Sur un nouvel album faussement apaisé et vraiment enthousiasmant, Jean-Louis Murat ralentit ses cadences infernales et se concentre sur son meilleur sujet : lui-même. Devrait-on dire eux-mêmes ? Critique et écoute.
Pour Jean-Louis Murat, Jean-Louis Bergheaud était “un mec à buter”. Voilà pourtant une trentaine d’années que l’un et l’autre se supportent, même si on a connu cohabitation plus sereine. Dernière péripétie relationnelle : Amour n’est pas querelle tiré de Toboggan, la nouvelle chevauchée du montagnard. Ne pas se fier au parfum d’armistice du titre car en réalité, ça fleure plutôt la poudre. Sorte de mix postromantique entre Joachim Du Bellay et Ennio Morricone, Bergheaud et Murat, son double en musique, s’y affrontent en duel textuel sur fond de pénéplaine auvergnate. Chronique de l’éternel conflit entre amour raison et amour passion ? Allez savoir… A la fin de ce western-truffade, et c’est là l’important, seule la chanson triomphe.
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“Faire semblant d’être un autre, seule façon d’exister”, susurre d’ailleurs notre barde oxygéné sur ce qui doit bien être son vingt-cinquième album (live compris). Et de préciser : “Si j’enregistre beaucoup, c’est qu’il me faut remettre constamment en chantier cet espace entre l’être réel et le personnage d’emprunt qui me permet de respirer. Sinon j’étouffe.” Le salut par le dédoublement, on connaît par coeur, de Bowie à Lady Gaga. Mais savoir préserver l’harmonie entre les deux aussi longtemps ? “Ça, c’est le plus difficile. S’il y a dissonance, la folie guette et ça peut devenir catastrophique.” Cas éloquent, ce père de famille en apparence modèle, Xavier Dupont de Ligonnès, dont la double vie a déraillé pour conduire à l’assassinat présumé de son épouse et de ses quatre enfants. Pour Murat, c’est clair : “Ce mec supportait pas que sa famille découvre qu’il chantait faux…”
Signe plutôt rassurant, Murat a invité les enfants de Bergheaud (6 et 8 ans) sur Le Chat noir, petite merveille d’un genre en désuétude, la comptine. “J’en suis venu à me dire que le vrai triomphe, c’est d’écrire des chansons pour les enfants que dans un siècle ou deux on reprendra encore sans savoir qui en est l’auteur parce que ce sera passé dans l’inconscient collectif.” Et de citer Un mur pour pleurer d’Anne Sylvestre comme sa chanson française préférée. “Le titre de l’album m’est venu à cause de Le Toboggan d’Anne Sylvestre. En fait j’aime autant Gimme Shelter des Stones qu’une comptine d’Anne Sylvestre. Après, c’est vrai, c’est difficile de mélanger tout ça.”
Surtout qu’avec Toboggan, la ronde des paradoxes reprend de plus belle. Il y a Le Chat noir en référence à cet intrus à sombre pelage qui sème la zizanie dans la cour des Bergheaud. Ça, c’est le Murat papa poule pour veillées au coin du feu. Et il y a Belle où la lueur de l’âtre semble éclairer le corps nu d’une Vénus alanguie. Ça, c’est le Murat grand veneur ès séduction, qui fait du miel pour attirer les biches, voix humide de désir où résiste encore l’adolescent et poétique du trouble aux lèvres. Un Sinatra de la région Centre traversé par le lyrisme de Baudelaire. “Au lycée, si une fille me plaisait, je lui donnais chaque matin un poème. Souvent elles le refilaient aux autres mecs qui du coup se foutaient de ma gueule.”
Séduire par les mots, il a payé pour. Aujourd’hui il récolte les fruits – “c’est quand même un super métier pour tomber les meufs !” – et va au fond des choses, du rapport amoureux sur Agnus Dei Babe – “quand l’un consent à faire l’agneau et l’autre le boucher” – ou du rapport avec son art en général… “La chanson d’amour à la française a quelque chose de bidon. Sans doute parce que la langue française est celle de l’amour mais aussi de la diplomatie et que la diplomatie c’est dire le contraire de ce qu’on pense. Voilà pourquoi je ne suis pas un chanteur populaire. Parce que je ne crois pas à la réalité de l’expression amoureuse en chanson.” Pas plus qu’il ne croit à la nécessité de défier les Anglo-Saxons sur leur terrain. “Dès que tu as basse-batterie, ta chanson est dépassée. Tu voulais faire une berline et tu te retrouves avec un semi-remorque. Je ne supporte plus ça.”
Aussi nous voici embarqués en calèche Belle Epoque bien amortie. Du cotonneux Il neige au ronronnant Over and Over, du vagabondage socratique de Robinson à la confession asociale de J’ai tué parce que je m’ennuyais, plus digne du Meursault de Camus que du Dupont de Ligonnès, Murat nous pousse avec prévenance sur son toboggan pour un nouveau tour de manège à contre-courant du monde. Avec ce disque réalisé seul en mode économique guitares-claviers, chez lui, au coeur de cette France dont il courtise si bien la langue, il a peut-être même ciselé le plus beau joyau de sa discographie.
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