Rap authentique vs rap commercial, criminalisation de certains groupes, succès incontestable : Karim Hammou, sociologue et passionné du genre, revient sur la place du rap en France.
Sur le crâne de Karim Hammou trônent deux casquettes : celle de docteur en sociologie et celle de grand amateur de hip-hop. Mais le couvre-chef n’est nullement bipolaire puisque celui qui est aussi l’animateur du blog Surunsonrap a choisi, il y a 10 ans, de faire de sa passion son objet d’études. Alors étudiant en sociologie, Karim Hammou décide de travailler sur le rap à l’occasion de son mémoire de Master 1, qui se transformera ensuite en thèse. Il y a quelques mois, fort de cette décennie de réflexions et de rencontres sur le terrain, Karim Hammou a publié Une histoire du rap en France aux éditions La Découverte. Dans cet ouvrage, il montre comment le genre musical apparaît dans les années 80 et finit par perdurer jusqu’à s’inscrire définitivement dans le paysage des industries musicales du pays. Le sociologue en profite également pour revenir sur la question des banlieues, et met brillamment en lumière un genre musical qui s’est toujours construit en tension avec les pouvoirs en place. Rencontre.
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On connaît votre parcours universitaire, mais quel amateur de rap êtes-vous exactement ?
J’aime le rap français, et plus généralement encore, le hip-hop. Même si je n’ai jamais été danseur, rappeur ou encore producteur, je suis un grand amateur de scratch, de DJing, de graffiti et de rap. Mes groupes préférés sont IAM, la Fonky Family, Oxmo Puccino, NTM, le Secteur A, 3e Œil, Fabe, Arsenik – surtout le premier album… J’aime beaucoup cette scène-là, cette génération qui a explosé en 1997-1999. Mais je n’ai pas manqué de belles découvertes artistiques pendant les années 2000 !
Parlez-nous de votre ouvrage…
Je me suis intéressé à la question de la naissance d’un genre musical nouveau : comment le rap est-il né en France ? Comment s’est-il implanté et comment en est-il venu à occuper cette place dans la société française ? Mon travail revient sur ce qu’il s’est passé depuis le tout début des années 80, quand des amateurs de musique en France ont découvert le premier tube hip-hop américain : Rappers’s delight, de Sugar Hill Gang.
On entend souvent que la commercialisation du rap serait contraire à l’essence de ce genre musical. Qu’en pensez-vous ?
En tant que sociologue, je me dois d’être assez sceptique devant la notion d’essence. Les genres musicaux sont en constante mutation et on observe depuis 30 ans des façons très variées de faire du rap. Par ailleurs, la diffusion du rap, en tout cas vue de France, s’est d’emblée faite à travers un produit commercial. En effet, Sugar Hill Gang est en quelque sorte un boys band avant l’heure, soit des gens réunis pour l’occasion par la productrice Sylvia Robinson. S’il y a effectivement une histoire pré-commerciale du rap à New-York (celle des block parties et des DJ qui animent des fêtes de quartier dans le Bronx ou dans le Queens), en France le hip-hop est né avec un tube importé des États-Unis. Chez nous, la donne commerciale a donc toujours été une composante présente dans le rap.
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Pourquoi les villes de Paris et Marseille ont-elles le statut de capitales du rap en France ?
Un peu par raccourci, on a toujours mis les 2 villes sur le même plan. En réalité, l’Île de France a une production discographique, en terme quantitatif, sans commune mesure avec la production marseillaise. Quand on parle de Paris, on parle de 10 millions d’habitants, autrement dit une agglomération de villes qui ont chacune développé des scènes rap : St Denis, Sarcelles, Vitry etc… Pour Marseille, c’est différent : la renommée nationale de cette ville est, dans une certaine mesure, liée aux hasards de l’émergence du groupe IAM dans les années 80, soutenus par un autre groupe, Massilia Sound System. C’est donc toute l’histoire de 2 groupes qui, au tournant des années 80-90, vont réussir à non seulement fédérer une scène musicale locale, mais aussi à faire le lien avec les grandes maisons de disque de Paris.
