Obsédée par les crevasses de sa société, l’écriture anglaise a remisé le littéraire au rayon des antiquités. Une visite crasseuse du sous-monde et des sous-cultures qui, par rejet, fait le jeu des grands classiques britanniques, soudain remis en selle. Et si Jarvis Cocker était le meilleur écrivain anglais actuel ?
Récemment sommé de nommer le meilleur livre de l’année 96, le romancier anglais Gordon Burn a préféré évoquer le travail de Jarvis Cocker. Il est vrai qu’à bien des égards, les paroles de Pulp sont symptomatiques des développements récents de la littérature anglaise : la vie des classes défavorisées, la sexualité, la culture rave, le souvenir des années 70.
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Comme l’Angleterre, la littérature anglaise est divisée et fragmentée : l’Englishness grand public a pour ainsi dire disparu. Dans une culture moribonde en son centre, les voix récentes les plus convaincantes et énergiques sont venues des marges (notamment avec des auteurs africains et indiens comme Ben Okri et Vikram Seth), et des écrivains écossais, comme James Kelman, qui ont eux aussi pris une part importante dans cette revitalisation par les extrêmes. La littérature écossaise a préfiguré ce qu’on peut à présent considérer comme une tendance plus large, l’écriture lowlife : les meilleurs livres britanniques du moment ne traitent pas seulement des extrêmes mais aussi du dessous.
Réalité grandissante depuis Mrs Thatcher, le sous-prolétariat est aujourd’hui très présent dans les fictions britanniques. Le travail d’un compatriote de Kelman, Irvine Welsh, en offre sans doute l’exemple le plus flagrant. Ses histoires sombres et implacables de dépendance à l’héroïne et d’ouvriers losers ont fait de lui l’auteur culte d’une minorité, jusqu’à ce que le film Trainspotting fasse entrer ses histoires dans toutes les salles à manger du Royaume. Fullalove, le roman de Gordon Burn, unanimement salué par la critique, est une exploration plus distanciée de la face sombre de la vie anglaise, vue à travers le voyage dans le sexe, le crime et la culture trash d’un journaliste de Fleet Street au cerveau détraqué. Burn est admiré pour l’intensité éclatante de sa prose, et l’horreur fascinante de son propos contribue à la grande puissance de son écriture.
Iain Sinclair fait lui aussi preuve d’un même dégoût hypnotique allié à un style brillant. Il s’est spécialisé dans la psycho-géographie londonienne, mêlant un passé riche d’ambiances mais souvent sinistre hanté par des personnages comme Jack l’Eventreur et un présent décadent dominé par la culture classe moyenne des petits machos. Ecrit avec un humour sec, le dernier ouvrage de Sinclair, Lights out for the territory, est en grande partie un safari sociologique, un documentaire qui reflète « comment vit l’autre moitié ».
Toute cette production récente est très différente du travail des auteurs plus « littéraires », comme Iris Murdoch et Angus Wilson très en vue il y a vingt ans , dont l’imagination nourrissait l’ uvre. A. S. Byatt continue d’écrire des romans très ambitieux et plutôt réussis, comme Possession, mélange de pastiche victorien et de théorie féministe, mais on ne peut pas vraiment dire qu’elle soit à la pointe du combat (elle est aussi, avec J. G. Ballard, l’un des rares écrivains britanniques à voter conservateur). L’écriture très « littéraire » est passée de mode et Alan Hollinghurst est l’un des rares écrivains du genre à avoir émergé récemment. Son style est extraordinairement élégant, mais son traitement ultra-explicite de l’homosexualité le range plutôt parmi les nouveaux briseurs de tabous de la littérature anglaise.
De la génération des Martin Amis, Julian Barnes, Salman Rushdie et Ian McEwan, le plus influent pour le meilleur et pour le pire est sans conteste Amis. Rushdie est devenu une véritable cause politique, mais beaucoup trouvent ses écrits ennuyeux. Barnes est toujours apprécié, mais son uvre charmante et très cultivée est beaucoup plus « civilisée » que le tempétueux et violent courant actuel. Will Self est le jeune héritier de l’intelligence et de la fascination d’Amis pour le Mal. Son écriture très malicieuse et la philosophie fiévreuse de ses drôles d’histoires de violence, de Mal et de drogue ont fait de lui le mauvais garçon le plus admiré de la scène littéraire contemporaine, en particulier pour son chef-d’ uvre My idea of fun. A la différence des romans vieille école sur l’état général de la nation, nombre d’écrivains récents choisissent de se consacrer à la recréation d’un microcosme. Compte tenu de leur âge, l’attention est ainsi souvent portée sur la situation d’un enfant ou d’un adolescent dans les années 60 et 70. Hanif Kureishi, Suzannah Dunn et Roddy Doyle s’orientent tous dans cette direction. Cela s’accompagne souvent d’une prise de distance avec la forme romanesque classique, comme en témoigne Fever pitch, le livre autobiographique sur le foot de Nick Hornby, mais aussi l’ouvrage de Blake Morrison sur la mort de son père, And when did you last see your father La sensibilité de Nick Hornby dévoile une nouvelle facette de la masculinité dans la société anglaise, qui trouve son autre extrême dans l’écriture particulièrement violente de Tim Willocks : autre symptôme, autre témoin, comme Will Self, de l’émergence de la laideur dans la culture anglaise ou d’une nouvelle liberté d’écriture. Willocks un psychiatre spécialisé dans la dépendance aux drogues et fanatique d’arts martiaux écrit des romans ultra-violents, très inspirés des films américains, avec une affirmation quasi pathologique de la masculinité. Considérés comme de la sous-littérature, ses romans rencontrent un lectorat populaire.
Les grandes figures littéraires féminines du passé récent n’ont, semble-t-il, pas d’héritières évidentes aujourd’hui. L’ uvre d’Angela Carter est désormais enseignée à la fac on ne compte plus les thèses soutenues sur ses écrits. Jeanette Winterson, elle, est aujourd’hui fréquemment montrée du doigt, même si son premier roman autobiographique est toujours respecté. On peut mentionner le travail assez intéressant de quelques femmes, comme A. L. Kennedy, Helen Simpson (auteur de Four bare legs in bed) ou Helen Dunmore mais la littérature féminine ne vit pas actuellement une période très faste. Son repli sur l’intime et le domestique fit l’objet d’attaques publiques de la part de Salman Rushdie il y a deux ans. De ce point de vue, Pat Barker fait exception avec sa brillante trilogie sur la Première Guerre mondiale. La littérature historique est toujours vivace en Angleterre, non seulement avec Barker mais aussi avec quelqu’un comme Barry Unsworth. La tradition de l’écriture sur le thème de la drogue a trouvé une nouvelle jeunesse avec la génération ecstasy : Disco biscuits, l’anthologie de Sarah Champion, a rencontré un grand succès et permis de faire découvrir de nouveaux auteurs, comme Jeff Noon, Alan Warner et Alex Garland (dont le roman The Beach fut l’un des plus impressionnants premiers livres de 96). Cette tendance reste néanmoins très marginale à l’échelle de la population entière ce qui s’écrit n’est pas nécessairement ce qui se lit. Les Canadiennes Margaret Atwood, Carol Shields et E. Annie Proulx sont très appréciées, tout comme l’Américaine Anne Tyler. Les classiques reviennent en force, en partie à cause des adaptations télé d’ uvres de Jane Austen ou George Eliot. La réalité mouvante de la vie de tous les jours en Grande-Bretagne n’est visiblement pas un sujet sur lequel tout le monde a envie de lire.
Phil Baker
Phil Baker est critique littéraire au Time Literary Supplement et au Sunday Times.
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