Mort brutalement d’une embolie pulmonaire jeudi 25 mai, à l’âge de 71 ans, l’auteur-compositeur-interprète laisse une œuvre considérable et un vide immense dans le paysage musical français. Murat ou le génie auvergnat.
Pour l’interviewer et bien le connaître depuis un quart de siècle, Jean-Louis Murat était un homme d’une intelligence rare, avec la langue bien pendue, dont il a fait une partie de sa réputation – pour beaucoup de journalistes, il était même le client idéal, ne ratant jamais un bon mot sur ses cibles préférées, de Johnny Hallyday à l’industrie musicale. Ses modèles musicaux étaient principalement de l’autre côté de l’Atlantique, de John Lee Hooker à Bob Dylan, de Neil Young à Robert Johnson. Véritable artisan de la chanson française, il n’envisageait sa discographie qu’imposante, passant à une cadence effrénée à partir des années 2000. Guitariste redoutable, il passait du Murat des champs au Murat des villes, de l’acoustique à l’électrique.
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Il fallait être un expert muratien pour s’y retrouver dans les vingt-et-un albums studio et une dizaine de disques parallèles (enregistrements live, projets littéraires, musiques de films, DVD) depuis le 45 tours mythique Suicidez-vous le peuple est mort (1981). Lors de notre dernière interview, à l’automne 2021, pour la sortie de La Vraie Vie de Buck John, Murat nous confiait que l’on découvrirait ultérieurement une partie de son grand œuvre. “J’enregistre des disques posthumes, nous disait-il le sourire aux lèvres. Rien que sur La Vraie Vie de Buck John, j’ai enregistré vingt-quatre titres – il y a donc un autre album de douze chansons déjà prêt, qui paraîtra après ma mort. Car ce ne sont que des chansons polémiques d’actualité, comme sur l’incendie de Notre-Dame. J’ai déjà vu à travers la méchanceté d’internet combien cela m’avait coûté de documenter en six chansons le mouvement des Gilets jaunes. J’ai donc prévenu les enfants : quand papa ne sera plus là, ils auront plein de disques inédits à sortir. Je suis retenu par l’époque. Je reste donc dans le domaine strict de la variété et je ne suis plus un chanteur engagé – ce qui a pourtant fait le sens du rock qu’on affectionne tant. L’énergie de Joe Strummer nous a tous transcendés. Si Strummer n’est pas engagé, il n’est pas chanteur. J’aurai désormais une carrière en deux temps : de mon vivant et post mortem. Je vais ainsi enregistrer vingt albums inédits pour vivre vingt ans de plus que ce que j’ai vécu !”
Un avant et un après-Murat
Malheureusement, au matin de ce jeudi 25 mai, Jean-Louis Murat est parti depuis son Auvergne natale. Et les mots éplorés nous manquent pour dire à quel point le jeune septuagénaire était doué, franc, sincère, lettré, fidèle, instinctif, provocateur, curieux, mélomane, rieur, paradoxal, bref entier comme le Massif central. Avec le Berger de Chamablanc, on parlait musique, littérature, histoire, amour, descendance, politique, sports, lui qui raffolait tellement du vélo (Le Champion espagnol) et du ballon rond (Achille à Mexico). Comme sa voix, à la fois familière et caressante, ses chansons nous ont transporté·es depuis les années 1980. Car, dans la chanson française, il y a un avant et un après-Murat. Son influence est considérable, de Dominique A (dont il était récemment devenu collègue de label chez Cinq7), à Benjamin Biolay, deux de ses plus brillants descendants.
Né le 28 janvier 1952 à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) d’un père charpentier et d’une mère couturière, Jean-Louis Bergheaud grandit dans la ferme familiale à Murat-le-Quaire. Passionné de littérature et de poésie (les références à Proust ne manquant pas dans son répertoire, il adaptera Baudelaire en chansons), il devient même le premier à obtenir le bac dans sa famille, avant de multiplier les petits boulots et de vivre quelques expériences mémorables avec un certain Jack Nicholson. “J’ai vu le moment où j’allais connaître une vie difficile, nous racontait-il en 2020 à la sortie de Baby Love. Dans la France profonde de ces années-là, j’ai bien cru que j’allais finir larbin. Surtout que j’étais issu d’un milieu où l’on ne faisait pas d’études. Alors je suis parti bosser vers 1971, 1972 comme plagiste à Saint-Tropez, là où se trouvait l’argent, et où j’ai rencontré puis sympathisé avec Jack Nicholson, qui me proposait de m’emmener à Hollywood tous frais payés. J’ai évidemment hésité, mais j’étais déjà jeune père de famille et je devais m’occuper de mon jeune fiston. J’ai perdu beaucoup de temps, mais je suis devenu le larbin de personne.”
