L’homme aux mille idées maboules revient avec un formidable album bourré d’histoires tragicomiques, de personnages improbables et d’intimité crue. Critique et rencontre.
S’il semble impossible de dessiner le portrait précis d’un garçon à ce point tous-azimuté, une scène pourrait suffire à décrire Jeffrey Lewis. Début 2014, l’Américain se produit au festival Mo’Fo de Saint-Ouen.
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Avec ses chansons bancales et son storytelling fantastique, ses interventions foutraques et les hilarants “documentaires historiques” qu’il illustre lui-même (suffisamment fameux pour que l’imposante chaîne de télé américaine History lui en commande dix sur deux saisons), le champion new-yorkais de l’antifolk met du baume au cœur et le sourire aux zygomatiques de son public. Qui, le concert à peine terminé, se jette en masse vers son stand de merchandising, où est étalée une partie de son œuvre protéiforme et pop : les comic-books et les fanzines qu’il publie lui-même (les “Sonnet Youth” notamment, relectures shakespeariennes des grands albums de Sonic Youth) ou les albums qu’il enregistre et publie (en CD-R home made, of course).
Une vie de troubadour patachon
Il n’y a d’abord personne derrière le stand pour récolter les quelques euros que les ventes rapporteront. Jusqu’à ce que Lewis débarque lui-même, en sueur, le souffle encore court du concert qu’il vient d’achever et du galop qu’il a effectué pour débouler : artiste aux mille idées mais toujours fauché comme les blés, Jeffrey Lewis a, ce soir-là comme tous les autres (il a planifié et joué plus de 550 concerts en quatre ans), fait honneur à son titre de champion du do it yourself.
“Je ne dirais pas non à un peu plus d’argent”, nous explique-t-il lors d’une interview effectuée par Skype le jour de ses 40 ans, très logiquement vêtu d’un T-shirt de Daniel Johnston. “Pas nécessairement pour moi-même, plutôt pour les gens avec qui je travaille. C’est très dur de donner autant de sa personne, de mettre à ce point en péril sa vie personnelle sans avoir une rétribution à la hauteur de ses efforts. Ils transportent leur matériel, ils conduisent le van, ils se tapent des longues distances, ils dorment mal dans des endroits improbables ou chez des inconnus, et ils font tout ça pour jouer des chansons de Jeffrey Lewis. Moi, c’est mon projet, c’est plus facile : j’ai dormi sur le sol hier soir, je vais peut-être faire pareil ce soir, j’adore cette aventure permanente et j’ai la fierté de faire et d’organiser les choses comme je le fais, tout seul, sans aide extérieure.”
Cette vie de troubadour patachon, cette économie de bouts de ficelle, les humiliations quotidiennes de sa condition de “working class musician”, les conflits de tournée, celui que le grand Jarvis Cocker flatte d’un notable “meilleur parolier américain actuel” en a fait une chanson sur son récent Manhattan. Elle se nomme Support Tours, elle est crue, immensément drôle, écrite au scalpel et elle est sans doute l’une des plus parfaites de l’année 2015.
“Tu as déjà vu Karaté Kid ?”, nous répond-il, pince-sans-rire, quand on lui demande de définir un bon songwriting.
“Le maître, M. Miyagi, dit un truc comme ‘Tu expires pour défendre. Tu respires pour attaquer. Homme qui sait expirer et inspirer en même temps : très puissant.’ Le songwriting est un peu comme ça. Si j’arrive à écrire quelque chose qui me fait rire, c’est bien. Si j’arrive à écrire quelque chose qui me fait pleurer, c’est bien. Mais si j’arrive à écrire quelque chose qui me fait rire et pleurer en même temps, alors je sais que j’ai visé juste.”
« Je continue à jouer très régulièrement dans les open mic de New York. Là où tout a commencé »
Support Tours n’est que la plus remarquable chanson d’un album qui, de Scowling Crackhead Ian à Sad Screaming Old Man, de Back to Manhattan à It Only Takes a Moment, vise souvent très, très juste. Et a demandé un grand travail d’orfèvre, d’essais et d’erreurs in vivo, à l’ancienne.
“J’ai écrit quelque chose comme quarante titres pour cet album, qui n’en contient au final que onze. Je continue à jouer très régulièrement dans les open mic de New York, au Sidewalk Cafe par exemple. Là où tout a commencé. J’y retourne à chaque fois que j’ai de nouvelles chansons, c’est un excellent test : il y a toujours beaucoup de monde, mais ce sont des gens qui s’en foutent un peu, ce ne sont pas des fans, ils n’ont pas payé leur place pour te voir. Tu commences un truc et, au beau milieu, tu commences à avoir un peu honte de ce que tu joues, tu te rends compte que ça ne va pas du tout. Ou, à l’inverse, tu joues une chanson et tout le monde se met à tendre l’oreille puis vient te voir pour te demander qui tu es et où on trouve tes albums.”
Rondement produit et varié dans ses formes, folk ou électrique, âpre ou pop, Manhattan est, de bout en bout, un disque passionnant. Mais plus qu’un album, il est une collection géniale de contes abracadabrantesques et d’histoires tragicomiques, de personnages improbables, de réflexions acides et d’intimité crue, racontés avec le talent réjouissant d’un garçon qui ne cessera jamais, trop discrètement peut-être, de nous épater.
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