Le véritable pionnier du bricolage électronique dans la musique populaire, c’est lui : Jean-Jacques Perrey. Enfin reconnu comme tel et courtisé par les meilleurs DJ’s à travers le monde, le papy futuriste, miraculé après vingt ans d’oubli, entame une nouvelle vie et se souvient de Cocteau, Walt Disney et des traversées à bord du France. La France, comme dit l’autre, qui l’avait laissé tomber.
Tous les attardés cathodiques de la génération Arthur vouent, sans le savoir, un culte à Jean-Jacques Perrey. Au box-office de la télé madeleine, on ne voit guère que Saturnin le canard et le gros Casimir pour rivaliser dans le tire-larmes avec ce respectable monsieur de 68 printemps. Tous les soirs, au milieu des années 70, entre la speakerine-plante verte et la grande pompe du 20 h, Antenne 2 faisait patienter l’honnête citoyen et sa famille avec un interlude récréatif : des portées de musique sur lesquelles valsait, rebondissait, courait et dégringolait une garnison de petits deux calligraphiés façon école communale, avec des pleins et des déliés impeccables. La bande-son de ce ballet diabolique, une cartoonesque guirlande d’orgue Moog, était signée Jean-Jacques Perrey.
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Vingt ans plus tôt, en 56, Perrey débutait aux côtés de Django Reinhardt comme accompagnateur de Charles Trénet sur L’Ame des poètes, où il jouait d’un instrument révolutionnaire baptisé Ondioline. Vingt ans plus tard, en 97, on le retrouve photographié en compagnie de Coldcut dans la très tendance rubrique « Vibes » du New Musical Express et il vient d’enregistrer un titre pour la non moins tendance compilation Source Lab 3, Cosmic bird, avec l’ingénieux duo français Air. Chez la plupart des techno-bidouilleurs internationaux, de Daft Punk à Ninja Tune, Jean-Jacques Perrey est considéré comme le gourou ultime, celui qui le premier popularisa les gargouillis électroniques à l’échelle planétaire. Pour les maniaques déviants de l’incredibly strange music ce cabinet fantôme des bizarreries easy-listening , le moindre de ses enregistrements fait également l’objet d’une convoitise acharnée. Son titre fétiche de 1970, E.V.A., mériterait de figurer dans le livre des records comme le morceau le plus samplé de ces dix dernières années : Gang Starr, Ice T, House Of Pain et plus récemment Fatboy Slim alias l’ancien Housemartins Norman Cook en ont pillé jusqu’au tréfonds le groove décapant tandis que l’original demeure, avec le psyché-rock de Pierre Henry et Michel Colombier, la plus sûre étincelle à embraser les dance-floors, de Manchester à Mourmelon.
A l’heure où il coule à Vichy une retraite espiègle, sa musique pétillante comme les eaux locales continue ainsi de fasciner à travers le monde les apprentis cybernautes comme les cinglés de verroteries space-pop : « Aujourd’hui, je me demande comment je vais pouvoir faire face à tous les projets que l’on m’offre. Je viens de terminer cette collaboration avec le groupe Air et il est possible que l’on y donne une suite plus tard. J’ai également envie de travailler avec Matt Black et Jonathan More de Coldcut, car nous partageons des goûts dans de nombreux domaines, notamment en matière d’écologie, de défense de la planète. Et puis l’approche d’un label comme Ninja Tune est dans la droite lignée de ce que je faisais dans les années 60. On me réclame également au Japon, en Angleterre ou aux Etats-Unis pour participer à des colloques ou faire des concerts de Moog. J’ai donné récemment une conférence à Birmingham, où j’ai réalisé une boucle pour montrer la manière dont je travaillais dans les années 60. Depuis, on peut l’écouter dans le musée de la ville et de jeunes DJ’s se sont déjà manifestés pour travailler à partir de cette boucle. »
Jean-Jacques Perrey en oublierait presque l’interminable tunnel qu’il a traversé pendant plus de vingt ans, entre son retour en France au début des années 70 au terme d’une fertile décennie américaine et cette renaissance improbable chez les sourciers du sampling : « Mes disques avaient remporté un tel succès outre-Atlantique que je rentrais totalement confiant, certain que l’on me proposerait des tas de choses ici. Au lieu de ça, je me suis fais jeter de toutes les maisons de disques françaises. Encore aujourd’hui, la France est l’un des rares pays où mes albums ne sont pas distribués. J’y ai toujours été considéré comme un mouton noir parce que je ne faisais pas de la musique suffisamment sérieuse aux yeux des