Jay-Jay Johanson sort son deuxième album, l’indélébile Tattoo, encore et toujours sous hautes influences du jazz-hamac et des compositeurs français de BO. L’occasion de faire rencontrer au plus francophile des Suédois son idole de toujours, Francis Lai, pour un dialogue pas du tout sourd. Où l’on apprend que l’on ne compose que pour les femmes.
Aux oreilles averties, il n’aura pas échappé que le premier album de Jay-Jay Johanson, Whiskey, s’ouvrait sur l’un des thèmes d’Un Homme et une femme. Pas le thème central, pas les célébrissimes « chabadabada », mais l’intro ombragée et mélancolique de Plus fort que nous, une mélodie plus forte que tout signée Francis Lai. Même zébrées de scratches, chahutées par les parasites, ces quelques mesures dérobées et appropriées dans leur état originel marquaient d’emblée le territoire du Suédois, dont Lai et un carré très réduit de maîtres et idoles constituaient les points cardinaux.
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Confirmation lorsque Jay-Jay nous ouvrit les portes de sa discothèque à Stockholm : Chet Baker, Burt Bacharach et Portishead y fréquentaient sans la moindre honte une bonne douzaine de bandes originales parmi la centaine déroulée par Francis Lai depuis le milieu des années 60. Mieux encore : quelques mois plus tard, alors qu’on le questionnait à propos de ses compositeurs favoris, Jay-Jay n’hésitait pas à placer l’auteur de Bilitis dans son tiercé intime, défendant son choix avec éloquence et érudition. On s’était dès lors promis d’organiser une rencontre un jour ou l’autre, parce qu’on aime bien faire plaisir, et surtout parce que Francis Lai demeure l’une des figures les plus intrigantes de la musique populaire française. Ses airs faciles à fredonner sous la douche, faciles à écouter dans l’ascenseur, ont irrigué les coeurs d’artichaut de générations entières. Ses chansons pour Piaf ou Montand La Bicyclette, écrite avec l’indispensable Pierre Barouh sont une part non négligeable du patrimoine. Ce petit accordéoniste, fils d’une modeste famille d’horticulteurs niçois, monté à Paris dans les années 50 pour faire carrière dans les cabarets de Montmartre, totalise le plus grand nombre de BO vendues par un compositeur français à travers le monde. Les seuls Un Homme et une femme, Love story et Bilitis affichent une affolante addition de 20 millions d’exemplaires écoulés ! Le cinéma de Lelouch ou David Hamilton, qui n’est pas grand-chose, ne serait rien si Francis Lai n’avait fait pétiller quelquefois cette eau plate, épicé ce jus de navet.
Jay-Jay Johanson, le chanceux, possède un alibi en béton : les films de Lelouch n’ont jamais été montrés en Suède. Il n’en connaît ainsi que le meilleur, leurs délicieuses toiles de fond musicales. En revanche, Francis Lai possède en vidéo tous les films de Bergman, son maître absolu. Les liens franco-suédois, Lai-Johanson, se nouent encore plus rapidement que prévu, à la faveur de longueurs d’onde vite harmonisées. Il faut dire que Francis Lai est l’exact reflet de ses mélodies : simple, accueillant, instantanément chaleureux. Chez lui, dans son studio d’enregistrement tapissé de disques fondus dans des métaux variés, l’Oscar remporté à Hollywood en 70 pour la musique de Love story trône parmi quelques trophées, derrière une vitrine sans éclairage. Francis préfère exhiber cette méchante breloque « une horreur ! », prévient-il : une boîte à musique en forme de roue qui, lorsqu’on la remonte, égrène l’air du fameux mélo. Et Francis se marre, comme toujours. Il dit que sa musique sert aussi à ça.
Jay-Jay Johanson Il y a quelques jours, après un concert que j’ai donné à Rouen, je suis entré dans un restaurant et j’ai tout de suite reconnu l’air qu’on y jouait : c’était l’un des thèmes de Vivre pour vivre. Puis est venu le tour d’Un Homme et une femme, Bilitis et ainsi de suite pendant toute la soirée. A la fin, je me suis levé pour aller discuter avec le pianiste et je me suis rendu compte qu’il s’agissait en réalité d’un piano qui jouait tout seul. Vos thèmes les plus célèbres avaient tous été programmés à l’avance.
Francis Lai C’était sans doute un instrument de fabrication japonaise, je suis assez célèbre au Japon (rires)…
Etiez-vous conscient qu’une nouvelle génération de musiciens revendiquait l’influence de votre travail ?
