[Le monde qu’on veut #3] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, Jean-Michel Jarre, parolier de Christophe et pionnier de la musique électronique française, commente les annonces gouvernementales sur le secteur culturel, évoque la peur de l’avenir, des technologies, et milite pour qu’une “taxe covid” soit imposée aux GAFAM.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Qu’avez-vous pensé des annonces d’Emmanuel Macron, notamment à propos des droits des intermittents prolongés d’un an, des commandes publiques à des créateur·trices de moins de 30 ans… ?
A chaud, je pense qu’il faut se féliciter d’être dans un pays où un chef de l’Etat parle de culture. Ça montre quand même que la culture y tient une place importante, ce qui n’est pas forcément le cas partout… Maintenant, il faudra voir comment ces annonces seront appliquées. La première chose à faire était d’alléger toutes les taxes, les impôts, les charges qui pèsent sur les plus précaires dans le domaine de la culture. Apparemment, c’est le chemin pris avec ce qui a été annoncé pour les intermittents. C’est plutôt pas mal. De plus, aider le secteur en recourant à des commandes publiques est une très bonne chose. En France, on parle beaucoup de la filière du cinéma qui est très bien organisée et aidée depuis le départ. On parle moins de la musique, et encore moins de la photo et des arts visuels, qui sont pourtant dans des situations encore plus précaires… Et encore moins des DJ qui parfois n’ont pas de statut… On a tendance à considérer l’Etat comme un Etat providence et le Président est dans son rôle quand il prolonge les droits des intermittents, passe des commandes. Mais les créateur·trices doivent réfléchir à autre chose.
Lors de cette période durant laquelle quatre milliards de personnes auront été bloquées chez elles, les activités se seront résumées à sortir pour se nourrir et consommer des films, de la musique, des livres, des séries, des magazines… Toutes les grandes plateformes en ligne ont fait leur beurre sur le dos du virus en distribuant du contenu créé par des créateur·tices qui ont parfois du mal à se nourrir… Le décalage est hallucinant. Il faudrait qu’il y ait une attitude précise et collective de la France et d’autres Etats pour imposer une taxe de solidarité, une taxe Covid à ces plateformes.
Enfin, il faut profiter de cette crise pour changer de paradigme, inventer une nouvelle économie de la culture. On a pris conscience de la nécessité de revaloriser le monde hospitalier, mais il faut rendre à la culture les égards qu’elle mérite. Nous vivons dans un monde où l’on rechigne à payer quelques euros pour un film, un album, un magazine mais où on sort 50 euros pour se payer un T-shirt ou pour des Nike… Il faut rééquilibrer, repenser la valeur marchande de la culture. Il est difficile pour un artiste de juger de la valeur de son œuvre. Cette ambiguïté est au fondement même du rapport problématique de l’art et de l’argent depuis très longtemps… Il y a toujours eu cette idée bourgeoise que les artistes ne font pas partie d’une profession, que c’est autre chose… Autre chose ? OK, mais alors la société dont le quotidien confiné dépend ce que nous créons devrait prendre conscience de cette “autre chose”.
Avez-vous des idées de ce qu’il faudrait inventer justement ?
Pourquoi ne pas imaginer des concerts payants en ligne ? Ce sont ces réflexions qu’il faut avoir. L’Etat ne peut pas tout inventer. Il faut se reposer sur lui par rapport à ce qu’il peut donner mais nous devons nous bouger pour profiter de ce moment qui peut aussi être une fenêtre : il faut bien qu’on s’en sorte ! Par exemple, au Cap Vert, ils ont décidé de diffuser des concerts payants sur internet via des plateformes privées qui ne sont pas celles des GAFAM. J’ai lu dernièrement un papier dans le Guardian qui racontait que Spotify donnait la possibilité aux utilisateur·trices de faire un don aux artistes qu’ils aiment. C’est le monde à l’envers ! La culture n’est pas une maladie… Les médias français devraient faire passer ce message. Or, ils le font moins que les médias anglo-saxons qui eux questionnent la situation et ont une autre manière d’aborder la vie culturelle.
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Vous-même, avez-vous un projet spécifique pour changer notre approche de la culture ?
J’avais un projet de cinq soirées à la Philharmonie de Paris, deux cartes blanches et trois concerts. Comme la Philharmonie accueille beaucoup d’orchestres, et que cela pose des problèmes de distanciation, toute la saison est remise en cause. Nous avons discuté de la possibilité de tenter autre chose. Peut-être expérimenter un concert numérique avec une économie qui permette de monter une production. Ça peut être dans une pièce avec des moyens multimédias, en tirant parti des avantages de la technologie en projetant, par exemple, plein de fenêtres zoom sur les murs d’une pièce… l’idée n’est pas de capter une salle vide !
Le spectacle vivant, le public dans la salle vous manquerait-il malgré tout ?
Rien ne remplace le fait d’être épaule contre épaule. Mais aujourd’hui cela n’est pas possible… Il nous faut donc penser des alternatives. Elles ne remplaceront en aucun cas le festival, l’expérience d’être ensemble, de jouir d’un confinement émotionnel et choisi, ensemble.