Le style Murat
À la fin des années 1970, Jean-Louis Bergheaud débute sa carrière de musicien et de chanteur dans Clara, un groupe auvergnat d’obédience rock, qui s’attire notamment les faveurs de William Sheller. Avant de se lancer en solo, d’adopter le pseudo de Murat (d’après le nom du village auvergnat et du roi de Naples au XIXe siècle comme il le chante dans le bouleversant Je me souviens) et d’atterrir chez Pathé-Marconi avec un premier 45 tours, Suicidez-vous le peuple est mort (1981), mal reçu à sa sortie et boycotté par la radio, avant de devenir mythique. Le quotidien Libération faillit même l’utiliser pour le titre de sa une après le suicide du Premier ministre Pierre Bérégovoy, le 1er mai 1993. Sous couvert d’une pochette en noir et blanc signée Jean-Baptiste Mondino, cette ballade synthétique révèle déjà l’univers muratien.
L’année suivante et déjà trentenaire, il publie un mini-album, Murat (1982). 1984 sonne l’heure du premier album, Passions privées, illustré par une photo de Bettina Rheims. En dix plages, le style Murat se fait jour. En 1987, Jean-Louis Murat signe chez Virgin, le label français le plus en vogue de l’époque, et sort le 45 tours Si je devais manquer de toi. Pour la première fois dans sa carrière tardive, le succès est au rendez-vous : 60 000 singles vendus. Jean-Louis enchaîne avec un autre single, Le Garçon qui maudit les filles, à la mélodie et au refrain instantanés.
Annoncé par L’Ange déchu et multipliant les clins d’œil lexicaux à la faune et à la flore, Cheyenne Autumn paraît au printemps 1989. Disque d’or l’année de sa sortie et premier chef-d’œuvre, Cheyenne Autumn va marquer durablement le paysage musical d’ici. De Libération sous la plume de Bayon aux Inrockuptibles ou Bernard Lenoir pour des Black Sessions mémorables sur France Inter, Jean-Louis Murat devient une référence, aux côtés de Christophe, Manset ou Bashung. Et le disque suivant, Le Manteau de pluie (1991), où il fait entendre des sons de son Arverne natale, va définitivement le consacrer en chanteur rimbaldien et paysager. Admiratif de Talk Talk et Prefab Sprout (“Je n’avais que leurs disques, je voulais viser entre les deux”, confie-t-il aux Inrocks), il recrute pour l’occasion Neil Conti, le batteur du groupe de Paddy McAloon.
Car parallèlement à Sentiment nouveau, Le Col de la Croix-Morand ou Le Lien défait, l’une des plus grandes chansons de rupture jamais écrites, Murat duettise avec la star Mylène Farmer sur le single Regrets, qui lui vaut des passages télévisés et une belle rotation radiophonique. Ne faisant décidément rien comme personne, Murat enregistre dans une chapelle romane des morceaux inédits sans batterie et au souffle rare, le maxi Murat en plein air (1991), où il fait entendre encore et toujours sa Terre de France. Pour Les Inrockuptibles, dont il fait la couverture du bimestriel en septembre 1991, il offre une compilation rare aux abonné·es au titre montagnard, Face Nord. De la même manière, il figure parmi les participants à I’m Your Fan (1991), fameux tribute à Leonard Cohen produit par Les Inrocks. Car Murat reprenait tout le monde (Cohen, donc, Michael Franks, Joe Dassin, Bob Dylan, Léo Ferré, Louise Féron, Manset, Bashung, Antonio Carlos Jobim, Arab Strap, Akhenaton, Adriano Celentano…) comme personne. Sans oublier sa version radiophonique d’Un mur pour pleurer d’Anne Sylvestre…
Singularité
Au mitan des années 1990, sous l’impulsion de Didier Varrod, aujourd’hui directeur musical des antennes de Radio France, Murat écrit et compose un disque pour Jeanne Moreau, qui ne verra jamais le jour. Il rêve de collaborer avec Nellee Hooper, Brian Eno ou Bomb the Bass pour Dolorès (1996), un monument de la chanson française d’une modernité ahurissante écrit en pleine rupture amoureuse (en témoigne Fort Alamo) et élaboré pendant douze longs mois en studio, ce qui va définitivement le vacciner et l’inciter à accélérer sa cadence discographique dans les années 2000, dans une formule en trio qui lui sied à merveille (Le Moujik et sa femme, Lilith, son premier triple album vinyle).
Car, comme Murat le chante dans Perce-Neige, “rien n’est important, j’écris des chansons comme on purgerait des vipères”. Chez lui, la musique est vitale, il écrit et compose tous les jours dans sa maison située près du lac de Guéry, entre Tuilière et Sanadoire. Entre deux maquettes, il peint inlassablement (Le dragon a cent visages, 2003) et refuse un temps de se faire photographier, livrant des autoportraits parfois pas piqués des hannetons. Les yeux toujours tournés vers l’Amérique, il collabore avec quelques figures du rock indépendant comme Marc Ribot, Elysian Fields (retrouvant ensuite sa chanteuse Jennifer Charles sur la récréation A Bird on a Poire) et Calexico pour son premier disque transatlantique, Mustango (1999).
