Du Swinging London au cinéma d’auteur français, de l’autobiographie à la pop française, Jane Birkin était bien plus qu’une égérie fascinante. La chanteuse, actrice, écrivaine et femme d’engagements nous a quitté·es le 16 juillet.
C’était une matinée d’été, entre deux trains. Celui qui l’avait ramenée de sa maison bretonne, où elle s’était reposée avec sa petite-fille Jo, et une poignée d’heures plus tard, l’autre, direction le Sud provençal, pour rejoindre la tribu de Charlotte. Chez Jane Birkin, un petit appartement près du jardin du Luxembourg, à Paris, les murs étaient recouverts de papiers peints (fleuris le plus souvent, on n’est pas née en Angleterre pour rien) ou de photos, soigneusement et joliment encadrées, de ses filles, ses petit·es-enfants, ses parents, son frère, Serge… Bref, toute sa famille tant aimée. Car Jane Birkin était une matriarche, toujours dotée de l’accent délicieux de la Lolita Go Home, et de ce regard clair, bienveillant. Lorsque je l’ai rencontrée, ce jour de juillet 2019, elle portait un pantalon treillis, un T-shirt à la Jane, rose, et puis des baskets, évidemment. Un panier pas loin. Bref, le swag birkinien en action, et en activité depuis le 14 décembre 1946, jour de sa naissance à Londres.
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Son enfance, elle y tenait beaucoup. “Certains disent que leur enfance a été misérable ou nulle, comme disait Jacques [Doillon, son compagnon au début des années 1980], qui a tout fait pour s’en sortir avec les films, pour s’échapper de ces années où il y avait peu à dire. Mais moi, c’était merveilleux, j’avais un frère d’un an plus âgé, une sœur plus petite de quatre ans, on ne pouvait pas rêver mieux. Ma famille, c’était et cela reste toute ma vie, et mes parents, tellement sublimes !” Lui s’appelle David Birkin, commandant de la Royal Navy, qui prêta main-forte à la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale. Elle, c’est l’actrice Judy Campbell, entre autres muse du dramaturge Noël Coward. Elle s’illustre au cinéma, puis dans des programmes télévisuels. “J’ai revu leur mariage, filmé car ma mère était très connue à l’époque, ils étaient si beaux. L’enfance m’a semblé être la période la plus heureuse de ma vie…” Jusqu’à ce qu’elle se retrouve en pension, sur l’île de Wight, regrettant son doux foyer, dans la chambre 99. Comme elle le confiera plus tard à Agnès Varda [dans Jane B. par Agnès V. en 1988], on l’appelle Ninety-Nine.
Ses parents ont des idées progressistes : dès l’enfance, Jane manifeste avec son père contre la peine de mort. Les enfants Birkin évoluent dans une atmosphère artistiquement favorable, joyeuse, curieuse. Dès la sortie de l’internat, Jane plonge dans le Swinging London, fait des débuts de comédienne – notamment dans Le Knack… et comment l’avoir (1965) – et rencontre le compositeur “terriblement séduisant” John Barry. Elle a 17 ans, il en a 30. David Birkin ronchonne mais les deux amoureux·ses se marient et accueillent Kate en 1967. Entre-temps, Jane a été remarquée dans Blow-Up d’Antonioni (1966), qu’elle dira avoir accepté uniquement parce que Barry pensait qu’elle n’oserait pas le faire. La jolie petite Anglaise a plus de répondant qu’on pourrait le penser en regardant ses longs cheveux lisses, ses yeux bleus et sa moue enfantine. “En sortant de l’internat, j’étais tellement en demande d’amour… John Barry avait une carrière, moi je n’avais que lui.”
1968, c’est le divorce, et le début du French dream de Jane, panier en osier calé sur un bras et bébé Kate dans l’autre. C’est aussi, sur le film Slogan, de Pierre Grimblat, la rencontre avec Serge Gainsbourg. “Il a une allure très bizarre mais je l’aime, il est si différent de tous ceux que je connais, assez dégénéré, mais pur en même temps”, écrit-elle dans son journal – qu’on peut lire depuis sa publication en deux volets chez Fayard, Munkey Diaries (2018) et Post-Scriptum(2019). La suite, on la connaît. De l’allure folle du génie dandy qu’est Gainsbourg (et à laquelle a fortement contribué Jane) et de la beauté évanescente de Birkin, qui arbore les robes transparentes en toute innocence, naît le couple le plus culte de la pop française. Plus que muse, elle est inspiratrice, parce qu’inspirée.