À quel point le rap est-il un courant musical important sur le territoire national ?
Il faut d’abord définir ce que l’on entend par « importance » selon que l’on considère cette importance en terme d’influence sur la culture en générale, de ventes de disques ou de présence sur les ondes radio. À mon sens, il y a deux tournants principaux à noter dans l’histoire du rap en France : une première étape charnière, qui est la médiatisation du rap en lien avec les problèmes des banlieues, qui se fait notamment à la télévision en 90-91 : c’est une époque de forte visibilité et d’une certaine façon, c’est à ce moment-là que la société entière va se trouver confrontée au rap. Le second tournant concerne la rencontre entre des succès commerciaux croissants et une radio jeune qui va transformer son format à la fin des années 90, jusqu’à diffuser du rap français sur plus de 80% de sa grille. En ce sens, Skyrock a été un média de masse pour la diffusion du rap auprès de la jeunesse. Ainsi, on constate que dans la deuxième moitié des années 90, le rap est un genre musical souvent écouté, le genre musical préféré de 15 à 20% des jeunes de moins de 25 ans alors que dix ans plus tard, c’est un genre que près de 40% de la jeunesse déclarent écouter souvent, à égalité avec le r’n’b et le rock donc.
Que penser de la grille de lecture qui vise à distinguer un rap authentique d’un rap plus commercial ?
Ce clivage remonte à la première moitié des années 90 et prend source autour de la question de ce que les radios vont accepter de diffuser ou non. NRJ, Fun Radio et Skyrock acceptaient alors de ne passer que des morceaux structurés autour de refrains chantés et abordant des thèmes consensuels. En marge de cette opération de sélection, une autre influence nous vient de la presse généraliste : c’est l’introduction d’un jugement moral, qui va venir cliver la scène rap, avec d’un côté ce qui va être étiqueté « rap cool » dont la figure de proue est MC Solaar, érigé en porte-drapeau du bon rap, du « rap poétique », et de l’autre, une frange étiquetée hard-core, comme NTM, souvent mise à l’indexe comme violente et pas assez élaborée, mais aussi parfois glorifiée et décrite comme la plus authentique et la plus représentative du « vrai rap ». Il faut noter que cette opération de séparation entre le bon et le mauvais rap, le vrai et le faux rap, a aussi ses pendants dans le milieu rap lui-même, mais le regard que les grands médias vont porter à ce moment-là va contribuer à exacerber les tensions déjà inhérentes au milieu, parce que ces jugements conditionnent la visibilité médiatique et donc, la possibilité ou non de rencontrer le succès. En revanche, cinq ans plus tard, en 1999, la donne sera déjà différente et toute une nouvelle scène (à l’instar de Arsenik, la Fonky Family, IAM) qui ne correspond pas au « rap cool » tel qu’on l’entend dans la première moitié des années 90, va pourtant se retrouver massivement diffusée en radio. Les recompositions du rapport entre le rap très diffusé et le rap moins diffusé sont donc permanentes.
En parlant d’étiquetage – la scène rap subit-elle encore aujourd’hui un processus de criminalisation politique ?
Il y a aujourd’hui de nombreux procès intentés à de petits groupes de rap locaux, à l’initiative de groupes de pression majoritairement d’extrême droite. Ces affaires ne jouissent pas toujours d’un retentissement national, mais elles sont bel et bien là. Même si l’Assemblée Nationale a été renouvelée depuis l’élection de François Hollande, on reste dans un contexte de tension dans lequel une frange de la droite continue à relayer minutieusement le travail de criminalisation du rap impulsé par l’extrême droite. La situation est paradoxale : jamais le rap n’a joui d’une place aussi incontestable dans le paysage culturel contemporain et en même temps, jamais son existence n’a autant été remise en question avec virulence par des groupes de pression.
À quoi sert exactement cette instrumentalisation ?
