Libérée des genres, l’artiste et productrice canadienne continue de faire tourner les têtes avec « Oh No », second album brillant paru en mai où se mêlent électro, pop et r’n’b. Après sa prestation démente au Øya Festival d’Oslo en août, Jessy Lanza nous a parlé de ses lives, de son collaborateur Jeremy Greenspan de Junior Boys, de sa formation de pianiste jazz, du label Hyperdub et de sexisme. Rencontre.
Tu viens juste de jouer sous la tente du Hi-Fi Klubben ici au Øya. Comment as-tu construit ce live show, pour lequel tu es accompagnée d’une batteuse ?
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Jessy Lanza – Quand Tori (Tizzard, ndlr) a commencé à jouer avec moi, elle ne jouait que de la batterie électronique sur scène. Il nous a fallu un moment pour comprendre que le live serait bien mieux si elle avait à la fois une batterie électronique et un kit de batterie acoustique. On a construit le live en même temps que l’on donnait des concerts – c’est comme ça qu’on s’est rendu compte de ce qui marchait et de ce qui ne fonctionnait pas. En répétition, il y a une certaine limite dans la préparation des lives, et c’est parfois seulement en arrivant en face des gens qu’on peut ajuster certains aspects.
Est-ce que ton live est en constante évolution ?
D’une certaine manière, oui. J’ai remplacé certains synthétiseurs, j’en ai rajouté d’autres. Je peux passer des heures à tester un nouveau synthé et je suis surexcitée quand je reçois de nouveaux instruments. Ça me motive à être créative.
Pull My Hair Back, ton premier album paru il y a deux ans, a reçu un accueil assez unanime et t’as même valu une nomination au prestigieux Polaris Prize canadien. Comment s’est passé ton retour en studio pour la composition de ton second album, Oh No ?
C’était très compliqué. Jeremy Greenspan (de Junior Boys, ndlr) avec qui je compose tous mes morceaux n’était pas très inquiet, mais moi oui. Je n’arrêtais pas de me dire « que va-t-il se passer si on ne compose rien, ou rien de bien, si tout le monde déteste les nouveaux titres ? ». Je crois que je me suis un peu bloquée là-dessus lorsqu’on est entrés dans le processus d’écriture pendant l’hiver 2015. Et puis j’ai fini par me dire que je ne pouvais pas travailler dans ses conditions. Je fais de la musique parce que ça m’amuse, parce que c’est une façon de m’évader, pas pour être stressée ou anxieuse. On a repris l’écriture, et à la fin de l’été – il y a pratiquement un an jour pour jour d’ailleurs –, l’album était terminé.
Qu’est-ce qui fait que Jeremy et toi vous entendez aussi bien d’un point de vue musical ?
Je ne sais pas, c’est très bizarre. On a des goûts musicaux communs bien sûr, comme le r’n’b et le rap mainstream, mais je crois que ce qui nous a rapproché, c’est notre fascination pour le songwriting des années 70, des artistes comme Carole King, Loggins and Messina, 10cc. On aime avant tout écrire des chansons, des popsongs, et c’est certainement ce qui fait qu’on s’entend aussi bien pour composer ensemble. Jeremy a pourtant un background plus proche de la dance music que moi. J’ai grandi en écoutant beaucoup de rap, de new soul et de r’n’b – Missy Elliott, Timbaland, Aaliyah, Erykah Badu, D’Angelo, Ne-Yo, Blackstar, The Roots, Jill Scott… J’aime beaucoup l’électro, mais Jeremy est une véritable encyclopédie du genre. Ce sont ces éléments qu’il apporte à la musique qu’on crée ensemble.
As-tu le sentiment que Oh No est plus ouvert que Pull My Hair Back ne l’était ?
D’une certaine manière, oui. Entre les deux albums, j’ai travaillé avec plein d’artistes géniaux – d’autres artistes signés chez Hyperdub, et bien sûr Caribou, avec qui je suis partie en tournée. C’est peut-être cette tournée qui m’a le plus inspirée parce que les regarder captiver et faire danser une énorme foule chaque soir était fascinant. Je pense que j’avais ça en tête quand je suis entrée en studio pour écrire Oh No.
