On l’a laissé, à la séparation de Grandaddy, pour mort. De la Californie au Montana, de la dépression aux grands espaces, le passionnant Jason Lytle revient pourtant, pas tout à fait guéri mais avec un album solo. Il se livre, complètement, dans un long entretien.
Comment te sens-tu ?
Je me sens ravi d’avoir retrouvé l’hôtel, j’ai failli bien me paumer… Je suis parti me balader un peu, et j‘ai cru ne jamais le retrouver (rires). Mais en général (il réfléchit)… je me sens plutôt bien. Aujourd’hui. Il fait beau…
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Tu te sens en meilleur état que la dernière fois qu’on s’est rencontrés, pour le dernier album de Grandaddy ?
Oui, c’était une période étrange, je devais me débrouiller de certaines choses, mais il s’est passé beaucoup d’événements depuis, qui sont allés dans le bon sens. Je crois que je n’avais pas encore déménagé dans le Montana –j’avais pris la décision, mais je ne l’avais pas encore concrètement fait. Et même une fois que j’ai bougé, j’ai connu une période d’adaptation un peu compliquée. Mais je m’y sens désormais chez moi, ce qui est bon. La raison pour laquelle j’ai déménagé dans le Montana était ma recherche des grands espaces. Pas les petits grands espaces mais les vrais grands espaces, les forêts incroyables, les montagnes… C’était une bonne décision.
Après Just Like the Fambly Cat, pensais-tu qu’un jour tu referais de la promo pour un album, te voyais-tu reprendre les choses là où tu les avais laissées ?
Je n’y pensais même pas. Je ne laissais même pas mon esprit se diriger vers ce genre de question. Je savais que je devais régler des choses, j’allais laisser le futur faire son œuvre, me mener là où il voulait me mener. Et une fois que les choses que je devais régler l’ont été, je savais que les réponses viendraient d’elles-mêmes –sans même, à la rigueur, que je ne me les pose. Les réponses quant à la vie, quant à la musique : dans ce cas, dans mon cas, les deux sont de toute façon extrêmement liées. Je savais que si je ne mettais pas un peu d’ordre dans ma vie… Je ne sais pas… Je crois qu’à ce moment précis, je me foutais un peu de la musique. Peut-être avais-je tort, mais je ne me serais pas rendu service, et je n’aurais pas rendu service à ma musique si je n’avais pas commencé par régler des questions personnelles avant de reprendre. Personne ne veut de ça.
Tu te sentais dégoûté, tu t’ennuyais dans la musique ?
Je savais ce qu’elle représentait pour moi. Mais j’avais du mal à retrouver le lien que j’avais avec elle. Je me posais au piano, je jouais dix minutes, puis je m’ennuyais. Je ne sentais plus les choses. C’est sans doute la chose la plus importante : je ne sentais plus les choses. Ca m’inquiétait, beaucoup. Je jouais, mais c’était une activité mécanique, je plaçais mes doigts à cet endroit, puis à cet endroit, il n’y avait plus rien qui entrait en moi, plus rien qui ne sortait de moi, plus de communication. Ce qui s’était passé avec Grandaddy avait beaucoup à voir avec ça, toutes les difficultés psychologiques que j’avais à la fin du groupe ont imprimé leur marque pour quelque temps. Je savais que je devais changer, mais je ne savais alors pas comment. La seule chose que je pouvais faire était de m’arrêter. Pas complètement : je travaillais quand même sur des petits bouts de choses, juste pour continuer à mettre un peu d’huile dans mes rouages, mais je sentais que quelque chose de plus grand était encore endormi en moi, et qui éventuellement se réveillerait un jour. D’une certaine manière, il a fallu que je me présente à nouveau à la musique, que je retombe amoureux, comme avant la crise. J’avais besoin d’une perspective.
De quel type de perspective ? Quelles étaient les choses à régler ?
Je devais changer d’environnement. Et il a changé, drastiquement. Je ne suis pas devenu plus mûr, je ne suis pas foncièrement différent, je ne me suis pas marié. Je vivais quelque part, dans une ville où je n’aimais plus vivre. A Modesto, il y avait un fantôme à chaque coin de rue, un souvenir sur chaque banc public. Trop de connexions. Quand j’étais jeune, ça allait, je supportais. Mais avec l’âge, les souvenirs se sont de plus en plus assombris, j’ai de moins en moins supporté.
