Comment voir l’expo Georges de la Tour en évitant la foule ? Réponse en forme de projet loufoque.
En 1987, l’artiste Jean-Luc Vilmouth proposa de faire dévier la ligne de tramway qui passe quotidiennement devant le Magasin, le centre d’art contemporain de Grenoble. L’idée était de faire entrer la rue dans l’espace d’exposition, d’offrir aux citadins la visite fortuite d’un musée qu’ils n’allaient généralement pas voir. Mais le projet, trop coûteux, fut abandonné. Il serait pourtant à la fois bon et cynique de pouvoir, aujourd’hui, le proposer à nouveau comme une solution adéquate aux problèmes de flux et de circulation des touristes dans les grandes expositions parisiennes, type Georges de la Tour au Grand Palais. Voilà comment s’envisage le projet : la visite de l’expo se ferait dans un petit train à touristes, à raison d’un arrêt minuté devant chaque toile. On pourrait ainsi s’éviter un fastidieux marathon culturel ; de son côté, le musée attirerait une clientèle paresseuse ou grabataire et gérerait à la perfection le temps passé au musée. La maîtrise du temps est la clé de toutes les rentabilités.
On s’en doute, ce projet du troisième type susciterait bien des objections : on crierait au blasphème et on accuserait les concepteurs de dysneylandisation des espaces culturels. Mais il suffit d’ouvrir les yeux pour se rendre compte qu’en réalité ce mouvement est amorcé de longue date. Puisque le rapport intime à l’oeuvre n’est tout bonnement plus possible dans ces méga-expositions ultrabondées, puisque l’individu-spectateur, avec toute sa spécificité d’être unique, est absorbé dans le grand Tout du public de masse, puisque la proximité de la toile est le fait des érudits et des chercheurs, un pas de plus vers la rationalisation améliorée des espaces muséaux ne serait pas un grand scandale.
Après tout, la visite minutée existe déjà au Tower Bridge de Londres et transforme en voleur potentiel la moindre personne désireuse de regarder d’un peu plus près les bijoux de la reine. En France, on construit, en plastique et à l’identique, des répliques de grottes rupestres pour conserver au frais l’original. Bref, le « fast-art », pour reprendre une expression de l’artiste Serge Comte, ne nous a pas attendus pour exister. De manière enthousiaste, joyeuse, cynique et loufoque, nous nous proposons de l’empirer.
Un moment souvent fabuleux pour la visite du musée, c’est le temps de la nocturne. Là, les démarches se font plus aléatoires, plus sexuelles aussi, la flânerie reprend ses droits sur l’efficacité et la rentabilité. J’imagine très bien un mystérieux train de nuit, glissant comme un long travelling dans le musée d’Orsay redevenu, pour l’occasion, une gare de voyageurs. Passage feutré le long des tableaux silencieux et opaques du Danois Hammershoi. Des arrêts prolongés, un minutage plus flou du temps de visite pour une peinture qui sait à merveille suspendre toute temporalité : évoquant à la fois les intérieurs hollandais du xviième siècle, le cinéma de Dreyer ou les adolescentes déprimées de Sarah Jones (cf. page suivante), Hammershoi nous réconcilie avec le train de nuit.
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Jean-Luc Vilmouth, par Sarit Shapira (Hazan, 1997).
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