Jessy Lanza au Oya Festival – Photo @ Xavier Reim
Tu as grandi en étudiant le piano et le jazz. De quelle manière cette formation t’aide dans la musique que tu fais aujourd’hui ?
C’est parfois compliqué de savoir si ce que j’ai appris m’a limitée dans ma créativité ou si tout cela m’a au contraire libérée des contraintes techniques. Je suis très contente d’avoir appris à lire la musique, mais surtout d’avoir appris à écouter de la musique, à y retrouver des notes, des accords ou des rythmiques qui me plaisent sans problème.
Ça te fait quoi d’être signée sur un label aussi pointu qu’Hyperdub ?
Ça va sonner très cliché mais c’est vraiment un rêve devenu réalité. Je n’y crois toujours pas. Ils nous laissent vraiment faire ce qu’on veut avec Jeremy, ils n’exigent rien de nous, ne nous obligent jamais à faire quelque chose qu’on ne veut pas. Et puis ils sont les seuls à s’être intéressés à notre musique quand on envoyait des démos il y a quelques années. Les autres labels à qui on a écrit se foutaient totalement de nos morceaux.
On attribue souvent à ta musique le terme de « nouveau r’n’b ». Être rangée dans une case, dans un genre, ça t’évoque quoi ?
Je pense que cette manière de labelliser la musique est un peu fainéante. Je comprends très bien pourquoi les gens le font, mais je n’y prête pas vraiment attention. Mon premier album était bien plus r’n’b que le second, mais je crois que je fais avant tout de la pop music. Le r’n’b que j’écoutais plus jeune, c’était pour moi de la pop music, au sens de musique populaire. C’était la musique qui passait à la radio, que tout le monde écoutait.
On parle beaucoup de sexisme dans la musique en ce moment et de la manière dont les artistes féminines sont sous-représentées ou considérées différemment de leurs confrères masculins. Est-ce que c’est quelque chose qui t’inquiète ?
J’ai la chance d’être très bien entourée. Pour moi, le problème est plutôt du côté de la sous-représentation des femmes dans les métiers techniques de la musique. C’est totalement déséquilibré et c’est évidemment quelque chose que j’aimerais voir évoluer dans les années à venir. Et puis le sexisme n’est pour moi pas seulement un problème qui se limite à la musique. Ce qui m’inquiète, c’est la place des femmes dans la société et dans le monde en général. Je trouve que c’est très complexe en tant qu’artiste, et à mon niveau, de parler de la place des femmes dans la musique sans évoquer le problème général du sexisme dans le monde. C’est l’arbre qui cache la forêt.
Tu as participé à une super initiative récemment sous la forme de workshops destinés à faire découvrir la production électro aux adolescentes canadiennes. Tu peux m’expliquer comment s’est passé ce projet ?
Mon amie Christie a eu une aide d’état pour organiser des workshops pour des jeunes filles entre 14 et 16 ans. Elles avaient chacune un ordinateur et du matériel pour produire des titres. Pendant un mois, on leur a appris à utiliser les logiciels, des programmes de séquenceurs musicaux, à enregistrer des morceaux, les améliorer. Elles ont toutes travaillé sur un projet de soundtrack de deux minutes qui accompagnait un film en noir et blanc. J’adorerais le refaire, mais c’est très cher à organiser malheureusement.
Penses-tu que des jeunes filles comme celles que tu as rencontrées lors de ce workshop ont moins tendance à aller vers les métiers techniques ou à se lancer dans la musique parce qu’elles ne voient pas assez d’artistes féminines ou de techniciennes sur scène ou derrière des consoles, parce qu’elles manquent de modèles ?
En partie oui. Et puis utiliser un séquenceur peut être très intimidant au premier abord – je le sais parce que je l’ai vécu moi-même quand j’ai commencé à en utiliser un ! C’était le but de ces ateliers : montrer à ces jeunes filles que c’est facile et qu’elles n’ont besoin de personne pour faire de la musique.
Jessy Lanza sera en concert le 27 octobre à Paris au Pitchfork Festival
Propos recueillis par Ondine Benetier
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