Fascinée par les grises banlieues, tendance classe moyenne, l’artiste américaine Jenny Gage photographie le film de ses souvenirs fantasmés.
Le regard plongé dans le rétroviseur de sa voiture, une femme se redessine les lèvres au rouge. Un carmin bien tassé, cheap et luisant. Le véhicule est garé au bord d’un précipice. En bas, la mer. L’Amérique s’arrête sous les pneus de cette pin-up de parking. Ou est-ce le début d’une grande aventure ? Avant chacune de ses photos, l’Américaine Jenny Gage écrit un texte, mini-synopsis ou rapide profil psychologique du personnage qu’elle veut mettre en scène. Dans les allées d’un supermarché ou devant un poste de télévision, elle incarne toujours ses héroïnes, stars d’histoires avortées avant même d’avoir commencé. « Je ne photographie pas tant un bout d’histoire qu’une humeur, une atmosphère particulière. Je veux que mes photos soient atemporelles mais liées à un lieu géographique identifiable », explique la jeune artiste de 28 ans.
Monumentales stations-essence à l’abandon, centres commerciaux (les malls) autarciques, parkings tristes, pavillons individualistes : ce lieu qu’elle arpente et mitraille, c’est la mégalopolis de la Côte Est américaine, de Boston à Washington. Née et élevée à quelques pas de la plage la plus kitsch de Californie, Malibu, Jenny Gage est fascinée par la banlieue, de préférence grise, tendance classe moyenne. Une zone urbaine encore habitable mais déjà industrielle, saturée de vidéo-centers et de fast-food thaïs mais sans théâtres ni musées, avec pelouse pour matchs de base-ball dominicaux. Comme au cinéma. Car jamais Jenny Gage ne prétend rendre compte en sociologue de l’Amérique qui s’ennuie. Et même si les photos exposées à Paris ont été prises à New Haven, alors qu’elle terminait ses études à Yale, dans le Connecticut, tout ici est fiction. Ou presque. « Ce ne sont pas des autoportraits mais ces photos sont intimement liées à des souvenirs personnels, explique l’artiste depuis Los Angeles, où elle tourne un court métrage. Elles ne racontent pas des événements particuliers et c’est pour cela que j’ai besoin de me mettre en scène. Je ne pourrai pas demander à quelqu’un d’autre de poser car tout ça est assez instinctif.« Une photo la montre assise au volant d’une voiture blanche et carrée, un véhicule de pionnier. L’intérieur est sombre mais une étrange lumière colle à son visage, jaune et visqueuse. La jeune fille est seule dans un paysage neigeux, ignorant que quelqu’un l’observe peut-être depuis une cabane oubliée en arrière-plan. Ou peut-être pas. Affaire de climat et d’ambiance, de décor et de scénographie : les petites musiques de Twin Peaks et de Highway résonnent dans le lointain. « C’est vrai que les gens font référence à David Lynch en voyant mon travail mais je suis plutôt influencée par les téléfilms américains du dimanche soir. En fait, je suis fascinée par le cliché de la jeune fille pure devenant une pute. C’est lié à un souvenir d’enfance. Quand j’étais petite, mes parents ont engagé une jeune fille au pair norvégienne. Elle était très douce, la peau très blanche, on aurait dit un ange. Et il s’est avéré au bout d’un mois qu’elle faisait le tapin la nuit sur Hollywood Boulevard. Cette double vie, le contraste entre cette personne et son mode de vie m’ont vraiment marquée.«
Une jeune femme se prenant en photo déguisée en actrice : le mode de travail de Jenny Gage évoque inévitablement les Film stills de Cindy Sherman. Au début des années 80, cette autre photographe américaine a pris des pauses hollywoodiennes devant l’objectif de son appareil, proposant une relecture ironique de l’image de la femme et des fantasmes qu’elle suscite dans la société du spectacle. « Bien sûr que je l’admire énormément !, réagit au quart de tour Jenny Gage, comme j’admire énormément Martha Rosler. Mais honnêtement je pense avoir été moins influencée par les photographes contemporains, auxquels je n’avais pas accès en Californie que par le cinéma et la télévision. » De la junk culture recyclée en faux extraits de film.
Après quelques shows de groupe aux Etats-Unis, Jenny Gage expose pour la première fois en solo à Paris. Un début de reconnaissance très européen pour des oeuvres si américaines. Le MoMa, prestigieux musée d’art moderne de New York, commence à s’intéresser à ses photos après les avoir découvertes… à la foire de Berlin.
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