Mais ça a peut-être plus à voir avec toi-même qu’avec l’endroit où tu habites, non ?
Peut-être. Mais en l’occurrence, je crois que ça a vraiment beaucoup à voir avec l’endroit. Modesto n’est pas un endroit sain. C’est surpeuplé, et il n’y a pas grand-chose à faire, donc il y a beaucoup de crime, d’ennui, d’apathie. Les gens partent le matin au boulot, puis rentrent le soir, et c’est tout, rien de plus. C’est un endroit paranoïaque. Les gens ne cherchent pas à connaître les choses au-delà d’eux-mêmes. C’est une sale ville, tant pour l’esprit que pour le corps. Un endroit vraiment étrange ; Modesto est toujours dans les 5 pires villes où vivre aux Etats-Unis quand les journaux en font le classement. Trop de gens et trop peu de choses à faire : combinez les deux et vous obtiendrez forcément un affreux résultat.
Tu y as vécu pourtant longtemps… Pourquoi n’avoir pas bougé avant ?
J’aurais sans doute aimé le faire, mais c’était impossible avec Grandaddy. Mais une fois le groupe fini, je pouvais couper le cordon.
Et pourquoi le Montana, en particulier ?
J’ai fait quelques recherches. Et j’ai un ami qui y a bougé il y a une quinzaine d’année, il me connaissait suffisamment pour me dire constamment « je sais que tu aimerais cet endroit ». « Oui sans doute, mais je suis occupé » ; j’ai du lui répondre ça cinquante fois… Puis je me suis offert une période de deux semaines pour décider de l’endroit où j’allais m’installer : je suis parti pour un assez long voyage, et j’ai fini par visiter le Montana. Et c’était bon. J’avais trouvé mon endroit. Mais c’était assez effrayant : mettre tous mes instruments, mes affaires, mon matériel dans un camion, et faire ce voyage, traverser deux Etats, comme ça…
C’était un nouveau départ complet, tu laissais tout derrière, tes amis, ta ville…
Oui. Mais c’était nécessaire. Et ça aurait pu être pire, plus radical : je n’ai bougé que de deux Etats, de la Californie au Montana, j’aurais pu décider d’aller beaucoup plus loin, j’aurais pu carrément essayer de changer de pays… C’est une forme de confort dans une rupture totale. Mais le Montana, c’est comme un autre pays quand on vient de Modesto. En venant de là, j’avais toujours eu cette vision, je voulais trouver un coin qui s’oppose complètement à cet entassement d’individus, à cette surpopulation qui fait qu’ils ne sont pas sympathiques les uns envers les autres, qu’ils sont paranoïaques, qu’il y a du crime, des drogues, des milices de quartier… Je voulais vivre quelque part où les gens seraient polis, se tiendraient la porte, diraient merci, au revoir, bonjour. La ville que j’ai trouvée, Bozeman, est un bon compromis. Elle n’est ni minuscule, ni trop grande. C’est un centre universitaire, il y a donc un peu de vie, d’activité, et c’est un endroit assez libertaire. Et, surtout, la communauté met beaucoup l’accent sur les activités en extérieur, sur l’exploitation de ses grands espaces. Je suis à une heure et demie seulement de Yellowstone. Et si tu regardes la carte de l’Etat, il n’y a que de la nature, avec quelques villes moyennes perdues ici ou là.
Pourquoi chercher ces grands espaces, la nature ?
Ca m’aide à penser, à trier ce qui se passe dans mon cerveau. Je peux toujours aller en ville, je peux toujours me retrouver sujet à des situations de travail stressantes et intensives, mais je dois pouvoir me sortir de ça. Je dois pouvoir me ralentir moi-même. Et si je n’y arrive pas, si tout va trop vite tout le temps, je ne peux plus penser correctement, je me laisse envahir par la confusion… Je commence à me poser la question de ma propre place dans l’univers (rires). Concrètement, ce que j’ai fait a été de trouver ce qui fonctionne pour moi. Je ne recommanderais peut-être pas la même solution à tout le monde, mais c’est la mienne, c’est celle dont j’avais besoin pour trouver un équilibre constant. Entrer dans l’intense, en sortir, y pénétrer à nouveau, pouvoir en sortir, pouvoir respirer, calmer les choses.