Dans un autre genre, il invite l’actrice Isabelle Huppert, avec laquelle il avait tourné dans La Vengeance d’une femme (1990) de Jacques Doillon, à interpréter les textes libertins de Madame Deshoulières, une poétesse du XVIIe siècle, sur de la musique baroque. Il poursuivra son obsession littéraire avec deux autres chantiers, autour de Pierre-Jean de Béranger, le plus grand chansonnier du XIXe (1829, 2005), et des poèmes des Fleurs du mal de Baudelaire autrefois mis en musique par Léo Ferré (Charles et Léo, 2007).
“La France reste le pays de la revanche des médiocres.”
Vingt ans après ses débuts, Murat creuse le sillon de sa singularité, attirant de plus en plus d’adeptes parmi ses collègues admiratifs. En 2005, Jean-Louis Murat apparaît étrangement les yeux bandés sur la pochette de Mockba/Moscou, au générique duquel figurent sa complice Camille et, plus étonnant, Carla Bruni, qui n’est pas encore devenue madame Sarkozy. Disque de deuil dédié à François Saillard, l’ancien bassiste de Clara, le poignant Taormina (2006) atteste de l’obsession transalpine de son auteur, qui se conclura avec le brillantissime Il Francese en 2018.
Repartant encore une fois aux États-Unis, dans le berceau de la country à Nashville, pour travailler avec des musiciens américains prestigieux, Le Cours ordinaire des choses (2009), documentée par un film de Laetitia Masson pour qui il a composé plusieurs bandes-son, est aussi une manière pour son auteur d’échapper à une réalité française qui lui pèse indéniablement et dont il ne manque jamais de se plaindre en interview. Avec cette belle sortie dans Les Inrockuptibles au printemps 2019, où nous étions partis l’interroger à domicile : “J’ai toujours été un outsider, et c’est ce qui m’importe encore aujourd’hui. Je n’aurai jamais la popularité de Mylène Farmer, et alors ? Je rentre en studio avec le même peps que la première fois. C’est la seule et meilleure façon de rester motivé. Depuis le temps que j’exerce ce métier, j’ai vu trop d’artistes victimes de l’effet négatif du succès. Je ne dirais évidemment pas que j’ai recherché l’insuccès, mais être adoubé par un peuple qui ne voit que par Johnny Hallyday ou Patrick Bruel m’aurait sacrément embêté. La France reste le pays de la revanche des médiocres. Comme dans les courses cyclistes, c’est toujours frustrant de se faire dépasser par des dopés ou, pire, des tocards. Je suis quand même rentré dans le lard de tout le monde, mais je ne me plains de rien. Pour tout dire, j’ai l’impression de démarrer comme au premier jour. Et je ne me sens toujours pas un chanteur français.”
Malgré tout, Murat gardait son rythme de stakhanoviste depuis les années 2000 et 2010 – pas moins de cinq albums en autant d’années depuis sa signature en 2013 chez PIAS, dont Babel (2014), avec les voisins auvergnats de The Delano Orchestra, Morituri (2016), reflétant la France endeuillée de 2015, et Il Francese (2018), comptant parmi les plus inspirés.
Jamais à court d’idées, Jean-Louis avait entrepris un triptyque d’inspiration électronique avec Travaux sur la N89 (2017) et Il Francese (2018), rappelant souvent son admiration pour les disques de Frank Ocean ou Kendrick Lamar, qu’il montait voir en famille pour ses concerts parisiens. Le 6 mars 2020, onze jours avant le confinement dans l’Hexagone, Murat livrait avec Baby Love un vingtième album qui groove comme rarement dans sa discographie, n’oubliant pas de rappeler son amour pour Earth, Wind and Fire.
Une discographie exemplaire
C’était aussi de la “chair à psychanalyse”, comme il nous confessait à propos d’une nouvelle rupture sentimentale : “J’ai toujours cultivé la démultiplication des images de moi-même en miroir brisé. C’est difficile d’analyser ses propres textes. Ne pas avoir d’unité comportementale me pose énormément de problèmes. Je me dédouble très facilement, je ne sais jamais quand je suis Bergheaud ou Murat. Forcément, mon entourage s’interroge sans cesse. La langue française permet de créer ces personnages tiers avec lesquels je fais joujou dans les chansons. Étant fan de Proust, j’ai fait le choix de me démultiplier à l’infini. La vie est trop courte pour être un seul. Quand je me couche le soir, je suis tellement crevé que je ne sais même plus qui je suis.” Ces mots prennent aujourd’hui un reflet douloureux, quelques heures après l’annonce de la mort de Jean-Louis Murat à l’âge de 71 ans. Encore incrédule et éploré, on réécoute en boucle sa discographie exemplaire (triste ironie du calendrier, le premier Best of de sa carrière paraîtra au lendemain de sa disparition), et particulièrement Si je devais manquer de toi. Murat nous manque déjà cruellement.
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