Jean Olivier Hucleux présente ses Dessins de déprogrammation : une entreprise visuelle déjantée pour ce (réputé) hyperréaliste.
On ne sait pas très bien comment regarder les étranges Dessins de déprogrammation de Jean Olivier Hucleux, on ne sait même pas dans quel sens les prendre, on a envie de les retourner, de les manipuler pour leur redonner un ordre, une apparence : avec des chiffres écrits à l’envers, des lignes rigoureusement géométriques mais qui vont dans tous les sens, des dessins qui se font et se défont comme on déplie rapidement une boule de papier froissé, c’est d’abord un chaos visuel qui se met en place, un monde en totale destructuration, plein de colonnes renversées et de topographies improbables.
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Tout le mystère est là : comment, à 77 ans, et après avoir peint pendant plus de trente ans à la mine de plomb et avec une minutie incroyable des portraits hyperréalistes, Jean Olivier Hucleux en est-il venu à procéder à la déprogrammation de sa propre peinture ? « On ne comprenait pas ma peinture, on la regardait comme une image. Mais une peinture n’est pas une image, c’est un lieu, une présence, une épiphanie. » Des portraits de Giacometti, Jean-Luc Godard ou François Mitterrand, si exacts que des photographes comme Gisèle Freund ou Alice Springs lui intentèrent un procès pour avoir « plagié » les photos dont il s’inspirait.
Un comble pour Hucleux, animé d’une vraie foi en la peinture, et qui voulait justement, à force d’exactitude et par le seul travail du peintre, parvenir à la destruction de l’image et au dépassement de la représentation : « Peindre, nous redira-t-il encore, c’est transmuer un objet, passer d’un état à l’autre. »
De son propre aveu donc, ces Dessins de déprogrammation ne tournent pas le dos à cette période faussement « hyperréaliste » de Hucleux, ils en sont plutôt un complément, presque un erratum. Ils viennent corriger par l’absurde une vision faussée de ces peintures plus anciennes et disent aussi que sous leur surface sereine et immobile, ces portraits de Warhol, Beckett, Beuys ou du président Georges Pompidou étaient agités déjà par une suite d’opérations mentales insensées. « J’ai commencé ces dessins vers 88-89. Ce sont des expériences, une recherche qui n’est jamais finie, où on est toujours sur le seuil. Un entraînement quotidien, presque heure par heure. Un itinéraire dans lequel on se projette et dont on ne trouve pas les clés tout de suite ».
Mais plus on voit ces dessins et moins on s’y fait : l’œil ne s’habitue pas à un paysage visuel aussi démembré. C’est leur premier effet, pas vraiment Kiss Cool mais très spectaculaire : nous déprogrammer à notre tour, laver notre regard de ses habitudes rétiniennes, de son éducation et des stéréotypes visuels qui nous entourent. Pour se sortir d’un tel désarroi, on pense alors à des tas de choses, en vrac : aux machines neuronales schizoïdes de Maurice G. Dantec, aux batailles intérieures qu’Henri Michaux livrait à coups de dessins et d’écritures, à un bug sur Tetris, à la géométrie non-euclidienne, aux peintures de ruines d’Hubert Robert, à l’effrondrement du Nasdaq, à Picasso ou Braque peignant sous l’effet de l’ecstasy, à l’expression « lavage de cerveau ». Autrement dit, les Dessins de déprogrammation de monsieur Hucleux sont un mélange incompréhensible de souvenirs visuels désormais classiques (Cézanne, Artaud, le cubisme…), de références vieillotes (l’ésotérisme des nombres, la mystique de la peinture) et de relations plus inattendues avec le monde contemporain. Un lieu étrange, mi-classique, mi-actuel, où les souvenirs des mondes engloutis se connectent avec la réalité virtuelle ou la science d’aujourd’hui. Au fur et à mesure de notre entretien téléphonique, Jean Olivier Hucleux oublie les questions qu’on lui pose et ne cesse pas pour autant de parler, préférant explorer le mouvement de sa pensée. « Excusez-moi, je n’ai pas de mémoire. J’ai tout oublié. Ou plutôt j’ai une autre mémoire, une mémoire enfouie. Pour aller la trouver, il faut avoir été vidé de soi-même. »
Catalogue Jean Olivier Hucleux, 1971-1999, musée d’Art contemporain de Lyon/Skira, 350 pages.
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