Et là tu es de nouveau dans l’intense et le stressant…
Oui, clairement (rires). Mais ça va. C’est très différent de ce qui se passait avant tous ces changements. L’intensité d’avant n’avait ni début ni fin, je ne savais même pas quand et comment j’allais pouvoir me poser, respirer un peu, je ne savais même pas si j’allais pouvoir le faire. Et je devais penser à trop de monde en même temps. J’avais des agendas, des deadlines, des choses liées au label ; j’ai l’impression désormais d’être un peu plus en contrôle. C’est toujours beaucoup de boulot, mais le processus a été raffiné. Et j’ai plus l’impression qu’avant d’en faire partie, j’ai moins l’impression de n’être qu’une simple marionnette.
Comment s’est passée ton arrivée dans le Montana ?
J’ai fait l’erreur de vouloir tester absolument chaque bar de la ville (rires). J’ai toujours eu des problèmes avec l’alcool, j’ai toujours trop bu, mais ils ont été beaucoup plus sérieux dans le passé. Je n’ai pas l’impression d’être un fanatique, ni en politique, ni vis-à-vis de la religion ; et pas plus avec la boisson. Disons que l’alcool fait partie de ma vie, mais ne la bouleverse probablement pas. Et que la leçon est parfois longue et difficile à apprendre… Mais ça a été bien pire que ça ne l’est aujourd’hui. Et une grande partie du problème venait de l’insatisfaction de ne pas être en contrôle des choses. J’avais besoin de m’enfermer, en moi-même, et la seule manière de le faire était pour moi de boire, beaucoup. L’insatisfaction vis-à-vis de son environnement, oui, c’est ça : c’est le problème principal. Comme ces gens qui forcent des grands animaux, des chiens un peu sauvages, à vivre enfermés dans de tous petits appartements. C’est probablement quelque chose de similaire –mais je ne griffais pas tous les canapés, je ne faisais pas mes dents sur les câbles électriques, je ne pissais pas partout (rires)…
Et ces bars, alors ?
Disons que je devais découvrir à quoi ressemblait le coin, et c’est une bonne manière de le faire… Heureusement, il n’y a pas beaucoup de bons bars, ça aide un peu au contrôle. Pas comme à Portland, où il n’y a que ça. C’est comme quand je vais à New York, il y a tellement de bons bars là-bas… Portland, New York, ça donne envie de tout essayer (rires)…
Tu écrivais, déjà, en arrivant à Bozeman ?
Un peu, oui, assis dans mes bars… Psychologiquement, il m’a fallu un peu de temps. Mais j’ai une chance : j’adore sortir, passer mes journées dans la nature, faire de longs treks. Et ça réclame beaucoup de concentration. D’une certaine manière, ça réclame une certaine implication si on veut avoir l’impression de faire partie de ce qui nous entoure. Et ça c’est impossible quand on se sent comme une merde, un lendemain de cuite. Ca ruine l’expérience. C’était donc un préventif naturel, pour moi. « Ok, j’ai une idée : ne te défonce pas trop, réveille toi en te sentant bien, et tu pourras faire tout ce que tu aimes faire ! » Mais j’adore toutes ces activités en extérieur. J’ai plusieurs types de vélos, pour différents types de terrains et de balades. Je fais du ski de fond, de la randonnée, je fais du kayak de mer, sur des lacs incroyablement grands, qui permettent de partir camper assez loin et d’accéder à des coins totalement reculés. Mais bon. J’adore toujours picoler. Ca ne me pose pas de problème, mais il y a tant d’autres choses que j’aime faire que je dois trouver un équilibre naturel entre tout ça.
Quand as-tu retrouvé le plaisir de la musique ?
C’est probablement quand j’ai commencé à réinstaller mon studio. A rebrancher tous mes trucs, mes instruments, mes machines. C’est le genre de chose qui m’excite. C’est une drôle de passion, mais c’est un processus qui m’a fait du bien, ça m’a d’une certaine manière nettoyé, remis sur les rails. Tu rebranches tout, tu testes tout, tu fais des tests, tu vois que ça marche, les choses se remettent en place petit à petit. Le monstre reprenait vie, mais pour le meilleur. Le matériel, les équipements m’inspirent beaucoup. J’adore ça. Ca surprend mes amis : ils viennent chez moi et hallucinent de voir que j’arrive à faire tourner tout ces trucs. Ca m’étonne même toujours moi-même, cette capacité technique. Je ne suis pas un spécialiste, mais j’en sais juste assez pour conserver l’excitation et la peur. La peur des accidents, par exemple, quand tu effaces une bande super importante, que tu perds des fichiers, que tu renverses ton café ou ton vin sur la table de mixage (rires)…
C’est à ce moment que tu as retrouvé le désir d’écrire quelque chose ?
