Avec Estancias, le jeune artiste espagnol Javier Pérez propose un voyage au coeur des matières. Organique.
Jaunâtre, bosselée, molle jusqu’à l’écoeurement, la couverture du catalogue de l’exposition rebute. Ses empreintes écailleuses et son air de peau de serpent masquent pourtant une origine plus sordide encore : le latex porte la marque d’intestins bovins. Un livre-objet pour briser le tabou des musées qui refusent de laisser toucher les oeuvres, quand bien même elles tendent leurs bras (au sens propre en ce cas) vers les visiteurs. L’univers de Javier Pérez est donc tactile, organique. Surréaliste et monstrueux, empreint d’une mythologie de la mutation à mi-chemin entre l’obscurité démoniaque de Lautréamont et l’absurdité de Kafka. Hommes-choses, vêtements vivants, individus portables : tout ici met mal à l’aise. Un buste-cocon, enchevêtrement de mille larves, est sur le point d’exploser de chair. Une pile de boyaux traîne dans un coin. Fragments d’horreur baroque, les créations de ce jeune artiste espagnol resplendissent pourtant d’humour et de poésie. La vidéo Barroco met en scène la fabrication et la présentation d’une robe d’apparat… en tripes de boeuf. Translucide, nervurée, la parure flotte aussi au-dessus du sol du musée, contrepoids bien réel à la magie du film. Les lacets crissent entre les passants du corset mais le tour est joué : l’intérieur de l’animal est devenu vêtement princier. Et pour se promener avec l’âme soeur, rien de tel qu’un bon sac à dos anatomique. Pectoraux et début de sexe pour les hommes, seins esquissés pour les filles, ces bagages à humain (en cuir, plus ergonomique) s’adaptent à toute situation de performance.
« Je suis dans un tel rapport de proximité avec mes oeuvres qu’il y a une relation de symbiose ; parfois on ne sait pas si les oeuvres me parasitent parce qu’elles profitent de moi ou si c’est moi qui profite des oeuvres », explique l’auteur dans un entretien avec la commissaire de l’exposition. Dilemme paranoïaque qui rappelle un autre personnage dévoré par ses créatures : l’éleveur d’escargots de Patricia Highsmith. Et le plasticien de fabriquer une toge tissée de cocons de ver à soie. Pendant une semaine, il la conserve dans sa chambre et la regarde prendre vie. Jusqu’à l’enfiler après les premières éclosions. Mais les habits-prothèses de Javier Pérez ne sont pas toujours des bulbes protecteurs. Son Dialogue oppose deux bustes de cuir. Face à face, les deux enveloppes ne se rejoindront pas : reliées par leurs bras communs, elle sont à jamais séparées l’une de l’autre. Là encore, les deux créations sont à taille humaine et peuvent s’enfiler lors de performances ou de chorégraphies. Ambiguïté des liens charnels, métaphore dévoyée du mythe des âmes soeurs évoquées par Platon dans Le Banquet : Javier tisse l’écheveau des attirances physiques et répulsions humaines pour mieux les embrouiller. Commencée dans une lumière blanche, clinique, la visite de l’exposition s’achève dans une pénombre humide. En la parcourant à rebours, on découvre une chemise en apesanteur, une spirale de crins noirs flottant entre deux eaux invisibles. Deux apparitions aériennes, un soupir de soulagement.
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