“Une dépendance, c’est charmant sur un chien”
Ce jour d’été de notre entretien, autour de son dernier disque enregistré avec Étienne Daho (Oh ! pardon tu dormais), elle se souvenait de ce qu’elle avait alors décidé en son for intérieur en tombant amoureuse de Gainsbourg : “Aux côtés de Serge, je voulais continuer à avoir autant de demandes dans le cinéma, gagner ma vie à moi, ne pas être en demande, ne pas être aussi terriblement dépendante que
je l’avais été de John. Une dépendance, c’est charmant sur un chien, c’est tout.” En 1969, sort un premier album signé de leurs deux noms. S’y distinguent des reprises (des Sucettes, entre autres), 18-39 ou l’éternelle carte de visite Jane B.,qu’elle chantera jusqu’à ses tout derniers concerts.
Yeux bleus
Cheveux châtains
Jane B.
Tu dors au bord du chemin
Une fleur de sang
À la main
Y figure aussi le single du scandale, un Je t’aime moi non plus que Jane s’est superbement approprié en dépit de sa fabrication originelle made in Bardot, une octave au-dessus, et qui vaudra à sa nouvelle et célèbre interprète d’être éreintée par les médias britanniques. Shocking! Qu’importe, Jane tourne dans l’ultra-glamour La Piscine de Jacques Deray, accepte les murs recouverts de tissu noir de la maison rue de Verneuil. Si elle incarne la liberté débridée des années 1960-1970, Jane Birkin est alors une grande sentimentale ayant soif d’émancipation. Ce que racontent, à leur manière, les albums Di Doo Dah (1973) et Lolita Go Home (1975)… avant un Ex Fan des sixties (1978) mi-figue, mi-raisin, sexy et dépressif, magistral.
Le week-end, Jane et Serge partent en Normandie, où elle a retapé un ancien presbytère. Mais la nuit parisienne est leur seconde maison. Au programme, danse et cocktails en boîtes de nuit, petit-déjeuner avec les enfants, sommeil diurne, interviews et séances photo – parce que la promotion est un exercice amusant, et que cela fait plaisir à Serge, qui prend sa revanche sur ses origines sociales, tandis que Jane, issue d’une famille de célébrités, s’y adapte parfaitement. Et puis la fête encore, le studio d’enregistrement et le plateau de cinéma.
Si Jane s’éloigne du cinéma quelques saisons après la naissance de Charlotte, on la revoit rapidement chez Roger Vadim, Michel Deville, Claude Zidi, Michel Audiard… sans oublier les films de Gainsbourg et de Jacques Doillon, grâce à qui elle rompt avec les rôles parfois trop légers, et avec lequel elle part vivre après une décennie d’amour fou avec Serge.
Croire aux cieux, croire aux dieux
Même quand tout nous semble odieux
Que notre cœur est mis à sang et à feu
Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve
Comme une petite souris dans un coin d’alcôve
Apercevoir le bout de sa queue rose
Ses yeux fiévreux
Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve : c’est l’une des plus belles chansons de Gainsbourg, chantée par Birkin peu après leur rupture cataclysmique et la naissance de sa troisième fille, Lou Doillon. Gainsbourg, elle adorait. Gainsbarre, beaucoup moins. Mais la légataire de son œuvre, c’est elle, qui la portera en format intimiste ou symphonique, en Arabesque (2002) aussi – avec le violoniste algérien Djamel Benyelles. Baby Alone in Babylone (1983) est un sommet de chanson pop française, où se croisent le morceau éponyme, à la mélodie empruntée à Brahms, et Les Dessous chics. Jane est solaire, inlassablement énergique, mais une mélancolie l’a toujours taraudée ; Serge le sait et la cultive, tant du point de vue des textes que des mélodies, de L’Aquoiboniste jusqu’à des déchirantes Amours des feintes (1990).
Continuer à vivre
Les années 1980 sont, en revanche, celles de la reconnaissance dramatique. Chez Doillon, mais aussi chez Chéreau, dans La Fausse Suivante, en 1985. La même année La Pirate de Doillon lui vaut une nomination pour le César de la meilleure actrice. Bertrand Tavernier, Jacques Rivette, Jean‑Pierre Mocky, James Ivory, Alain Resnais ou Jean-Luc Godard l’appellent. Plus tard, elle montera sur les planches en France comme au Royaume-Uni, interprétant Sophocle, Euripide ou Shakespeare. Serge refait sa vie avec Bambou et Lulu mais ne reste jamais très loin. Ses filles l’entourent, elle les voit grandir et, lorsque l’amour se fane avec Jacques, elle en connaîtra d’autres, notamment avec l’écrivain Olivier Rolin, rencontré lors d’un voyage humanitaire à Sarajevo, en 1995. Le verbe facile mais pas grande gueule, cash mais pudique, Jane Birkin n’a jamais cessé de s’engager.
