Grand explorateur de l’inconscient psychédélique, le génial auteur de « Cabinet of Curiosities » revient avec un second album « Hypnophobia » : écoute et interview intégrales.
Tu es un très jeune homme, qui a vécu beaucoup de choses inédites ces dernières années : comment comparerais-tu le Jacco Gardner d’aujourd’hui à celui d’avant ton premier album, Cabinet of Curiosities ?
Jacco Gardner – Il y a trois ans, je n’avais aucune expérience de la tournée, des concerts, et ça n’a pas toujours été facile. J’ai appris sur le tas. Je suis désormais moins nerveux sur scène, j’ai plus confiance, et je joue un autre instrument qu’à l’époque, ce qui me facilite les choses. Je suis évidemment un peu plus mûr aujourd’hui, mais j’ai aussi appris à me sentir à l’aise avec ma propre immaturité. J’ai perdu un peu de l’innocence, un peu de la naïveté que j’avais au début. Mais j’ai reçu des choses en retour.
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Quel effet a eu sur toi le succès de ton premier album, le fait de te retrouver assez soudainement en pleine lumière ?
Mon album est sorti, et j’ai commencé à enchaîner les concerts : j’en ai fait, presque sans m’arrêter, pendant au moins un an. Ca m’a empêché de travailler sur de la musique en studio : c’est pourtant ce que je préfère faire, je suis en quelque sorte un rat de laboratoire. Soudainement, je n’étais plus un songwriter et producteur, j’étais un performer. Il m’a fallu m’adapter, apprendre beaucoup de choses pour pouvoir l’être dans de bonnes conditions.
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Et pour pouvoir prendre du plaisir sur scène ?
Oui. Les premiers temps, c’était vraiment difficile. Ceux qui savent le faire, qui ont de l’expérience, peuvent adapter assez vite leurs morceaux à la scène, sans complication, en tentant des choses différentes. Dans mon cas, il m’a fallu près d’un an pour trouver les solutions, pour maîtriser ce que je voulais faire, sonner sur scène comme je le voulais, pour réussir à transposer sur scène l’artiste que je suis en studio. J’ai eu des moments vraiment difficiles dans l’apprentissage. Je jouais avec plusieurs synthétiseurs, tout devait être réglé de manière différente pour chaque chanson, je devais jongler avec tout ça, me souvenir de tout, je devais contrôler mon chant, mes effets. Je devais aussi, en plus de tout ça, apprendre à bien me comporter sur scène, à parler aux gens, à rendre le spectacle agréable. Tout ça, tout d’un coup, ça a été trop pour moi. Est arrivé un moment où j’ai compris que je devais trouver quelqu’un qui jouerait du synthé pour moi, car ce n’est clairement pas mon instrument préféré, et parce que me libérer de ça me permettrait de me concentrer sur des instruments et des manières qui me sont plus instinctives et agréables. Je joue désormais de la guitare, je me sens plus à l’aise, je peux bouger sur scène, c’est pour moi beaucoup plus naturel.
Puis tu as retrouvé le temps de retourner dans ton élément le plus naturel, le studio…
Oui, même si j’ai continué à consacrer beaucoup de temps à la scène. J’espérais avoir un peu plus de temps en studio, mais c’était impossible : le monde est vaste, et on m’a demandé de jouer dans beaucoup d’endroits… Peut-être aurais-je pu refuser certaines dates ou tournées, mais quand on débute, quand on arrive avec un premier album, il est bon d’accompagner le mouvement, de ne rien freiner, de travailler dur à promouvoir ce qu’on a écrit, ce qu’on est. Il faut profiter du moment. Ce ne sera pas forcément pareil dans le futur. Viendra un moment où je ne tournerai plus aussi intensément, et c’est la raison pour laquelle je pense pouvoir encore faire ce compromis entre le temps que j’espère passer en studio et celui que je passe sur scène. Les choses progressent encore pour moi, c’est en partie grâce à la scène, et je n’ai pas envie de briser ce mouvement. C’est pour moi le moyen d’atteindre ce point, dans l’avenir, où j’aurai moins à m’inquiéter des questions triviales, de l’argent, pour me concentrer sur la musique uniquement – pour l’instant, j’ai l’impression de faire 80 % de choses que je n’aime pas faire, les 20 % restant étant vraiment consacrés à ma musique.
