A 70 ans, Helen Merrill, la plus mythique des antistars de l’histoire du jazz, nous livre un chef-d’oeuvre d’émotion pure ouvertement autobiographique. Jelena Ana Milcetic aka Helen Merrill est le bilan bouleversant d’une vie d’ombre et de lumière. Helen Merrill a le charme fou et opaque d’un personnage de John Cassavetes. Même pudeur blessée, même […]
A 70 ans, Helen Merrill, la plus mythique des antistars de l’histoire du jazz, nous livre un chef-d’oeuvre d’émotion pure ouvertement autobiographique. Jelena Ana Milcetic aka Helen Merrill est le bilan bouleversant d’une vie d’ombre et de lumière.
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Helen Merrill a le charme fou et opaque d’un personnage de John Cassavetes. Même pudeur blessée, même soif d’amour et d’absolu, même mélange troublant de fragilité extrême et de force vitale insensée. Si depuis l’origine chacun saisit bien dans l’art unique de la chanteuse, indiciblement mélancolique, les traces discrètes d’une confession lyrique ininterrompue, son nouvel opus va plus loin en assumant pleinement une dimension résolument autobiographique : « Au fur et à mesure, le disque s’est insensiblement transformé en une quête d’identité, une exploration tout en suggestion et petites touches impressionnistes des fondements de mon univers. » Un disque enquête en somme, quasi archéologique dans son fantasme de « reconstitution historique » ; un miroir déformant, aussi, Helen Merrill jetant un regard forcément subjectif et partiel, gorgé d’émotions refoulées, sur ses années d’errance identitaire. « J’ai beaucoup voyagé au cours de ma carrière, j’ai longtemps vécu comme une nomade, en quête de quelque chose, Dieu sait quoi ! avec toujours ce sentiment amer d’insatisfaction chronique au fond de la gorge. En fait, c’était plus une fuite en avant qu’autre chose. Ce que je cherchais était là de tout temps, tapi au fond de moi. »
Alors, au terme de ce voyage poétique aux sources d’une vie, entre rêve éveillé et mémoire vaporeuse, surgit soudain la figure fantomatique de Jelena Ana Milcetic, la petite immigrée d’origine yougoslave qui depuis des années se dérobait derrière le glamour sophistiqué d’Helen Merrill et chuchotait des fragments de son secret dans le moiré sensuel de sa voix de brume. Et ce disque sublime, tout en élégance fragile, qui se parcourt comme un journal intime aux multiples pages arrachées, s’il livre quelques clés essentielles, n’épuise jamais le mystère d’une chanteuse passée définitivement maître dans l’art du détournement et du sous-entendu.
Jusqu’alors, pour l’amateur de jazz, l’histoire débutait fin 1954, à New York, dans les studios du label EmArcy : là, une gamine blonde et espiègle d’une vingtaine d’année enregistrait son premier disque, entourée d’une bande de jeunes musiciens noirs à la renommée naissante dans le petit monde du hard-bop : Clifford Brown y tenait la trompette et un tout jeune arrangeur de 21 ans à peine, Quincy Jones, faisait ses premières armes. Subjugué par le charme envoûtant d’une voix embrumée au lyrisme singulier, l’orchestre se laissait embarquer loin de ses bases esthétiques pour une musique sophistiquée à l’architecture savamment mouvante et aux glissements harmoniques délicieusement nuancés. Avec ce disque désormais légendaire, Helen Merrill imposait du jour au lendemain son art inimitable et entrait de plain-pied dans le cercle restreint des grandes chanteuses de jazz. « Je me suis toujours demandée comment le jazz était devenu si tôt une expression musicale essentielle pour moi. J’ai fini par comprendre que c’est fondamentalement une terre d’accueil pour ce qui est différent. Quand j’ai commencé à chanter, mon style ne ressemblait à rien de connu, j’étais totalement atypique dans le monde de la chanson. Les seuls à aussitôt s’intéresser à moi, à reconnaître de la valeur à ma singularité, ce furent les musiciens de jazz. »
Chanteuse professionnelle dès l’âge de 16 ans donc, mariée à 17 au clarinettiste Aaron Sachs, disciple cool de Benny Goodman, elle passe rapidement des petits clubs du Bronx, où elle rencontre le contrebassiste Oscar Pettiford et les saxophonistes Ben Webster et Don Byas au big-band d’Earl Hines, avant d’intégrer peu à peu les milieux avant-gardistes et de décrocher son premier contrat phonographique. Aussitôt son style fascine : un sens inné de la mélodie qu’elle mène avec une candeur perverse au seuil extrême de la dissonance ; un art consommé de la dramaturgie basé sur un rapport sensuel à la poésie des mots qu’elle s’approprie avec grâce pour y insinuer sa mélancolie singulière ; une palette harmonique faite de nuances et de subtils glissements qui sont autant de variations de registres. Miles Davis lui-même tombe sous le charme de cette sonorité voilée, de cette façon unique de chuchoter au plus près du micro, d’infléchir avec suavité ses phrases dans les graves.
