cowboy. Ceint d’une auréole d’or, il orne cette fois le chef d’un interminable gaillard, sosie longiligne de Sam Shepard période Les Moissons du ciel. Plongé dans la lecture de la Bible, en rase campagne, Jim White pourrait être un homme-sandwich vantant à l’intention d’Européens romanesques les zones d’ombre d’un folklore sudiste fatigué. Son premier album Wrong-eyed Jesus! illustre avec une débauche d’images raffinées le bras de fer acharné qui, de la Virginie occidentale au Kansas, oppose le Malin et le Sauveur dans le champ clos de l’âme. Mais s’il y a du concept dans l’air, on trouve aussi de l’air chaud, dont on gonfle les ballons multicolores, dans le concept. Pas terre à terre pour deux sous, Wrong-eyed Jesus! décolle illico, s’attache à la glèbe et au dogme puritain pour explorer l’envers des nuages, donne le tournis à la théologie. Extraordinaires d’inventivité et de légèreté, les percussions pompettes divaguent et papillonnent, la guitare vacille et virevolte, les claviers élastiques font la navette entre le puits de la damnation et les cimes étincelantes de la sainteté. On n’avait encore jamais été ainsi effleurés par un trafic aérien aussi invisible qu’animé, où se mêlent sur fond d’azur les battements d’ailes des anges et le vol prédateur des esprits malins.
Les mirages et les visions, Jim White en a longtemps fait son ordinaire. « Je suis de Pensacola, la ville où on signale chaque année le plus grand nombre d’ovnis, et où se déroule depuis trois ans le plus important revival religieux de l’histoire des Etats-Unis. » Il fallait une admirable candeur pour seulement envisager de capturer sur disque une imagerie religieuse désuète et un phénoménal sens de la mise en scène pour y parvenir. De l’avantage d’être un intrépide musicien amateur, doublé d’un cinéphile averti, plutôt qu’un boulimique de rock à la caboche truffée de références paralysantes.
Auteur d’un disque ensorcelant, animé d’un vertigineux mouvement de balancier entre gothique et grotesque, Jim White s’inscrit, à 40 ans sonnés, dans une tradition littéraire qui constitue le plus noir joyau dont le Sud ait enrichi la culture américaine. « Flannery O’Connor est une de mes grandes héroïnes. Des écrivains comme elle, Faulkner et Cormac McCarthy ont regardé en face les aspects les plus ténébreux de la vie dans le Sud et m’ont davantage influencé que les musiciens de rock. Quand j’ai vu pour la première fois le film que John Huston a tiré de La Sagesse dans le sang, de Flannery O’Connor, j’ai beaucoup ri et un peu frissonné. J’avais l’impression de me reconnaître dans le personnage d’Hazel Motes, dans son ascétisme maladif et dans le cheminement tortueux qui le mène à la transcendance. » Book of angels, Angel land, Heaven of my heart, The Road that leads to heaven : les titres des chansons laissent entrevoir les mystères d’une adolescence teintée par le mysticisme. « Dans une colonie de vacances, j’ai découvert le pentecôtisme, une religion populaire et très émotionnelle, qui m’a permis de me libérer de ma famille, où j’étouffais. Les pentecôtistes sont des gens très passionnés, très portés sur les épanchements. Parfois, ils parlent dans une langue inconnue. Ils s’adressent à Dieu, mais c’est Dieu qui leur en donne le pouvoir. C’est une forme de communication traversée par un courant électrique circulaire. Moi, je n’y suis jamais parvenu… Indirectement, la religion m’a également fait découvrir la musique. Tous les dimanches matin, à la télévision, je regardais le Gospel jubilee, une émission consacrée au gospel blanc, à la musique des Appalaches, avec de superbes harmonies chantées à quatre voix, une contrebasse, un banjo. Cette musique était à la fois belle et absurde, j’admirais les musiciens, mais leurs costumes folkloriques me faisaient rigoler. »
D’emblée, Wrong-eyed Jesus! reflète la terrible dualité du Sud, dévot et dépravé. Le prêcheur tueur de femmes de A Perfect day to chase tornados est un proche cousin du Robert Mitchum maléfique de La Nuit du chasseur, et connaît le même destin il se fait flinguer au bord d’une rivière. La jeune fille victime d’une famille incestueuse de Stabbed in the heart pourrait sortir des pages du Tobacco road d’Erskine Caldwell, savoureuse évocation de la promiscuité « white trash ». Dès le livret, drogue, pédophilie et vision mystique insolite nourrissent une inquiétante nouvelle « à 90 % autobiographique », écrite dans une langue truculente (The Mysterious tale of how I shouted wrong-eyed Jesus). Pourtant, la fascination du sordide et la hantise du péché ne sont jamais écrasantes on ne saurait confondre Jim White avec Nick Cave ou les freluquets hallucinés de 16 Horsepower : « Je voulais montrer comment la rage et l’innocence peuvent cohabiter dans une même âme.