La promotion est également quelque chose qui t’ennuie ?
Non, j’aime plutôt parler de ma musique. Ce que je préfère est le contact avec les journalistes, parfois des experts en musique, nos discussions me permettant parfois de découvrir dans ma musique des choses auxquelles je n’avais pas initialement pensé, de mettre un peu d’ordre dans le processus de ce qui se passe dans ma tête. Mais m’occuper des taxes, de ce que je dois aux membres du groupe, l’inquiétude de ne pas pouvoir payer mes factures à temps, les moments où je suis riche un jour puis dans le rouge dès le lendemain : c’est le genre d’inquiétude qui occupe trop de place dans mon cerveau et dont j’ai hâte de pouvoir me passer. J’ai hâte de pouvoir ne me concentrer que sur la musique. J’aimerais composer pour le cinéma, ce serait formidable. Et je n’aurais pas à partir en tournée. J’adore écrire de la musique instrumentale, ça collerait parfaitement, et j’ai envie de pouvoir me concentrer sur plusieurs types de projets.
Quel genre de films, et de bandes originales, aimes-tu ?
Je suis par exemple très fan de Suspiria de Dario Argento, dont la bande-son est parfaite : elle est signée Goblin, dont j’adore une partie du travail. J’adore également la bande-son de Valerie and Her Week of Wonders, un film tchèque dont Luboš Fišer a écrit la bande originale, merveilleuse. Broadcast l’a souvent citée comme une grande influence, et j’aime beaucoup Broadcast. Il y a d’ailleurs un lien entre mon nouvel album et Broadcast : Julian House. Il a dessiné la pochette de mon deuxième disque, en me disant qu’il suivait ce que je faisais depuis que je jouais dans The Skywalkers, il y a presque dix ans, ce qui constitue pour moi un grand honneur. Et Julian House a collaboré avec Broadcast sous le nom de The Focus Group sur Broadcast and The Focus Group Investigate Witch Cults of the Radio Age, un album que j’adore et qui a été une grande influence pour Hypnophobia. Je trouve magnifique que nos chemins se croisent à ce moment précis, ça fait totalement sens.
Comment t’imagines-tu dans dix ou vingt ans ?
Il y a plusieurs scénarios. Je pourrais uniquement composer des bandes originales de films, ou du moins composer pour l’image. Je pourrais être patron de mon propre label, sur lequel je publierais les albums d’artistes que je découvrirais et aimerais faire découvrir, voire ma propre musique. Ou je pourrais être producteur, et produire les albums de ces gens que j’apprécie. Les deux derniers scénarios peuvent se croiser : j’aime cette idée de labels qui ont un producteur attitré et qui dessinent une esthétique très spécifique. C’est d’ailleurs le cas de Ghost Box Records, le label dont s’occupe Julian House. Mais peut-être continuerai-je à faire des concerts, pour mon propre compte, ou comme simple membre d’un groupe. Je m’imagine aussi parfois donner des cours sur l’enregistrement et la production de musique, ce qu’il m’arrive d’ailleurs parfois de faire, et ce que j’adore faire. J’essaie notamment de faire passer l’idée que l’on peut utiliser les outils modernes et analogiques pour recréer ce que d’autres exploraient, en d’autres temps, avec des instruments analogiques. Les samplers, notamment, permettent de faire cela, et ils ont ceci de particulier qu’ils permettent d’emporter avec soi une énorme palette de sons, quand on veut et où on veut. Pour moi en particulier, c’est une véritable libération, notamment parce que cela me permet de travailler un peu en tournée.
Que peux-tu me dire de ta relation personnelle avec le monde qui nous entoure, avec son esprit, avec les événements qui se déroulent ?