Quel sera le son, la musique de demain ?
Il est certain que l’on ne va pas avoir envie d’écouter ou de regarder de la même manière, ni d’aborder les mêmes thèmes. Il faudrait saisir cette opportunité d’isolement, d’isolation et d’anesthésie pour changer d’axe, de paradigme. Peut-être est-il temps de cesser de recycler les années les années 1960, 70, 80, 90, pour prendre pied dans le XXIe siècle. Ce n’est pas encore le cas au plan créatif. Il n’y a pas énormément d’œuvres qui ne s’appuient pas sur le siècle dernier… J’ai envie d’écouter des choses différentes, de ne pas être replié sur mes propres habitudes d’écoute. Le confinement pourrait aussi être un ressort sur lequel appuyer en espérant qu’en se relâchant, avec le déconfinement, il libère l’énergie de la découverte… Je pense que notre rapport au consumérisme va changer je pense, pour un temps. Mais comment ? Ça va être intéressant de voir si les gens vont se précipiter pour acheter ou pas.
Le terme de « culture » est vaste… Il y a la culture mainstream, la culture indé, la culture underground…
Chaque mois, sur Spotify, les gens payent dix euros et remplissent leur caddie de tout ce qu’ils veulent ! Le livre n’a pas encore son Spotify et on ne s’abonne pas pour télécharger n’importe quoi. Il est vraiment nécessaire de revaloriser le contenu. Il y a cette impression que la culture serait comme l’air qu’on respire… il faut corriger ce sentiment en sortant du dark age du numérique. Une autre idée m’est venue : pourquoi ne pas aller à l’inverse du copyright et instaurer un “eternal copyright”. Au bout d’un moment, les droits de L’Hymne à la joie, du Bolero de Ravel, de Strawberry Fields Forever tomberaient dans un fonds pour aider la création en Europe ou dans le monde… Il y a plein d’idées comme ça qui ne sont pas suffisamment explorées.
Vous ne faisiez pas partie des artistes reçus en visioconférence par Emmanuel Macron mercredi matin alors que vous semblez avoir pas mal d’idées sur la politique culturelle. Vous le regrettez ?
Quand j’ai rencontré Macron, je lui ai dit ce que je pensais. Je n’étais pas à cette conférence, mais ça aurait pu être le cas. Tout ça ne fait pas partie de mon quotidien et en même temps ça m’intéresse. J’ai été élevé par une maman qui était une grande résistante pendant la guerre et qui m’a inculqué la nécessité d’être conscient de ce qui se passe autour de soi. Ces sujets devraient passionner bien plus de gens. Je trouve notamment les artistes très peu généreux. Or la culture, c’est le partage. L’épaule contre épaule, il faut le jouer dans les deux sens.
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Vous avez toujours été curieux ?
Ça fait partie de ma nature. Je suis plus intéressé par ce qui se fait au présent que par le passé. Ça pourrait paraître stérile de dire ça, et pourtant… Certain·es profitent du confinement pour relire des auteurs du XIXe siècle. J’aime beaucoup Stendhal, Flaubert, mais je n’ai pas tellement envie de relire ça en confinement. Pour moi, ça fait partie de mon passé. Je le respecte tout à fait mais j’ai envie de découvrir de nouvelles choses, différentes. Je suis intéressé par l’air du temps. Je sais aussi que les oeuvres sont intemporelles et que l’on aime y revenir, mais, malgré tout, dans le cinéma par exemple je vais choisir de voir Joker plus que Fellini.
Vous cherchez à capter le présent ?
Pas du tout, c’est instinctif. Je m’intéresse davantage à ce qui va arriver qu’à ce qui s’est passé. Je ne sais pas si c’est bien ou pas. Ça vient aussi peut-être de mon éducation. Ma mère était une femme formidable, elle s’élevait toujours contre l’idée qui consiste à dire : “hier, c’était mieux, demain ce sera pire.” On le voit avec le Covid : même si c’est tragique et dramatique, nous avons plus de moyens qu’au Moyen Age quand sévissait la peste… Les humains ont systématiquement cette vision dystopique du futur, probablement parce que nous n’en ferons pas partie et en avons donc une vision dark. Les choses qui se font au présent m’ont toujours paru excitantes et je ne crois pas du tout à une dégénérescence de la créativité. Ce n’est pas parce que nous avons accès à de plus en plus de choses qu’il y en a de moins en moins d’intéressantes. Proportionnellement, il y en aurait plutôt plus. Ce n’est pas parce que sur les réseaux tout le monde se permet d’exprimer son opinion – sans intérêt dans la plupart des cas – que rien ne peut en ressortir ! Si plus de gens ont accès à la communication, plus de conneries seront dites mais plus de choses intéressantes aussi… Si on sait les chercher.
Vous avez confiance en l’avenir ?
