Eloge de la lenteur et de la langueur, le second album de l’Anglais James Blake développe avec perversité une dance-music qui ne se pratique qu’à l’horizontale. Plongée dans l’intimité d’un crooner à la voix de poison. Critique et écoute.
Un père, un vrai, doit inspirer la rébellion : ainsi grandissent les enfants. Mais contre quoi se révolter quand le père est lui-même un rebelle revenu cabossé des quatre cents coups ? Contre qui s’insurger quand il incarne à ce point le rock’n’roll et ses outrances ? James Blake s’est mis au piano classique dès sa plus tendre enfance. Voilà ce qui peut arriver quand le paternel est un guitariste de rock’n’roll réputé et allumé. “J’ai toujours eu un souci, du coup, avec les rebelles. A l’école, ils écoutaient les Libertines. Et pour me rebeller contre les rebelles, moi, je dévorais D’Angelo.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On revient à la plus tendre enfance. James Blake se revoit, ukulélé dans ses petits bras, il chante du George Formby, il a 4 ans. C’est son père qui a payé le ukulélé : ce sera la fin de toute relation entre James Blake et ce qui ressemble, de près ou de loin, à une guitare. “Des émotions, crues ou sensibles, ne peuvent passer que par la guitare, regardez par exemple mon héros Hendrix ! Le problème, c’est que la guitare est très souvent maltraitée, jouée par des tocards. Pour moi, en comparaison, un clavier, c’est clair et net, mathématique, les notes blanches, les notes noires, ça a très vite parlé à mon esprit cartésien, à ma logique…”
Assidu mais peu impliqué, James Blake jouera ainsi patiemment du piano jusqu’à ses 19 ans. Il cesse alors de n’être qu’interprète : “Je me laissais porter, sans me poser de questions… Mais petit à petit, je me suis désintéressé des partitions, j’ai commencé à improviser, puis à composer, puis à m’enregistrer, puis à trafiquer ces sons sur mon ordinateur… Je suis devenu songwriter sans même m’en rendre compte.”
Le hobby devient alors une obsession, pour laquelle James Blake sacrifie tout : amis et amour. Il parle de tragédie, il parle aussi d’une chance inouïe. “Jusqu’à il y a deux ans, j’ignorais ce qu’était l’amour. Sincèrement. On m’avait caché ce trésor. Je ne savais même pas parler aux filles. Je me trouvais moche. Et puis j’ai été pendant des années un petit connard à l’école, dépressif, seul au milieu des autres… J’avais l’impression d’avoir été parachuté, de ne pas faire partie des meubles… Ç’aurait pu être une fierté romantique, ça a été une souffrance. Je haïssais l’école, l’anonymat de l’establishment… Si le gosse que j’étais à 14 ans voyait ce que je suis devenu, il n’en reviendrait pas !”
Soudain volubile, il raconte combien cet amour trouvé il y a peu à l’autre bout du monde a totalement influencé son nouvel album, construit sur le rythme intense des séparations et retrouvailles. “Une vie douce-amère, conclut-il, mais très belle.” Sans s’en rendre compte, il parle aussi de sa musique. Lors d’une interview, Nick Cave évoquait récemment lui aussi “la beauté”. On lui demanda de préciser : il remonta à la pureté de l’enfance, à un mystérieux “avant”. Il aurait pu aller jusqu’à la pureté originelle, à un monde pas encore façonné, détourné par l’humanité, que l’on peut encore apercevoir dans quelques paysages sauvageons de Nouvelle-Zélande ou d’Islande. La beauté est là, vierge, douce et hostile : sa petite musique est le chaos, le silence. L’homme, vraiment, gâche tout.
Le silence et le chaos, James Blake les dispense désormais comme un démiurge. Sur son premier album, James Blake (2011), on l’avait pris pour le premier de la classe dubstep, un crooner un rien lisse et bien élevé. Sur scène, lors d’un concert intime à l’auditorium de l’ICA londonien, il a pourtant révélé, plus encore que sur son nouvel album Overgrown, un goût pour l’agression sonique, les écarts radicaux, la dissonance – un coup de cutter dans la gueule de la joliesse. Car si l’album, somptueux, se révèle plus bucolique, le concert surjoue la tension urbaine, l’agressivité de la ville, le pouls erratique de Londres et de sa nuit en magma instable.
