En exposant une toute nouvelle série consacrée à Vingt-quatre objets de grève, le photographe Jean-Luc Moulène agite le fonds historique de la classe ouvrière. Et se prête à un piratage explosif des médias, de la politique et de l’industrie.
Bon, c’est bien beau de boire un thé, mais il faudrait peut-être songer à travailler sur la grève » : c’est un dimanche après-midi, une journée indolente dans l’atelier, avec option jardin. Jean-Luc Moulène quitte l’espace détente pour rejoindre sa table de travail éloignée de quelques mètres seulement, et en flânant il commence à nous présenter sa nouvelle collection, histoire de nous introduire dans le rythme particulier de la grève et de sa production ralentie. « En réalité, cette série a été pour moi un vrai travail, cinq mois intensifs. D’abord une enquête éprouvante pour trouver les objets. Tout le monde s’y est mis : les responsables de La Galerie à Noisy-le-Sec, mes élèves de l’école d’art de Grenoble, mes amis… Ensuite un vrai travail photographique, au sens machiniste du terme. Je trouve l’objet, je le prépare, je le photographie très minutieusement. Ça peut prendre des heures. Mais j’aime cette idée : le photographe est un ouvrier, il travaille avec une machine. Et parfois il peut s’en servir autrement, pour faire des images un peu différentes. »
Artiste en grève, Jean-Luc Moulène ne se présente pas comme l’auteur de cette série mais comme le présentateur d’une collection d’objets non répertoriés, encore jamais vendus chez Drouot : des objets de grève. Pas de simples banderoles ou piquets anonymes, mais des objets historiques, produits par les travailleurs pendant le temps de la grève. Un paquet de gauloises rouges, fabriqué par la CGT lors des grèves de la Seita en juin 1982. Un jeu de Chômageopoly, version prolétarienne du très capitaliste Monopoly, d’ailleurs imaginé par des chômeurs américains dans les années 30. La Neutral, prototype de voiture familiale et prolétarienne élaboré par des ouvriers retraités pour contrer la production par Renault de voitures de haute classe. Une édition « Spécial grève » du Parisien libéré en juin 1975. La robe Nina Ricci confectionnée en 1999, il y a quelques mois à peine, par les « petites mains » ouvrières pour protester contre la fermeture des ateliers haute couture de Nina Ricci. Des objets invraisemblables, qui parlent d’eux-mêmes, qui portent en eux la colère, qui manifestent de manière parfois désespérée la capacité toujours productive des futurs exclus du travail. Une poupée de lutte, une pipe du début du siècle pour la revendication des 3 x 8 (= 24, comme Vingt-quatre objets de grève), un flacon de Parfum de Solidarité siglé « Touche pas à mon emploi », un aller simple SNCF, classe 0, marqué « Dernier billet avant augmentation ». Ou encore des objets de grève utilisés comme armes dans les moments durs de la lutte : des roulements à billes en guise de projectiles (entreprise métallurgique SKF, conflit de juin 83-juin 85), des pédaliers de vélo faisant office de matraques et produits par une sous-traitance de Manufrance.
Evidemment, Jean-Luc Moulène n’est pas un historien de la classe ouvrière. C’est d’abord un agitateur : il entend redonner des idées et des modèles aux travailleurs ou aux chômeurs d’aujourd’hui et, surtout, par le biais de la photographie, confère à ces objets de grève une existence médiatique dans la société du spectacle et de la consommation. Telle cette montre Lip fabriquée et vendue illégalement : la photographie de l’objet ne montre pas le cadran, mais est comme tordue pour montrer les mots gravés au dos : « Conflit Lip, 17.4.73-29.1.74. Vente sauvage ». L’envers de la publicité de luxe, le contraire d’un beau supplément Montres diffusé récemment dans Libération. Ces images entrent donc en lutte avec le langage publicitaire, habilement détourné, et même refusé par l’artiste : photographiés sous une lumière naturelle et non sous un bel éclairage artificiel, les objets n’acquièrent pas une valeur esthétique mais conservent leur dureté, leur situation d’urgence. Présentés non pas sur un tissu moelleux, mais sur un fond dur, comme un sol en béton, ils sont comme ramenés à leur lieu de production. Les photographies sont encore insérées dans des cadres jaune vif et agrémentées d’un éclairage favorable, les objets de grève dégageant alors une aura magique, une sensation de bien-être qui est évidemment un regard ironique jeté sur le design et sur son confort social : « Non seulement ce travail photographique joue contre le design commercial, mais aussi contre le design social, contre ceux que j’appelle les militants professionnels, qui ramènent tout à une organisation, qui font produire des objets ne défendant non pas la cause précise des travailleurs, mais le parti ou le syndicat. » Ironie du sort : cette série a été conçue pour le nouveau centre d’art de Noisy-le-Sec, mairie communiste. Si elle est regardée de très près, elle ne devrait pas faire que des heureux. « En représentant ces objets, je leur redonne, ainsi qu’à leurs ouvriers, une parole perdue dans le jeu de la représentation démocratique. »
Au passage, avec ce travail au sens plein du terme, produit en série à la façon d’un objet industriel, Jean-Luc Moulène continue à abattre une certaine conception romantique de l’art : rien de psychologique dans ces photographies, aucun état d’âme, pas d’ego et foin de ce fameux « regard subjectif » que le photographe porte habituellement sur le monde : « Je suis en grève de la notion d’auteur. » Autant dire que ces ouvriers grévistes qui s’emparent des chaînes de production, les détournent pour défendre leur cause et produire ces objets pirates ne sont pas que des vieux souvenirs : ils s’imposent comme une figure de l’artiste à l’ère industrielle, pris dans les trames serrées de la production commerciale. Un modèle de comportement et de dérèglement qui vaut pour l’art contemporain comme pour le système hollywoodien.
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