spécialistes. J’aurais dû être en totale symbiose avec des groupes du début des seventies, comme Kraftwerk, mais j’étais en France et tout le monde me pensait mort. En fait, j’étais juste recroquevillé dans mon coin, amer… Il y a deux ans, un journaliste-DJ anglais qui venait m’interviewer m’a proposé de devenir mon manager pour l’Angleterre. Grâce à lui, j’ai repris contact avec les nouvelles musiques électroniques, le trip-hop, la house, la techno, dont j’étais censé être l’ancêtre. J’étais complètement abasourdi de voir tous ces jeunes gens, fanatiques notamment de E.V.A., et j’ai alors commencé à me poser des questions. Je me rendais compte tout à coup que des choses bizarres se passaient quasiment à mon insu… Un label japonais avait en effet réédité mes albums des années 60, Moog indigo et The Amazing new electronic pop sound of Jean-Jacques Perrey, et on commençait à les trouver en Angleterre. C’est là que les choses ont vraiment redémarré. »
Ce retour en grâce par la porte des raves constitue, pour ce bientôt septuagénaire, l’ultime coup de théâtre d’un parcours incroyable en rebondissements : « Je n’ai eu absolument aucune formation musicale, mais mes parents étaient très mélomanes. Ils m’emmenaient aux concerts à Amiens dès l’âge de 4 ans et j’ai donc été très tôt baigné dans la musique. J’ai essayé de prendre des cours d’accordéon, mais je ne supportais pas l’autoritarisme de mes professeurs. Plus tard, j’ai entrepris des études de médecine, mais j’étais obsédé par un rêve un peu dingue, qui provenait sans doute de ma fascination pour Jules Verne et la science-fiction en général : je voulais jouer du violon avec un clavier. Un jour, à la radio, j’ai entendu un inventeur qui présentait un nouvel instrument de musique, l’Ondioline, avec lequel on pouvait jouer de tous les instruments sur un clavier. C’était en fait le premier synthétiseur français. Je me suis précipité chez lui et il m’en a prêté un. J’ai ainsi abandonné la médecine pour la musique et j’ai commencé à m’entraîner. Je suis devenu démonstrateur officiel de l’Ondioline. Je faisais toutes les grandes foires d’Europe avec mon instrument. Puis j’ai monté un numéro de variété autour de l’Ondioline, Le Tour du monde en 80 façons, toujours en référence à Jules Verne, et j’ai effectivement tourné dans le monde entier. Lorsque je suis rentré en France, Charles Trénet m’a contacté pour L’Ame des poètes parce qu’il avait envie d’un son particulier. C’est la première fois que l’Ondioline apparaissait sur un disque. En 57, Edith Piaf m’a également demandé de lui apprendre à jouer de l’Ondioline et c’est elle et Jean Cocteau qui m’ont convaincu de partir aux Etats-Unis en m’aidant à enregistrer une bande, que j’ai envoyée à New York à l’attention d’une espèce de mécène, Caroll Bratman.« Pour toute réponse, Perrey reçoit une enveloppe contenant un billet pour la traversée. A New York, Bratman fait construire spécialement pour lui un studio-laboratoire expérimental dans lequel Perrey va inventer, au début des années 60, un nouveau procédé de création à base de séquences et de boucles. Il utilise les enseignements de la musique concrète de Pierre Schaeffer, mais en y ajoutant un grain de folie azimutée qui deviendra la marque de fabrique de ses futurs enregistrements américains : « Je faisais du sampling sans le savoir, j’étais une sorte de Monsieur Jourdain du sampling (rires)… Dans mon studio, j’ai constitué une librairie de sons futuristes mais, contrairement aux travaux de Schaeffer, de Pierre Henry ou de Stockhausen et bien que j’aie beaucoup d’admiration pour la musique électro-acoustique sérieuse , je tenais pour ma part à conserver un aspect humoristique dans mes enregistrements. Très vite, j’ai reçu des propositions, notamment dans la publicité, pour faire des musiques de spots publicitaires, et j’ai également rencontré Walt Disney qui a montré un grand intérêt pour ma méthode de travail. L’un de mes morceaux, Baroque hoedown, a même été choisi des années plus tard, en 72, en ouverture de la Mainstream electrical parade de Disneyland. » En 62, Perrey rencontre une autre de ses idoles de jeunesse, l’écrivain de science-fiction Ray Bradbury. Il crée pour lui les effets sonores de la pièce Dandelion wine, jouée au Lincoln Center de New York : « J’ai beaucoup apprécié Bradbury, nous avions la même démarche écologique et la même phobie des avions… Il allait de New York à Los Angeles en voiture ! » Perrey, lui, retourne de temps en temps dans la vieille Europe, toujours à bord du paquebot France : « Je ne payais pas les traversées et en échange, je donnais des concerts d’Ondioline à bord. Tous les phobiques de l’avion s’y retrouvaient, c’était comme un monde à part. J’ai rencontré un tas de gens fabuleux sur le France, notamment Hitchcock, avec qui j’avais des discussions passionnantes. J’aurais bien aimé rejoindre son staff de musiciens, mais j’avais des engagements par ailleurs à cette époque. »