Je crois que la différence principale entre notre monde d’aujourd’hui et celui des années 60 ou 70 est l’idée que l’on peut se faire du futur : il y avait encore, à l’époque, quelque chose de très romantique dans cette projection dans l’avenir. Les gens essayaient encore d’imaginer ce qui se passerait dans cent ans, ça les fascinait. Mais aujourd’hui le futur semble être déjà là, comme s’il s’était installé dans le présent. Et personne ne semble avoir de véritable contrôle de ce qui se déroule et se crée en permanence. Les gadgets, les nouveaux médias, Apple arrive avec tel truc, Google débarque avec tel bidule, tout va très vite, c’est difficile de suivre. C’est difficile de suivre mais c’est impossible d’envisager ce que sera le monde dans un siècle.
Cette absence de perspective tue un peu la magie des choses et fait souffler un vent de pessimisme pour beaucoup de gens.
Oui. Il y a moins d’espace pour le rêve, pour la divagation, pour le fantasme. Au moment où ton esprit s’échappe, tu as l’impression de passer à côté de quelque chose, d’une information, d’une notification, d’une nouveauté. On se sent obligé d’être constamment concentré sur ce qui se passe, sur ce qui nous entoure, sur la masse d’informations qui nous arrive à chaque instant. On a perdu un certain romantisme. Celui des échanges épistolaires, par exemple. On envoyait une lettre, elle voyageait, il n’y avait pas forcément de moyen de savoir si elle avait été reçue ou lue. Aujourd’hui, on envoie un message, et un logiciel ou une plateforme nous indique à la seconde près s’il a été lu, et à quelle heure il l’a été. « Pourquoi cette personne n’a pas encore répondu à mon mail ? Pourquoi a-t-elle lu mon message sur Facebook sans y répondre ? » On ne devrait pas avoir à se poser ce genre de question, à s’imposer ces obligations. C’est pourtant une chose à laquelle j’ai du mal à m’adapter : je suis constamment assailli d’e-mails, de SMS, d’appels, et je dois y faire face parce qu’ils sont une obligation professionnelle, mais ma nature serait plutôt de ne pas répondre, ou de ne le faire que quand je le peux et le veux. Tout ceci draine beaucoup d’énergie mentale, il ne reste rien pour l’imagination pure. Mais il ne faut pas prendre ce que je dis comme de la réaction : je pense préférer vivre à cette époque que dans le passé, ça nécessite simplement des adaptations.
Ta musique est-elle une réponse à tout ceci ?
Oui, sans doute. Le fait que la musique psychédélique revienne de plus en plus fortement est sans doute une réaction à ce futur qui semble déjà être là, et qui tue un peu de la capacité de rêver à d’autres perspectives. On ne sait pas exactement où va la technologie : Apple a déjà sorti sa montre, les Google Glass sont déjà là, il est très probable que l’on se retrouve avec des implants corporels nous informant en permanence de ces notifications, de ces nouvelles, de ces messages. Ce qui n’est pas forcément très excitant, mais quand je pense en revanche à l’émergence prochaine de la réalité virtuelle, et de tous les univers, toutes les possibilités qu’elle peut ouvrir, je suis très excité. Il reste, heureusement, des raisons d’être heureux de vivre l’époque actuelle.
Le psychédélisme est une manière de réenchanter un monde qui a perdu de sa magie ?
Oui, je pense : la musique psychédélique peut offrir un refuge, un espace à l’imagination des gens. Comme je le disais, on n’a plus réellement le temps pour la rêverie et « l’escapisme ». Mais si tu vas à un concert, c’est précisément ce que tu dois rechercher, c’est du moins ce que je recherche moi-même : être emporté ailleurs, t’échapper de ta réalité quotidienne, visiter un certain ailleurs pendant quelque temps. Même chose pour le cinéma. Aller voir un film, dans une salle, doit te permettre de quitter, un moment, des réalités de ton existence.
Essaies-tu, d’une certaine manière, de dessiner un décor pour les aventures mentales de ceux qui écoutent tes morceaux ?
Pas tout à fait, non. Ma musique n’est pas réellement une collection de paysages, de décors. Dans mon cas, il s’agit plutôt de recherche intime : j’essaie d’analyser des choses qui se passent en moi. J’essaie de décrire des états d’esprits particuliers que les mots ne suffiront jamais à décrire parfaitement. La musique est un langage beaucoup plus précis pour décrire mes émotions, les mots trahissent les subtilités d’un état d’esprit. Et en particulier d’un état d’esprit qui se crée lorsque l’on se trouve quelque part entre le rêve et la réalité, par exemple ce moment très particulier où tu glisses lentement vers le sommeil et le rêve.