Francis Lai Il m’est arrivé ces dernières années de remarquer ici ou là des emprunts ou des hommages à ma musique. Le dernier en date, c’est ce groupe de rap américain que l’on entend partout, Black Attack, qui a adapté le thème principal de Bilitis. La mélodie est exactement la même ils ont d’ailleurs utilisé les bandes d’origine mais le résultat est une vraie création, ça finit par leur appartenir. J’aime que l’on fasse revivre des choses que j’ai pu écrire il y a quinze ou vingt ans en y apportant un souffle nouveau, une énergie nouvelle. Il m’est arrivé moi-même de mélanger des sons ou des styles que j’avais entendus, de m’inspirer de musiques venues d’horizons assez divers, de me réapproprier des choses déjà existantes, alors j’estime qu’il est normal que l’on fasse subir la même chose à mes musiques. Lorsque j’ai entendu le disque de Jay-Jay, j’ai tout de suite compris pourquoi il tenait à me rencontrer.
Jay-Jay Johanson J’ai découvert la musique de Francis il y a environ huit ans. Une amie suédoise était partie faire des études en France et, logiquement, elle a rencontré un garçon sur place, un trompettiste de jazz, qui est par la suite venu faire quelques séjours à Stockholm. Notre passion commune pour le jazz a fait que nous nous sommes assez vite bien entendus et c’est lui qui m’a fait écouter pour la première fois la musique de Vivre pour vivre. A l’époque, il était impossible de trouver le moindre de vos disques en Suède et j’ai dû attendre d’aller en Angleterre, un an plus tard, pour enfin dénicher Un Homme et une femme, Du soleil plein les yeux, 13 jours en France, tous ces disques dont mon ami français m’avait parlé. Et puis lorsque je suis venu à Paris l’an dernier pour faire la promotion de mon album, j’ai complété ma collection, bien que la plupart des disques de Francis ne soient disponibles ici aussi qu’en import japonais.
A votre avis, qu’est-ce qui vous rapproche, l’un et l’autre, malgré l’écart des générations ?
Francis Lai J’ai le sentiment qu’avant tout nous avons la même attirance pour certaines musiques, et en premier lieu le jazz. La musique de Jay-Jay intègre des éléments du jazz ou de la musique brésilienne, notamment en raison du timbre de sa voix, avec lesquels je me sens très familier.
Jay-Jay Johanson J’ai grandi en écoutant du jazz, parce que c’était la musique qu’écoutait mon père et ce n’est pas un hasard si mes deux compositeurs préférés sont Michel Legrand et vous, deux musiciens qui ont commencé par jouer du jazz et qui ont ensuite évolué vers la chanson et la musique de film. La plus grosse partie de ma discothèque est constituée de BO parce que j’ai besoin que la musique ait une autre fin que celle d’être simplement écoutée. Elle doit selon moi évoquer d’autres impressions, faire naître des images. La musique de film possède cette force d’évocation qui fait défaut à toutes les autres, notamment à la pop. Je n’ai vu aucun des films dont vous avez écrit la musique mais je peux sans problème y rattacher des images, des scènes entières. C’est également le but que j’essaie de me fixer lorsque je compose.
Francis Lai C’est l’une des choses qui m’a le plus frappé en écoutant votre album : ce soin que vous apportez pour que chaque élément, chaque effet soit introduit au bon endroit, comme si chacune des chansons devait illustrer une scène d’un film. Le son de votre album est assez spécial mais rien ne sonne abstrait à mes oreilles, parce que vous avez su conjuguer des formes classiques de composition et d’orchestration avec des éléments totalement contemporains. Ce mélange a toujours été l’un de mes principaux soucis. Sur Un Homme et une femme, j’avais fait fabriquer spécialement un accordéon électrique et c’est cet élément qui donne sa couleur si personnelle à la musique. Pour Bilitis, c’est la première fois qu’on utilisait un synthétiseur comme un instrument soliste, au sein d’un véritable orchestre à cordes.
Jay-Jay Johanson Sur mon nouvel album, il y a deux chansons, She’s mine but I’m not hers et Sunshine of your smile, où nous avons utilisé un accordéon. J’aimerais que mon clavier, Erik, parvienne à jouer de l’accordéon sur scène. Entouré par deux DJ’s, ça pourrait donner une combinaison assez explosive.