Oui, il m’a semblé qu’il était temps de revenir sur mes notes, sur les petits bouts de morceaux que j’avais stocké ici et là depuis la fin de Grandaddy. J’ai toujours un petit magnéto avec moi, j’ai toujours stocké des idées, c’est quelque chose que je n’ai jamais arrêté, même quand ça n’allait plus du tout. Je me sens obligé de documenter ce qui m’arrive. Je peux généralement dire, pour un bout de musique stocké sur une mini-cassette, quelques mots notés ici ou là, quand il se passe quelque chose de profond dans ma vie. Et je sais que si j’arrive à capturer ce moment, cette chose, il y aura plus tard quelque chose d’intéressant à exploiter. Il m’arrive d’avoir des idées « intelligentes », mais quand j’y reviens, elles ne me semblent plus du tout avoir un quelconque intérêt… J’avais des tonnes de ces petits documents. Des cassettes, avec des petits bouts de papiers où j’écris où j’étais au moment où l’idée est venue, où je décris l’idée que j’ai eue, voire l’état d’esprit dans lequel j’étais… « Joli petite partie de piano – pourrait faire l’intro d’une chanson », des choses comme ça.
Tu devrais publier ça…
Oui… Mais c’est un peu le cas dans le nouvel album : j’ai fait quelque chose que je voulais faire depuis quelque temps. J’ai à la maison un assez grand collage, avec des photos, des images, des notes, la plupart de choses qui viennent du studio, d’autres qui viennent de l’extérieur, des choses que j’ai souvent capturées moi-même. J’ai même une sorte de guide, au jour le jour, qui m’aide en studio –je l’ai aussi pris en photo.
Quand as-tu réellement commencé à réunir les choses, à écrire tes morceaux ?
C’était il y a un peu plus d’un an. Je me souviens que l’hiver venait de frapper dans le Montana. Et l’hiver, dans le Montana, est quelque chose de très particulier, comme tu peux l’imaginer. Il est long, il est dur, il y a des tonnes de neige. J’étais forcé de rester chez moi, j’étais enfermé. Je prenais quelques pauses pour aller skier –c’était quand je sentais que je commençais à dérailler. Parce que je devenais parfois vraiment dingue, claustrophobe. C’était plutôt intéressant : prendre tous ces bouts de choses que j’avais stockées depuis des mois, et être forcé, par la nature même, de les faire coller ensemble, d’en faire des chansons. J’ai parfois du mal à rester enfermé ; y être obligé m’a finalement pas mal aidé.
Mais tu aurais pu attendre le printemps…
Non. Il était temps de faire ce disque. Que ce soit avec Grandaddy ou tout seul, depuis que je fais de la musique, même des petites choses pour moi-même, je me suis toujours senti attiré par le fait d’en faire quelque chose, de les collecter, les documenter. J’aime l’idée de faire une petite œuvre, au long de ma vie. J’ai lu ça à propos des auteurs : ils stockent toujours quelque chose quelque part, ils pensent toujours à une histoire, ils savent qu’à un moment ou à un autre ils devront la faire sortir, l’expulser. C’était la même chose, pour moi. Il était temps de purger ce que j’avais en tête. Ca doit sortir, aller quelque part. L’un des grands problèmes que j’avais découvert à Modesto était justement de ne pas pouvoir le faire : je traversais des moments très créatifs, je sentais que tu pouvais et voulais faire des choses, le fruit poussait sur l’arbre, mais quand il était temps de le cueillir, je me rendais compte que je n’arrivais pas à m’en sortir, j’avais trop de trucs à faire, j’étais trop fainéant, trop fatigué, trop saoul, j’avais une trop grosse gueule de bois. Le fruit finissait par tomber et par pourrir, et il fallait attendre qu’il pousse à nouveau –et la même pourriture pouvait alors recommencer. Tu te rends compte que tu n’as rien fait. Et c’est un très sale sentiment, notamment pour quelqu’un de créatif.
Qu’avais-tu cette fois ? Que voulais-tu faire ?