En 1991, double deuil, double déchirure. Son père David meurt, Serge aussi. Il lui faut du temps pour retrouver les studios. La peine est abyssale, et pourtant il faut continuer de vivre, élever ses filles, sauver les amours qui restent. En 1996, elle ose un prudent Versions Jane, reprenant les titres écrits pour d’autres par Serge Gainsbourg, réorchestrés par Jean-Claude Vannier, Doudou N’Diaye Rose ou Catherine Michel. En 1998, pour son premier album de chansons non signées par Gainsbourg, À la légère, elle collabore avec Miossec, Gérard Manset, Alain Souchon, Étienne Daho ou encore Françoise Hardy, “toujours là pour moi”, me disait-elle. “C’était un plaisir de les voir à la rescousse”, ajoutait-elle, reconnaissante. Ensuite, le bien nommé Rendez-Vous (2004) de duos avec Feist, Alain Chamfort, Bryan Ferry ou Mickey 3D, Fictions (2006) et Enfants d’hiver qui, en 2008, ravive volontairement la nostalgie de son enfance. Un morceau rend hommage à Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la paix en 1991. Quant au répertoire gainsbourgien, il ne quittera jamais ses préoccupations. Birkin/Gainsbourg, le symphonique (2017), avec le compositeur et chef d’orchestre japonais Nobuyuki Nakajima, les tournées Gainsbourg, poète majeur (2014) et Gainsbourg symphonique, en 2016. “C’est une vie rêvée, de partir sur la route, surtout pour moi qui n’arrive pas à être seule”, me glissait-elle en souriant malicieusement. Même si elle ne l’était pas souvent, d’autant qu’une tripotée de toutous se sont relayés à ses pieds durant de longues années, tous plus baveux et affectueux les uns que les autres.
On parlait d’elle comme d’une muse, mais Jane Birkin était une créatrice. De ses cordes vocales, certes façonnées par Gainsbourg, elle a initié un véritable instrument à elle et elle seule, tout en vulnérabilité et mémorabilité immédiate. Et puis elle a écrit. Des journaux intimes, donc, formidables, mais aussi le texte Oh ! pardon tu dormais, mis en scène en 1999, et Boxes, en 2007, où jouent Geraldine Chaplin et Michel Piccoli : “Il y avait des monologues dont j’étais pas mal fière… J’ai trouvé que j’avais une chance folle de pouvoir m’exprimer.” Avec son dernier album en date, Oh ! pardon tu dormais, Jane B. signe des paroles à tomber et un écrin sonore à la John Barry, sous influence d’une séduisante pop anglo-saxonne imaginée et orchestrée par Étienne Daho : “J’ai bénéficié de la brillante curiosité d’Étienne, qui voulait me mettre en lumière.”
Ma fille s’est foutue en l’air
Et par terre, on l’a retrouvée
A-t-elle ouvert la fenêtre
En fait pour chasser la fumée ?
Cigarettes évoque très directement Kate Barry, morte en 2013 après s’être défenestrée. Le choc est immense, la douleur, sans fin. Lors de notre rencontre chez elle, alors que nous sommes attablées au milieu des valises à moitié défaites et des bibelots, la petite Jo étant partie manger une glace, j’aborde, prudemment, les paroles de la chanson. Jane répond très naturellement : “Certains parents ne parlent plus du tout du disparu, découpent leur image sur des photos de groupe, pour des raisons qui leur appartiennent. Sans doute pour que ça ne fasse pas plus de peine, ou gêner les autres. Chacun a sa façon de continuer avec ça, moi je veux continuer à en parler, tout le temps, pour qu’elle soit encore là.” C’est alors qu’elle partage un souvenir des pieds d’enfant de Kate, remonté à la surface au détour d’une rue lyonnaise. Toutes deux sommes alors très émues. Je ne préfère pas commenter, Jane s’arrête. Un ange passe, littéralement. Et nous reprenons notre conversation.
Après une dernière apparition publique lors de la cérémonie des César 2023 – le documentaire que lui avait consacré Charlotte Gainsbourg, Jane par Charlotte (2021), y était nommé –, puis des concerts repoussés et annulés, Jane Birkin a été retrouvée “sans vie” un dimanche 16 juillet. Comment ça, sans vie ? Il est impossible de l’imaginer inanimée, elle qui pétillait sans cesse… tout en témoignant un attrait pour l’apparat et le folklore morbide. Jane aimait les lieux de recueillement post-mortem : “Je repense au cimetière juif de Vienne – on voit les écureuils sauter d’une tombe à l’autre. C’est romanesque à souhait ! Mais quand ce sont les vôtres qui sont enterrés, on ne peut pas s’empêcher de se demander ce qui se passe sous terre…” Nous, on la préférerait dans un paradis assez haut, aussi haut que montait son timbre au bord de l’essoufflement. Un paradis pas trop lointain, joyeux et convivial, débordant de grandes tablées et d’arbres sous lesquels rêvasser, la main accrochée à ceux et celles qu’on aime.
Exposition Kate Barry, My Own Space au musée Nicéphore-Niépce, Chalon-sur-Saône, jusqu’au 17 septembre.
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