Depuis les années 2000, nous nous trouvons dans un contexte d’exacerbation des débats autour de ce qu’une initiative ministérielle malheureuse a nommé « l’identité nationale ». Dans un processus plus large de transformation de la société française et de crispation de la part de certaines franges du milieu politique et sachant que le rap fonctionne comme symbole, attaquer celui-ci, c’est attaquer le caractère de plus en plus multiculturel et la diversité mélanique des producteurs de symboles dans la France contemporaine. Le rap, étroitement associé aux banlieues dans sa définition à partir des années 90, est devenu dans une certaine mesure, par le travail de certains artistes, les commentaires de journalistes et la façon dont beaucoup d’hommes politiques s’en saisissent, un symbole de la jeunesse multiculturelle des banlieues et des classes populaires racisées. On est donc en présence d’une opportunité politique pour obtenir de l’audience et de la visibilité de la part des hommes politiques de la droite traditionnelle qui souhaitent signifier leur allégeance à certaines conceptions rigides, traditionnelles et un peu nationaliste de l’identité en France aujourd’hui.
J’ai souvent été agacée de voir La Rumeur systématiquement présenté comme un groupe de « rappeurs intello », comme si cela supposait que le reste de la scène était constitué d’imbéciles. Peut-on parler d’ingérence dans cette façon de parler du rap ?
Dans leurs activités ordinaires, les gens produisent tous des opinions qui ont pour conséquence de changer l’appréciation publique des choses. Dans le cas du hip-hop, il est bien sûr normal que les commentateurs donnent leurs avis sur ce qu’ils aiment ou non mais il est effectivement regrettable que cet avis se fasse parfois dans la caricature. Les articles qui encensent un groupe comme la Rumeur, et qui pour mieux asseoir leur compliment, vont présenter le groupe comme un cas particulier, engendrent une caricature de ce qu’est le reste de la scène. Ce mécanisme est d’autant plus intéressant qu’on ne le retrouve pas forcément dans d’autres genres musicaux. Cette histoire de dévalorisation est en réalité très ancienne, et émane d’une tentation pour les commentateurs qui évoluent dans les sphères cultivées d’avoir le beurre et l’argent du beurre – le beurre : montrer son ouverture culturelle et sa connaissance des nouvelles tendances musicales; et l’argent du beurre : se désolidariser d’un genre musical non considéré comme noble.
Pour terminer, quel est l’avenir du rap selon vous ?
Le rap est là pour durer : en temps que technique d’interprétation, qui se distingue à la fois de la parole classique et du chant au sens traditionnel du terme, mais aussi en tant que genre musical, qui passe encore son temps à évoluer en croisant d’autres genres musicaux. Ces évolutions sont nombreuses, et on en voit régulièrement des esquisses ici et là, qu’il s’agisse de rencontres entre rap et rock, d’expérimentations plus jazz comme ce qu’a déjà pu faire Oxmo Puccino sur Lipopette bar, mais aussi des croisements avec la musique de variété, à l’instar de Soprano, et des rapprochements avec des tubes plus world, comme a déjà pu le faire le 113. Sans parler des croisements avec les musiques électroniques, qui sont légion. Ce dont je suis sûr, c’est que le rap est un genre musical qui est une innovation majeure pour les musiques populaires dans les années 80-90, au même titre que d’autres innovations majeures telles que le blues, le jazz, le rock, le reggae… Tout ça avance par fusions et recompositions permanentes. Pour moi, on est dans ce processus là. Il y a souvent dans l’air une nostalgie autour d’une période dorée du rap, en particulier du rap français, qui se situerait dans la deuxième moitié des années 90, lorsque le rap s’est imposé à beaucoup de nouvelles oreilles. Cette période incarne surtout le moment où le rap est passé d’un public d’initiés de quelques dizaines de milliers d’auditeurs à un public de plusieurs millions d’auditeurs. C’est une mutation unique. Et ça, évidemment, le rap ne peut plus le refaire. Il est aujourd’hui un genre musical identifié par tout le monde.
Recueilli par Emilie Laystary
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