Tes influences 60s et 70s ressortaient beaucoup sur ton précédent album, Cabinet of Curiosities : les choses ont-elles, depuis, un peu évolué ?
Il y a plus de 70s dans Hypnophobia, mais il y a également une plus grande combinaison entre les 60s et les 70s, quand les deux types d’influences étaient plus nettement séparés sur Cabinet of Curiosities. Et cette combinaison n’existait pas forcément à l’époque : les 60s étaient les 60s, et les 70s essayaient de passer à autre chose. J’ai le luxe d’avoir l’histoire à ma disposition, de pouvoir disposer de ces genres et d’en prendre les éléments qui me plaisent le plus pour les combiner de la manière qui me convient le mieux. Je peux également y ajouter des éléments du présent – la technologie elle-même est ce qui me permet de jouer comme ça avec les choses. Mais ma musique n’aurait aucun intérêt si elle n’était qu’un collage d’influences. Ce qui, j’espère, la rend unique est que j’y mets beaucoup de moi-même. Cette musique est sans doute plus pertinente aujourd’hui qu’elle ne le serait si elle sortait en 1972. Et le mouvement est permanent : le passé continue à donner sa forme au présent, des choses passées retrouveront peut-être une pertinence absolue dans l’avenir, des découvertes sur l’Egypte ancienne, sur la religion, peuvent bouleverser la compréhension du monde dans lequel on vit. Beaucoup de la musique du passé que j’écoute est constituée de choses plutôt obscures, et j’ai souvent l’impression que certains de ses éléments ne trouvent la lumière qu’aujourd’hui, alors qu’ils étaient toujours présents, sous la surface. C’est quelque chose de puissant, l’effet le plus puissant que peut avoir sur moi la musique.
Qui, selon toi, a aujourd’hui la vision la plus pertinente de la musique ?
Je pense que Panda Bear a compris beaucoup de choses, notamment l’idée d’inventer un instrument, de monter un set-up sur lequel il peut jouer seul de manière très intuitive. J’adore aussi son utilisation des visuels et la manière dont, sur scène, il sait faire surgir des choses qui sont moins claires sur ses disques. Il donne l’impression de créer un espace dans lequel ses morceaux peuvent évoluer, changer selon les concerts. Je ne peux pas le faire : si je change quelque chose, je dois l’apprendre à tout mon groupe, je dois réadapter tout ce qui va avec. C’est pour moi beaucoup plus rigide. Si je veux quelque chose de neuf, je dois écrire un morceau, et l’intégrer au set : c’est la seule flexibilité qui m’est possible. Panda Bear est un groupe à lui seul. Et j’aimerais pouvoir être, comme lui, un groupe à moi tout seul. Comme je le suis en studio. J’adore jouer avec un groupe, notamment parce que ça apporte des éléments de surprise, mais mon rêve ultime est peut-être de pouvoir jouer avec cinq clones de moi-même. (rires) Je ne sais pas si les cinq Jacco auraient la même idée au même moment, si j’aurais à me parler ou si mes cinq individualités pourraient se contenter de jouer, instinctivement, dans un processus de création sans communication. Etrange idée ! (rires)
Es-tu quelqu’un de plutôt optimiste ou de plutôt pessimiste ?
J’ai eu un moment de vrai pessimisme, je me suis senti très perdu, je n’avais pas écrit depuis longtemps et je n’étais plus sûr du tout de savoir encore le faire, je ne savais pas si ça reviendrait. J’en suis arrivé à un point où le choix était simple : tout abandonner, ou faire les choses. J’ai essayé. Et c’est revenu, des portes pour l’avenir se sont rouvertes, et je me sens à nouveau très optimiste. J’ai aussi eu l’impression, après mon premier album, d’avoir d’une certaine manière accompli un rêve : je pouvais mourir, même si je ne le désirais pas, au moins cet album était là, il existait, et resterait quelque part. Je sais désormais qu’il n’était que le début de quelque chose, et je suis excité de passer à la suite plutôt qu’effrayé à l’idée de ne pas réussir.