Alors les choses s’enchaînent… Helen enregistre coup sur coup quatre disques dont un en compagnie d’un jeune arrangeur révolutionnaire, Gil Evans, qui habille sa voix nue d’harmonies impressionnistes aux couleurs précieuses. Mais si les critiques sont unanimement élogieuses, les contrats se font rares. Elle commence à voyager : Londres, Paris, Rome. Pousse jusqu’en Yougoslavie en 1963 sur les traces de ses ancêtres. Découvre le Japon, où elle demeurera six longues années, pour finalement revenir à New York au milieu des années 70, définitivement libre. « J’ai toujours été très indépendante, c’est un trait essentiel de mon caractère qui a eu beaucoup d’influence sur le déroulement de ma carrière. J’ai toujours tenu à faire ce que je voulais, je n’ai jamais transigé avec la qualité, je n’ai jamais été tentée par une approche exclusivement commerciale de la musique. » Durant cette période, la chanteuse fait quelques rencontres décisives Dick Katz notamment, puis quelques années plus tard Gordon Beck, deux pianistes rares et raffinés en adéquation totale avec son esthétique de l’ellipse. Les années 80-90 la verront s’engager dans des projets à la fois ambitieux et nostalgiques. La chanteuse, sans se l’avouer vraiment, revisite déjà ses territoires en quête de son passé et de sa jeunesse disparue. Et c’est finalement cette veine autobiographique larvée, depuis toujours en filigrane dans sa discographie, qui aujourd’hui se révèle magnifiquement au grand jour.
Si ce nouveau disque ne remet rien fondamentalement en cause de l’image que l’on peut se faire de la chanteuse, il permet néanmoins de remonter aux sources de sa mélancolie : « Mes premiers souvenirs de musique remontent à ma petite enfance : ma mère me chantait des chansons à longueur de temps, tellement mélancoliques, tellement profondes dans leurs résonances imaginaires, tellement complexes sous leur simplicité apparente, que ça m’embarquait dans des mondes parallèles, à la fois tristes et merveilleux, terriblement nostalgiques… C’était des mélodies folkloriques des Balkans, des chansons croates qui lui venaient de sa propre mère, mais aussi les chansons populaires du moment, Jerome Kern notamment, ou des classiques folk comme La Paloma, qu’elle adorait et que j’ai reprise ici en son honneur. »
Mais au-delà de ces souvenirs personnels enfouis et miraculeusement resurgis, Helen Merrill affronte ici des fantômes autrement encombrants et, dans l’évocation de la Croatie de ses ancêtres, traque au plus près le secret de cette musique en dérive émotionnelle continuelle, qui dit si bien la face cachée de l’Amérique fantôme. « Vous savez, en Amérique, la plupart des gens sont coupés de leurs racines, ils ne savent pas d’où ils viennent et, partant, qui ils sont. Aujourd’hui, je prends enfin conscience que j’ai passé ma vie à chercher qui je suis réellement et que la réponse ne pouvait passer que dans l’évocation d’une histoire et d’un pays qui sont ceux de mes ancêtres. En général, je ne me livre pas ainsi dans mes disques, je raconte les histoires des autres, des histoires individuelles. Là, en parlant de moi, j’ai la sensation d’avoir saisi quelque chose d’universel. » Entre espérance folle et désespoir, ce que trimballe cette musique au lyrisme déchiré, c’est bien cette douleur muette de l’exil au coeur de chaque Américain.
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