Il faut être optimiste par subversion, surtout en ce moment. Aller contre le pessimisme ambiant, la désolation, l’asphyxie anxiogène que les chaînes TV diffusent. On est dans un environnement extrêmement anxiogène, qui forcément conditionne notre vision d’un futur qui devrait ressembler à Terminator. Il ne faut pas nécessairement penser que tout ce qui va arriver est négatif. La science-fiction n’existe plus puisque la réalité l’a remplacée ! Il y a ce côté très dark mais cela peut aussi nous amener vers quelque chose de pas entièrement sombre. J’espère qu’il y aura une fenêtre pour penser différemment le futur.
Vous pensez souvent au futur ?
C’est toujours excitant d’y penser parce qu’on est sûrs de se tromper. On est libre de fantasmer. J’ai lu Une machine comme moi, un super bouquin de Ian McEwan. Un mec achète un androïde comme compagnon et cet androïde tombe amoureux de sa femme. Une sorte de Jules et Jim 2.0. Est-ce qu’une machine qui accède à la conscience et regarde dans le cœur des hommes va aimer ce qu’il va y trouver ? C’est encore une idée du futur intéressante. Tout le monde a une vision manichéenne de l’intelligence artificielle, qui serait nécessairement une menace, alors qu’on peut imaginer que les robots soient un jour capables de nostalgie et d’espoir. La technologie est neutre. Tout dépend de ce qu’on en fait. La fission de l’atome on en a fait une bombe atomique… Le futur n’est pas écrit. C’est facile et sexy d’être désespéré. C’est compliqué d’arriver à imaginer une œuvre qui prenne un autre angle…
https://youtu.be/Sj7A8SX7ccI
Pourquoi l’art est-il important ?
C’est une évidence : aujourd’hui, dans ce confinement généralisé, qu’est-ce que font les gens ? Ils s’expriment, chantent, se bouffent des séries et des films, écoutent de la musique… C’est une nourriture ! Sans jeu de mots personnel, c’est de l’oxygène (rires). Ça fait partie de notre ADN. Ce qui est dommage, c’est que l’on passe du temps sur des plateformes qui exploitent les créateurs. Mais personne n’a autant lu, regardé, écouté que pendant cette période. Vous avez confiance dans les pouvoirs publics actuellement ? Ils sont complètement dépassés. Je pense qu’il faut être vigilant. On s’aperçoit que la politique n’est pas un problème de professionnels ou d’amateurs. Ça se situe entre les deux. Les pros sont coupés du monde et quand on est amateur, c’est le bordel parce qu’on manque d’expérience… Il n’y a pas que l’intention qui compte ! Les proverbes sont souvent assez cons. C’est le résultat qui compte. Il faut continuer à mettre la pression sur les pouvoirs publics, ne pas se faire oublier. La culture est le parent pauvre. Les créateurs sont dans des mondes assez isolés. Il faut réussir à fédérer et surtout parler d’une seule voix par rapport aux pouvoirs publics. Qu’on fédère le livre, le cinéma, la musique… Qu’on demande des choses précises.
Quel est votre rapport à la presse, vous en lisez ?
J’ai des périodes boulimiques, mais pas en ce moment. Je lis les choses mais j’en prends, j’en laisse. On tourne un peu en rond. L’histoire du port du masque m’a prodigieusement agacé. J’ai fait un concert en Arabie saoudite juste avant le confinement et j’y suis allé avec des masques. J’en ai filé autour de moi, je sentais que c’était logique de copier les Asiatiques en se protégeant ! Toute cette idée propagée par plein de gens, sans rire, que le masque ne sert à rien parce qu’il ne vous protège pas des autres… C’est une escroquerie totale. Des gens étaient persuadés de ça alors qu’il n’y a pas besoin d’être scientifique pour comprendre que si on a un masque efficace on se protège et on protège les autres. Si on avait porté un masque dès le début, on n’en serait pas là. J’en suis convaincu. En Corée du Sud ils se sont protégés dès le départ. Si on avait pensé à fabriquer des masques depuis trois, quatre mois… Maintenant on le fait, mais c’est un peu tard ! Donc on nous dit “faites vos masques vous-même”. On est dans Pif Gadget ?
Qu’allez-vous faire à la sortie ?
J’irai au cinéma, voir des concerts, me prendre des bains de foule. Mais je ne pense pas qu’on puisse le faire avant septembre… Le confinement est terrible pour ceux qui vivent dans des conditions terribles, et pour d’autres ça peut être un moment pour méditer, repenser les choses. Cette période nous amène à remettre un certain nombre de choses en question, notamment les structures dont on dépend. Il y a une résilience qui peut se produire dans certains secteurs, et j’espère que ça aura lieu dans les secteurs de l’information et de la culture. Une forme de solidarité, d’ouverture. Les gens croient être en contact avec le monde mais sont en fait enfermés dans des ghettos, des niches, avec leurs petites certitudes. Le fait d‘avoir une créature de quelque nano millimètres qui fout tout le monde par terre, qui fait arrêter les guerres, l’économie, peut forcer un certain nombre d’entre nous à penser différemment.
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