Il est question, dans le communiqué de presse accompagnant l’album, d’un nouvel amour pour le voyage : que peux-tu m’en dire ?
Oui, j’adore ça. Même si, encore une fois, ça m’éloigne parfois un peu trop du studio à mon goût, et que le fait de voyager en tournée peut être frustrant, car cela ne laisse généralement pas de temps pour visiter les endroits par lesquels on passe. Je suis allé quatre fois en Californie, mais je n’ai jusqu’à maintenant pas encore réussi à aller voir les forêts de séquoias géants, alors que c’est un des mes rêves. Je rêve aussi de visiter la Winchester Mystery House, à San Jose. Une construction folle, pleine de non-sens architecturaux. L’histoire est passionnante : elle a été voulue par la veuve du fabricant de carabines, qui désirait que les esprits des Amérindiens morts sous les balles des fusils inventés par son mari se perdent dans un dédale de couloirs sans logique, finissant en cul-de-sac, dans des placards étranges, des fenêtres ne donnant sur rien. Cette femme est devenue totalement paranoïaque, persuadée que des esprits la hantaient. Je rêve d’avoir le temps de visiter ces endroits. Peut-être aurai-je le temps plus tard…
Certains de ces voyages t’ont-ils plus marqué que d’autres ?
Tous ces voyages me marquent : malgré la frustration du manque de temps, il reste toujours un fort sentiment d’aventure. J’ai toujours adoré l’idée d’exploration, les hommes qui quittaient l’Europe pour aller explorer l’inconnu m’ont toujours fasciné – et la ville dont je suis originaire, Hoorn, a longtemps été l’un des nœuds les plus importants en Europe pour le commerce mondial, notamment celui des épices. Il y a un musée à Hoorn, où j’allais toujours étant enfant, où il y a un cabinet des curiosités, des objets étranges venus du monde entier, quelque chose qui m’a toujours fasciné. Et, depuis que je voyage, je crée petit à petit mon propre petit cabinet des curiosités… Tout ceci me semble faire sens. Mes parents ont beaucoup voyagé. Quand j’étais jeune, j’ai passé quelques étés dans un camp de vacances en République Tchèque, un endroit près de la rivière où tout était permis, les feux de camp, balade en canoë ; il y avait un côté aventureux que je ressentais déjà et que j’ai appris à adorer. Et au final j’ai l’impression d’être moi-même devenu un explorateur. Pas seulement géographiquement, mais dans ma musique également, qui est une exploration de moi-même. Peut-être ceux qui écoutent mes morceaux peuvent également s’inventer leurs propres voyages, du moins je l’espère et le souhaite.
Concrètement, quels sont les endroits qui t’ont le plus marqué, qui ont pu t’influencer ?
J’adore toujours voyager en Angleterre. La côte Ouest des Etats-Unis est aussi un lieu incroyable. Je garde également un souvenir très fort de Detroit, un endroit fou, très intense, sombre, mais fascinant. La Finlande, la Norvège, la Suède, la Scandinavie en général m’ont passionné, j’ai aussi adoré voyager en Ecosse. J’ai aussi visité de magnifiques îles, notamment en Espagne. J’ai joué en haut d’une montagne, ou dans un hôtel où il y avait une montagne russe. Des lieux incroyables, qui m’ont beaucoup marqué. J’espère aller au Japon un jour, ou en Australie, en Inde, je veux aller en Afrique : je sais que ça me fascinera. Chaque endroit que je visite me change si profondément que, quand je fais de la musique ensuite, je peux sentir qu’il y a eu un changement, un impact, même si ce n’est pas une influence purement musicale. Et chaque endroit sur terre a aussi un lien particulier à quelque chose de très intangible, de cosmique. Chaque endroit renferme des mystères qui n’ont pas encore été percés, des humeurs qui n’ont pas été explorées. Ces mystères restent avec moi, et s’infiltrent dans ma musique.
Pourrais-ton décrire ta musique de la même manière que tu décrivais la Winchester Mystery House ?
Oui, j’imagine. Beaucoup de mes chansons s’arrêtent brutalement, sans prévenir, et on ne sait pas toujours forcément où peut mener telle ou telle partie d’un morceau. Je n’aime pas écrire des choses prévisibles, je n’aime pas que l’on puisse deviner ce qui vient ensuite. Je planque peut-être des esprits perdus dans les recoins de mes chansons…
Que peux-tu me dire à propos du titre de l’album Hypnophobia ?