En étant certain qu’un jeune homme de 24 ans ne peut pas connaître intimement ces chansons qui n’en sont plus, on lui parle à tâtons des regrettés Talk Talk et de leur façon d’étirer les notes, d’accueillir le bruit en ami, de faire des solos de silence. Surprise : James Blake semble intime des géniaux Spirit of Eden et Laughing Stock, comme il connaît par coeur quelques plages laconiques de Brian Eno, venu aider, en toute logique, sur le titre Digital Lion. “J’aime chez Talk Talk cette façon de n’en faire qu’à sa tête. J’ai moi aussi cherché cet équilibre entre chansons très écrites et abstraction. Pour obtenir la simplicité de mes chansons, je passe par une phase d’extrême complexité. Ensuite, je me contente de retirer, couche après couche, note après note… Ma musique idéale, elle s’adresse à votre sensibilité harmonique de manière détournée. Comme chez Satie : il utilise des voies peu conventionnelles, mais vous mène à destination, toujours. J’aime utiliser ce genre de vocabulaire inusité pour dire des choses très humaines. Je maudis la paresse de tant de musiciens qui se contentent d’utiliser des formules éculées, de recycler les mêmes sons Apple… Ils paraissent difficiles, mais je ne suis jamais sorti frustré ou désemparé après tel ou tel morceau de Satie ou de Talk Talk.”
Comme le groupe de Mark Hollis, James Blake a eu le malheur de connaître le succès dès son premier album. Du coup, pour le second, son entourage n’aurait rien eu contre une variation légère sur le même thème. Certains auraient même été ravis d’une redite. “Beaucoup de gens m’ont donné leur avis, mais j’ai dû leur dire : ‘Je vois très bien où vous voulez que j’aille, mais non, merci.’ Je voulais, à l’arrivée, être fier de mon album. Je rêvais de composer des chansons à la hauteur de celles de mon premier album : des merveilles écrites pour moi par des gens de dix ou vingt ans mes aînés, avec les expériences de vie qui vont avec. Les chansons pour lesquelles je suis connu, Limit to Your Love ou The Wilhelm Scream, elles ne sont pas de moi. Il a fallu que je sorte de moi-même, que je grandisse pour me mesurer à ces chansons.”
Qu’il se rassure : Retrograde, Overgrown ou Take a Fall for Me (qui invite RZA du Wu-Tang Clan) sont très largement à la hauteur, sommets enneigés d’un album nettement plus cohérent et ambitieux sous ses airs éthérés… Crooner ectoplasme dans le brouillard ? L’image ne résiste pas aux écoutes de plus en plus grisantes de cette musique diaboliquement écrite alors qu’on peut l’imaginer designée, étayée, alors qu’elle semble bâtie sur du givre. “Je suis un rêveur et je suis aussi très rationnel. Mais parfois je baisse la garde, sinon ma musique serait glaciale… Ecrire, pour moi, relève de l’exorcisme, du nettoyage par le vide. Je le vis très mal quand je ne me plie pas à cette discipline de l’écriture, comme une énorme sensation de gâchis. Sortir plutôt qu’écrire, c’est une honte. Mais je sais que j’ai aussi besoin de périodes sans créer, pour tout remettre en perspective. C’est pour ça que les musiciens traînent une telle réputation de feignasses : personne ne les voit quand ils suent du sang sur une chanson, seulement quand ils décompressent.”
On le sent, James Blake aimerait être moins raisonnable, plus libre, plus rebelle peut-être. Il montre ainsi son téléphone portable et jure qu’il veut dix fois par jour le noyer dans les toilettes. “Beaucoup de gens, économiquement, professionnellement, dépendent de moi, alors ils ont intérêt à ce que je bosse constamment. Ils me disent de faire ci, de faire ça et je dois leur répondre : ‘Mon travail, c’est d’écrire des chansons, pas de parler de vos conneries.’ S’il n’y a pas de chansons, tout s’écroule. Je rêve juste de travailler avec plus de temps, de plénitude, de lenteur, sans être relié constamment à l’urgence de ce monde.”
On lui parle de sa réputation de grand timide… Il sourit. “J’utilise quelques rares interviews pour savoir, comprendre qui je suis, pour décortiquer de façon rationnelle ce que je fais. Je parviens plus facilement à des conclusions à propos de mon travail en échangeant avec des journalistes qu’avec mes quelques copains. Je ne suis jamais allé voir un psy, alors je me sers des journalistes.” On se revoit la semaine prochaine, ça fera 100 euros.
Concert le 4 juillet à Paris (Cité de la Musique), dans le cadre du Day Off Festival
{"type":"Banniere-Basse"}