« Vite expédiée, la fureur homicide est privée de guitares sanguinaires et de chant glapissant. Un parfum d’enfance flotte sur Wrong-eyed Jesus!, où le folk allègre et la country guillerette ensoleillent des chansons dont les couleurs tendres sont celles de songes enfantins. Sur Angel land, la délicieuse Victoria Williams prête sa voix effervescente au chant des anges ; dans Sleepy town un Palace tendre s’abandonne à la langueur miséricordieuse du sommeil. Introduit par un violoncelle solennel, The Road that leads to heaven fait souffler le vent d’une ferveur romantique lumineuse sur les forêts de pins du sud de l’Alabama et ouvre aux âmes estropiées les portes de l’éden. « Quand j’ai composé ces chansons, j’étais dans un triste état. Je venais de passer quatre ans à New York, à travailler 90 heures par semaine sur un film. J’étais épuisé, ma petite amie m’a quitté pour épouser mon voisin, je suis tombé malade. Je suis parti en Floride, où ma soeur m’a trouvé une maison au bord de la mer. Là, mon état a empiré, jusqu’à ce que le copain de ma mère me trouve une vieille guitare électrique, qui avait passé vingt ans dans un placard. Un ami qui se faisait du souci pour moi m’a demandé de lui enregistrer quelques chansons, sur un vieux magnéto 4-pistes, avec un micro à 2 dollars acheté dans une braderie. Je chantais dans une bouteille de Pepsi de deux litres, coupée en deux, c’était le seul effet spécial que je pouvais me permettre. La bande a plu à sa femme, qui l’a expédiée à des maisons de disques. Toutes l’ont renvoyée sauf Luaka Bop, le label de David Byrne, et je me suis retrouvé, à un âge avancé, à enregistrer mon premier disque. J’abrite en moi de nombreuses personnalités, mais le producteur m’a interdit d’en exprimer plus de trois sur le disque (rires)… Il m’a également fortement déconseillé de m’en tenir à des chansons de hillbilly, me disant qu’autrement, je n’aurais pas la moindre chance de survivre économiquement. En fait, je suis inculte en matière de musique. Je n’ai rien écouté entre Sergeant Pepper, que ma soeur passait constamment, et Swordfishtrombones de Tom Waits. Sinon, quand j’étais gosse, j’entendais plutôt Porter Wagoner ou Hank Williams à la radio. » Une vie d’errance, suivie de rencontres déterminantes. Protégé de David Byrne, de la soeur de Madonna et de l’ex-épouse de Lou Reed, Jim White se découvre des responsabilités nouvelles : « On attend de moi six albums, en se demandant si je ne serai pas trop vieux quand j’arriverai au sixième » (rires)…
Avec Wrong eyed-Jesus!, la question de l’âge est vite résolue. Le blues et la country font le mur, s’évadent de leur maison de retraite pour humer des senteurs verdoyantes dont ils avaient trop longtemps été privés. Si la marque de Tom Waits est un peu voyante sur When Jesus gets a brand new name, chanson capharnaüm qui brinquebale avec brio, on croise au hasard de cet album ouvert aux quatre vents une flopée de musiciens plus ou moins légendaires et probablement inconnus de Jim White. Sur l’inquiétant A Perfect day to chase tornados, on jurerait entendre le chant lancinant du Stan Ridgway de Mosquitoes. Wordmule ferait facilement croire que le Captain Beefheart est sorti de sa tanière nichée au fin fond du désert de Mojave et n’a rien perdu de sa verve depuis Safe as milk. Plus étonnant encore, Heaven of my heart où un Van Morrison souriant (perdu de vue depuis Moondance) se dandine gaillardement sur une piste de danse, tandis que Stabbed in the heart en remontre à JJ Cale en matière d’agilité indolente exploit notable de la part d’un guitariste qui fut amputé de deux doigts par une scie électrique. L’instrumentation, chiche, s’offre des audaces confondantes. A l’âpreté de l’inspiration répond la fantaisie de l’exécution ; les arrangements ondoyants, rétifs à l’emphase mélodramatique, nuancent la noirceur des textes. Stabbed in the heart est le chant d’agonie le plus voluptueusement mélancolique qu’on ait entendu depuis Knocking on heaven’s door de Dylan. Still waters plonge dans le triangle des Bermudes intime de Jim White et tire d’un matériau morbide (pendaison, noyade) une chanson d’une envoûtante beauté méditative.
Sur une trame trouble, Wrong-eyed Jesus! tisse des images d’une innocence enchanteresse. « J’ai une vision enfantine du bien et du mal. Le mystère de la nature humaine et de ses liens avec l’au-delà m’a toujours fasciné, mais je ne suis pas obsédé par les puissances infernales. Je m’intéresse davantage à la notion de rédemption qu’au péché. »
Jim White, Wrong eyed-Jesus! (Luaka Bop/WEA).
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