A New York, Perrey devient l’ami de Robert Moog, l’inventeur de l’orgue qui va révolutionner la musique électronique des sixties. Comme pour l’Ondioline dix ans plus tôt, Perrey est le premier utilisateur du Moog dans un contexte pop. Avec Gershon Kingsley un collaborateur de John Cage qui avait déjà écrit à l’époque de nombreuses musiques de scène à Broadway , il forme l’un des tandems les plus créatifs et récréatifs (lucratifs aussi) du milieu des sixties. Ils enregistrent ensemble deux albums, The In sound from way out (66) sous-titré Electronic pop music for the future et Kaleidoscopic vibrations (67), ainsi qu’une quantité astronomique de musiques pour la publicité, la radio et la télévision. Le synthé Moog, une machine infernale bourrée d’oscillateurs, de générateurs, d’amplis et de filtres, offre une source de sons et d’effets intarissable. Outre leurs propres compositions aux obsessions univoques The Little man from Mars, Girl from Venus ou Jungle blues from Jupiter , Perrey et Kingsley récrivent selon leur méthode comico-cosmique et peu orthodoxe d’intouchables classiques comme le thème des Parapluies de Cherbourg, Strangers in the night ou Moon river. Après quelques disputes, le couple de savants fous se sépare et Perrey en profite pour collaborer, en 68, aux effets sonores de 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick.
Perrey enregistrera seul les deux albums suivants, The Amazing new electronic pop sound (69) et surtout son chef-d’ uvre, Moog indigo (70), sur lequel figure le fameux E.V.A. et l’incroyable Flight of the bumble bee : « C’était un projet que j’avais élaboré dans mon studio-labo au début des années 60 : je voulais recréer le Vol du bourdon de Rimski-Korsakov avec de véritables abeilles vivantes. Pendant trois mois, j’ai donc enregistré des sons de bourdons et d’abeilles et j’en ai fait des boucles, une pour chaque tonalité, que je mélangeais et organisais de façon à retrouver les notes et les harmonies exactes. Un jour, j’ai croisé Salvador Dali sur la 48 e Rue, à New York, et je l’ai invité à venir écouter le Vol du bourdon dans mon studio. L’idée lui a beaucoup plu (il imite la voix de Dali) : « C’est exxxtlaooldinèèllle » ! (rires)… » Sur Moog indigo figure également aux côtés de Country rock polka et autre lifting timbré de Hello Dolly un Passeport for the future coécrit avec un certain Andy Badale, plus connu aujourd’hui des amateurs de Lynch sous le nom… d’Angelo Badalamenti.
Ironiquement, ce Passeport signale la fin de l’aventure américaine de Perrey : « Les choses allaient bien pour moi, mais j’ai malheureusement dû rentrer en France parce que ma mère était très malade. C’est là qu’a commencé une longue période où j’ai dû me battre pour travailler dans mon propre pays, où j’étais finalement devenu un parfait inconnu. J’en ai profité pour travailler sur des projets de thérapie par la musique que j’avais ébauchés aux Etats-Unis. Avec l’aide de scientifiques, j’ai mis au point un complexe musical visant à calmer les gens agités. Nous avons obtenu 92 % de réussite ! L’homme amoureux des sciences reprenait alors le dessus sur le musicien et j’ai ainsi travaillé sur des méthodes de relaxation, des recherches pour combattre l’insomnie. J’ai un projet similaire pour les années 2000 et Matt Black de Coldcut pourrait d’ailleurs y participer, car il partage nombre de mes points de vue sur la question. »
En 72, Gershon Kingsley décrochera une timbale en or avec le tube planétaire Pop corn, un concentré efficace et formaté des anciennes pirouettes électroniques du duo. Jean-Jacques Perrey, quant à lui, attendra son heure plus longtemps : « Cocteau avait eu cette vision incroyable : il m’avait prédit que les gens redécouvriraient la modernité de mon travail trente ans après sa mort. Cocteau est mort en 63, et E.V.A. a connu son véritable essor au début des années 90… »
Cosmic bird, de J.-J. Perrey et Air, est disponible sur Source Lab 3 (Source/Virgin).
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