Je suis un mauvais dormeur. Et après de longues périodes sans avoir dormi, j’ai vécu cette expérience étrange, entre la conscience et le sommeil, où je ressens tellement le besoin de dormir que, tout en flirtant avec l’inconscience, je reste présent. Je sens que je perds le contrôle de mon corps, je me sens glisser, tomber, et ça peut devenir réellement effrayant quand tu n’es pas tout à fait endormi mais que tu sens néanmoins la réalité changer. C’est une expérience vraiment étrange. C’est également assez fascinant, l’expérience intime la plus mystérieuse que j’aie jamais traversée. J’ai ensuite découvert que c’était un phénomène connu, qu’il portait un nom, l’hypnophobie, et ça m’a tout de suite intéressé. Ca m’a appris beaucoup de choses à propos de moi-même, et je me suis dit que choisir ce mot comme titre d’album mènerait à des questions intéressantes.
Es-tu un grand rêveur ?
Je rêve chaque nuit, oui. Mais je ne me souviens jamais de mes rêves : c’est quelque chose d’extrêmement frustrant. Les rêves sont fascinants, il y a en eux toute la magie imaginable, on peut voler en rêve, tout est possible. Et la frontière avec la réalité est parfois mince. Je ne fais en revanche jamais de cauchemar. Je peux traverser des choses étranges, ou des choses plaisantes, il peut y avoir des éléments désagréables dans les scénarios que je me dessine, mais ce n’est pas réellement un cauchemar. Bizarrement, je rêve souvent d’occupation : je me vois dans un pays en guerre, occupé par d’autres. Peut-être ai-je un lien quelconque avec un individu ayant vécu cela dans un lointain passé. C’est un mystère. Et que ce mystère existe est une inspiration immense, suffisante pour me donner envie de l’explorer par la musique. Et, potentiellement, d’offrir aux gens de la matière pour l’explorer également, pour se mettre dans les conditions mentales adéquates pour quitter un peu leur réalité tangible et aller se balader ailleurs. Pouvoir s’extraire un peu de son quotidien, pouvoir planer un peu en pleine journée est quelque chose d’utile. Si je peux contribuer à cela, c’est parfait. Beaucoup de gens m’ont dit que mon premier album avait eu un impact sur leur vie, un impact sur leur créativité : c’est une chose incroyable à entendre, et ça me donne envie de continuer à faire de la musique pour toujours. Influencer la perception des gens ? C’est génial. Avoir une forme de contrôle sur leurs émotions, ou leur donner un moyen de les explorer différemment ? Si c’est le cas, c’est fou. Je pense qu’il y a une humeur propre à ma musique, et l’idée que les gens puissent ajouter cette humeur à leurs propres pensées, à leur propre univers mental, m’excite beaucoup.
Avais-tu quelque chose de particulier en tête, quand tu as commencé à dessiner Hypnophobia ?
Non, pas vraiment. Je voulais simplement ne pas reproduire le premier album, notamment après la tournée. Mais celle-ci avait de toute façon eu un tel impact sur moi, sur mes morceaux, sur ma musique que je savais que je ne pourrais pas reproduire Cabinet of Curiosities. J’ai ressenti pas mal de pression, à certains moments, je sentais les attentes des gens – et j’ai fini par m’imposer ma propre pression, un peu handicapante comme je l’expliquais plus tôt. A chaque fois qu’on me demandait si j’avais de nouveaux morceaux, quand allait sortir le deuxième album, je me sentais totalement démuni. Et quand est venu le moment de m’y remettre, j’ai repensé à tous ces gens, et je me suis un temps bloqué. Le doute m’avait envahi.
Comment as-tu surmonté cela ?