J’avais l’énergie, la motivation, j’étais fier d’avoir monté un nouveau studio. Un nouvel environnement. Assez de nouveauté pour tuer l’ennui –je m’ennuie assez facilement, j’avais besoin de cette excitation pour que les choses se fassent.
Quel effet ont eu l’hiver et le Montana sur on album ? Penses-tu qu’on puisse l’entendre ? L’album est en même temps assez lumineux et sombre…
Le temps est comme ça. C’est le bon côté de l’hiver dans le Montana : à Portland ou Seattle, l’hiver peut se résumer à des mois de ciel gris. Alors qu’à Bozeman, le temps est beaucoup plus variable. On a des tempêtes de neige absolument terribles, dramatiques, violentes, ça dure deux ou trois jours. Puis le soleil et le ciel bleu reviennent, il se remet à faire un temps absolument magnifique. Ce qui est en face de toi, une forêt, une montagne, prennent des aspects fantastiques : c’est un festin pour les yeux. J’ai toujours été assez affecté par le temps, mes humeurs sont souvent dictées par la météo. Il se passe probablement dans le Montana beaucoup plus de choses intimes et spirituelles dont je ne me rends même pas compte. Rester assis derrière un piano, et voir par la fenêtre les arbres ployer dans une tempête de neige dantesque, c’est quand même une putain d’inspiration (rires)… Ca peut facilement infléchir la direction de la musique qu’on est en train de créer…
Ton isolement a-t-il été une sorte d’expérience spirituelle, voire mystique pour toi ?
J’ai beaucoup de fenêtres dans le studio. Ca a rendu les choses un peu surréalistes, métaphysiques. J’étais là, en train d’écrire quelque chose, je levais la tête, et je voyais des montagnes magnifiques perdues dans des cieux complètement dingues, des aubes ou des crépuscules incroyables, le vent fou qui pliait les arbres. Ca peut facilement te faire entrer dans un autre monde, et c’est un endroit formidable pour un être humain. Quand je bosse, je finis parfois par entrer dans une sorte de transe –et je pense que j’absorbe beaucoup plus de choses que je ne le pense. Je préfère ce genre de transe, ce genre de spectacle, qu’un quelconque jeu horrible à la télé (rires)… Surtout que, quand on bosse sur de la musique, il faut selon moi se retrouver dans un certain état de vulnérabilité, il faut que quelque chose prenne le dessus sur toi. Et ces paysages, ces visions avaient clairement le dessus sur moi.
Ce genre de spectacle t’a aussi aidé à régler tes problèmes ?
Mon problème, ou le problème que j’avais, est que j’ai toujours travaillé très vite. Je stocke les idées, j’allume mon matériel, et je fonce. On dirait une comédie, comme une parodie de chef en cuisine, je cours d’un truc à l‘autre, comme un dingue, je fais tout en même temps, je coupe mes légumes, je prends mon huile, « chop chop chop chop chop »… Je vais très vite. Mais le problème est que je travaille très vite, mais que je m’épuise aussi très vite. Je dois me forcer à me poser, à reposer un peu mon esprit. Il a vraiment tendance à aller à un million de kilomètres/heure. Boire m’aide à calmer un peu le rythme. Jusqu’au moment ou les pauses prennent plus de temps que les sessions de travail… Cette fois, ce temps de récupération était plus court. J’avais beaucoup moins de mal à me reposer, ça prenait moins de temps, ce n’était pas négatif. Je sortais, j’allais me balader, faire une randonnée. Je buvais encore, pas mal de vin ; mais cette fois, je n’avais pas besoin de me prendre une immense cuite pour déconnecter (rires)… Les choses étaient plus douces, moins violentes. Elles ont pu l’être, dans le passé, des périodes où je savais à quel point j’allais vers l’épuisement total et nerveux, sans savoir comment l’éviter. Mais j’ai eu quelques moments étranges, quand même. Je me souviens du moment où j’ai du écrire les paroles d’I am Lost. J’avais la musique, je l’adorais, mais j’étais incapable de trouver les mots qui iraient avec. J’ai pris ma voiture, une bouteille de vin, je suis monté le plus haut possible dans les montagnes, et je suis parti en balade, dans la neige, avec ma bouteille. Je me suis mis dans un drôle d’état, c’était assez étrange. Une vraie aventure. L’autre chose à propos du Montana est que la région est si peu dense que tu peux partir des jours en montagne sans jamais croiser quiconque. A la fin, j’avais presque une étrange angoisse à l’idée de tomber sur quelqu’un, mais ça n’arrivait jamais…
Tu n’as pas eu peur de devenir un animal asocial, à vivre comme ça ?