Francis Lai L’accordéon est surtout beaucoup plus riche que son surnom le piano du pauvre ne le laisse entendre. Lorsque j’ai débuté, je m’étais fixé pour objectif de faire sortir l’accordéon de cette image d’instrument pauvre. A l’époque, il n’était pas question d’apprendre l’accordéon au conservatoire et c’est un cousin beaucoup plus âgé que moi qui m’a servi de professeur. Lui était un véritable virtuose, il était capable de rejouer les orchestrations de Stan Kenton ou Benny Goodman avec son seul instrument. J’étais très jeune, à peine 5 ou 6 ans, et j’ai été véritablement bluffé par son style unique. Plus tard, lorsque j’ai su jouer correctement, j’ai un peu poursuivi sa démarche. Lui s’était arrêté au swing et moi je me suis attaqué au be-bop, à Charlie Parker, à Miles Davis.
Comment en êtes-vous arrivé à écrire pour le cinéma ?
Francis Lai Ça s’est fait totalement par hasard. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai eu la chance d’accompagner certains chanteurs assez populaires et de devenir l’orchestrateur de Piaf dans les deux dernières années de sa vie. Je fréquentais les mêmes endroits que Pierre Barouh, qui lui était auteur, et c’est par son intermédiaire que j’ai été mis en contact avec Lelouch. Il était en train de préparer Un Homme et une femme et avait eu cette idée d’introduire des chansons comme trame du film, de remplacer certains dialogues par des musiques. J’ai accepté de travailler pour lui parce que, à l’origine, je ne pensais pas faire une véritable musique de film telle qu’on la concevait à l’époque : très descriptive, accompagnant forcément l’action. Lelouch, lui, voulait des thèmes, des mélodies très identifiables, ce qui correspondait tout à fait à ce que je me sentais capable de faire. Ensuite, étant donné le succès immense du film, j’ai été submergé par les propositions.
Jay-Jay Johanson D’où provient cette atmosphère brésilienne très marquée dans la musique d’Un Homme et une femme ?
Francis Lai Là encore, c’est Pierre Barouh qui nous avait fait découvrir tous les grands artistes brésiliens de l’époque : João Gilberto, Chico Buarque, Antonio Carlos Jobim, Baden Powell et tous les autres. Nous étions comme fous en découvrant la richesse harmonique et mélodique de cette musique. Comme j’étais totalement immergé dans la bossa et le jazz, qui étaient des musiques à la fois séduisantes et savantes, je suis dans un premier temps un peu passé au travers du rock et de la pop. La première génération des artistes rock me semblait d’une pauvreté assez insoutenable. Mon avis a changé par la suite, lorsque les Beatles sont arrivés, et également les Beach Boys, car à travers eux je retrouvais tout ce que j’aimais par ailleurs : des mélodies splendides, des harmonies de voix très raffinées, avec en plus une énergie totalement nouvelle.
Jay-Jay Johanson A mon niveau, j’ai un peu ressenti la même chose au début des années 80, lorsque les synthétiseurs ont pris le pouvoir dans la pop. Je détestais tous ces groupes qui reléguaient l’écriture des chansons au second plan. Il a fallu attendre les années 90, avec Portishead notamment, pour que le songwriting revienne en force et assimile des influences venues du jazz, des musiques de films, du hip-hop.
En quoi la musique de Francis Lai s’inscrit-elle au nombre de ces influences ?
Jay-Jay Johanson Ce qui me touche en premier lieu lorsque j’écoute n’importe laquelle de ces musiques, c’est la sensualité qui s’en dégage. Il y a par exemple dans la musique de Bilitis une sensualité que je n’ai jamais retrouvée sur aucun autre disque.
Francis Lai En fait, j’ai composé toute la musique de Bilitis uniquement à partir de photos des jeunes actrices très belles et très dénudées que m’avait fait parvenir David Hamilton.
Jay-Jay Johanson On a l’impression que vous composez uniquement dans le but de plaire aux femmes, par amour pour les femmes : c’est sans doute ce qui nous rapproche.
Francis Lai C’est étrange que vous ayez ressenti cela de façon aussi précise parce que c’est exactement ce qui m’a toujours préoccupé, avant toute autre considération. D’ailleurs, en tant que compositeur de chansons, hormis Montand et Hallyday, je n’ai jamais écrit que pour des interprètes féminines. Ma carrière, si on la résume, c’est un peu Une Femme et une femme.
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