En écoutant beaucoup de musique, en découvrant que tous les gens que j’admirais étaient passés par là, qu’ils avaient fini par passer le cap, d’une manière ou d’une autre, et que certains avaient même finalement progressé. Le deuxième album de Duncan Browne, par exemple, est l’un de mes préférés de tous les temps. J’ai aussi énormément écouté Mort Garson, la musique électronique qu’il a composée, Bruce Haack a été une grande influence également, tout comme Bo Hansson. J’ai réécouté Neu!, et pas mal d’album de kraut-rock, ou Mike Oldfield, dont j’adore certaines des œuvres d’avant Tubular Bells, ou le duo d’acid-folk qu’il formait avec sa sœur, The Sallyangie. Pas mal de gens qui ont composé pour le cinéma : François de Roubaix par exemple, des Italiens comme Ennio Morricone, Piero Umiliani, Piero Piccioni ou, pour revenir à eux, Goblin, bien que je déteste certains de leurs morceaux. C’est d’ailleurs souvent le cas des albums que j’aime, et en particulier de toute la musique progressive : je peux adorer chaque note de deux morceaux d’un disque mais haïr tout le reste, comme chez King Crimson par exemple. Ce qui fait que j’ai à nouveau l’impression qu’il existe encore un océan de choses à découvrir, de disques dans lesquels je vais trouver une ou deux chansons qui vont me marquer. A la fin de tout le cycle du premier album, après la tournée, j’ai eu l’impression que j’avais écouté et découvert tout ce qui pourrait me plaire, ce qui était extrêmement triste. Mais j’ai ensuite compris que c’était évidemment loin d’être le cas.
Que peux-tu me dire de l’enregistrement de Hypnophobia ? En quoi a-t-il été différent de celui de Cabinet of Curiosities ?
Je me suis beaucoup auto-samplé, et j’ai utilisé des claviers pour enregistrer des premiers brouillons de morceaux, des petites idées, alors que j’étais encore en tournée. J’ai ensuite écrit, réécrit, structuré et restructuré beaucoup de choses quand j’ai pu enfin me retrouver à nouveau en studio. Mais malgré ces brouillons, tout a en grande partie été écrit et enregistré à peu près au même moment, ce qui n’avait pas du tout été le cas de Cabinet of Curiosities. Ses morceaux existaient, pour certains, des années avant leur enregistrement : j’avais mis huit ans pour écrire douze chansons que je voulais voir réunies sur cet album. Je n’ai jamais écrit un album en un an, ça me semblait totalement fou. C’est aussi ce qui m’a bloqué : je devais passer l’intégralité de mon temps à réfléchir à l’écriture, je manquais d’abord d’idées ou de certitudes. Puis, comme je viens de l’expliquer, écouter de nouvelles choses a déclenché quelque chose en moi, j’ai pu me mettre à travailler plus sereinement, et je me suis rendu compte que j’étais capable de faire les choses assez vite. Réussir à boucler dix chansons en un an m’a quand même surpris. Et je me suis mis à rêver d’un processus d’enregistrement si intuitif qu’il me permettrait d’enregistrer un album par jour… Si j’avais les bons outils, que j’étais dans un bon état d’esprit, sans stress, au bon endroit, si je n’avais pas à m’inquiéter de la qualité de mes idées, les choses seraient sans doute différentes. J’aimerais atteindre un point où ma créativité ne se heurterait à aucune limite, personnelle, émotionnelle ou technique. Mais je pense paradoxalement que ces limites font aussi une partie de la qualité de ma musique : je passe beaucoup de temps à réfléchir à ce qui me semble bon et ce qui ne me semble pas bon, et je ne veux pas devenir quelqu’un comme Frank Zappa, quelqu’un dont les idées partent tellement dans tous les sens qu’elles finissent par ne plus faire sens du tout. Une aventure où il se passe trop de choses n’est pas amusante. Il faut juste ce qu’il faut, pas plus. C’est comme une tournée : arrive un moment où c’est trop, un moment où j’ai simplement envie de rentrer à la maison.
Comme un explorateur, pour revenir sur ce thème.
Exactement. Un explorateur doit revenir chez lui pour pouvoir raconter son histoire, la poser sur le papier. Un explorateur plutôt qu’un vagabond – même s’il n’est pas impossible que je devienne un jour une sorte de vagabond –, le processus mental qui m’anime change en permanence et l’exploration est peut-être le premier pas vers le vagabondage, vers une forme d’abandon des repères et des racines.
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