Si. Ca fait partie des risques. Mais au final je fais des voyages comme celui-ci, à Paris, et je parle à nouveau à des gens (rires)…
Que peux-tu me dire du titre de l’album ?
C’est justement très lié à la question précédente. L’un des désavantages de la vie de musicien est de devoir souvent aller parler business avec des gens, de devoir faire des interviews, des concerts, d’être forcé « d’appartenir » au monde. C’est quelque chose avec lequel j’ai longtemps eu beaucoup de mal, même si avec l’habitude, les choses se sont un peu améliorées. Le titre de l’album parle un peu de ça, de cette séparation entre ce que je suis quand je suis seul et l’homme qui se doit d’être social. Il faut être bon dans les deux domaines, c’est ce que je recherche. Je veux parfois disparaître de la face du Monde mais je dois revenir, et je cherche à ce que la période de transition entre les deux états, le fait de pénétrer à nouveau dans la vie mondaine soit la moins douloureuse possible. Il faut bien le faire, parler au label, répondre à mes mails, payer les impôts. Puis repartir, puis revenir, puis repartir, puis revenir. Comme un « commuter ».
Financièrement parlant, comment as-tu fait ? Vous étiez plutôt pauvres, du temps de Grandaddy…
Oui… Mais j’ai eu quelques petits moments de chance ces dernières années. Je bosse toujours avec la même société de management, et elle a beaucoup de réseaux, elle travaille beaucoup avec la télévision. Elle m’a proposé pas mal de choses, et ça a été « non, non, non, non, oui, non, non, oui », j’ai donc fait deux ou trois trucs qui m’ont rapporté un peu d’argent et m’ont permis de continuer. Et le changement de label m’a aussi apporté un peu d’argent : en ce moment, je suis dans une situation correcte.
Tu as trouvé ton label une fois l’album terminé ?
Oui, l’album était bouclé, et on a parlé à quelques labels. J’ai un moment pensé à le publier moi-même, mais j’ai très vite abandonné l’idée… Non merci ! Trop de réalités ! Mais je suis content de ma situation en ce moment. J’essaie juste de faire en sorte que les tournées ne deviennent pas un truc trop gros, trop prenant. Un petit groupe, pas trop cher (rires)… Ce sera beaucoup plus simple que les tournées de Grandaddy, avec des équipes énormes, des bus en pagaille (soupirs)… Là, ce sera une bière pour tout le monde, backstage, et c’est tout. On partagera (rires) !
Tu as tout fait tout seul, sur cet album ? Etait-ce très différent de Grandaddy ?
Oui, j’ai tout enregistré tout seul. Mais j’ai fait les mixes avec quelqu’un d’autres, ce qui était bon pour moi -des oreilles fraîches. Mais en gros, j’enregistre tout chez moi. J’ai un bon matériel, un bon studio, je me suffis à moi-même… C’était assez similaire à ce que je faisais du temps de Grandaddy, au final. La seule chose difficile et frustrante fut de devoir enregistrer la batterie tout seul. Elle était située dans une autre pièce, j’enregistre toutes les parties de batterie sur bande. Je rembobinais donc mes bandes, j’appuyais sur « enregistrer » puis je devais courir à l’étage pour jouer –littéralement. J’ai essayé de me faire aider, une fois, mais je me suis vite rendu compte que je ne voulais personne d’autre dans le studio. Par contre, ça m’a permis de faire un peu d’exercice, ce qui n’est pas un mal : si tu écoutes les bandes, entre les prises, tu m’entends haleter comme un dingue, j’ai du jouer toutes mes parties de batteries en running shoes… (rires)
Dernière question : que penses-tu de ton album ?
Je pense que je l’aimerai beaucoup plus quand le deuxième sortira. Il sera un peu plus bordélique, un peu plus fou. Mais j’ai du me restreindre un peu, je savais que c’était mon premier album solo, je ne devais pas effrayer les gens… Le deuxième sera beaucoup plus dingue, et donnera du sens à celui-ci. Je l’aime bien, mais il est peut-être un peu trop sage, trop en contrôle. Tout prendra son sens quand l’image sera totalement imprimée. Mais c’est un bon point pour commencer. Encore.
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