Au nom de la loi. George Russell, avec son Concept Lydien d’Organisation Tonale, a ouvert le jazz à la modalité. A 74 ans, il continue d’inventer, avec It’s about time, une musique réfléchie et anticonformiste qui n’a rien perdu de sa force ni de son actualité. Sur Boston en cette fin avril, il fait gris, […]
Au nom de la loi. George Russell, avec son Concept Lydien d’Organisation Tonale, a ouvert le jazz à la modalité. A 74 ans, il continue d’inventer, avec It’s about time, une musique réfléchie et anticonformiste qui n’a rien perdu de sa force ni de son actualité.
Sur Boston en cette fin avril, il fait gris, un vent marin vivifiant essaie bien de balayer les nuages mais l’hiver tient bon. 290 Huntington Avenue, le New England Conservatory est un petit bâtiment en brique rouge haut de trois étages, à l’architecture austère. Deux oriflammes gonflées par les rafales en marquent l’entrée de façon solennelle, nous rappelant au passage l’année de sa fondation : 1867. Une institution. En traversant les longs couloirs on est happé par les bribes de notes qui s’échappent des salles cours de violoncelle, de piano, une fugue de Bach, une aria de Mozart, quelques formations de jazz en répétition ; on jette un oeil à travers les portes vitrées, l’activité est intense, multiple, l’atmosphère à la fois détendue et concentrée. Au bout d’un couloir, une petite salle, un homme debout, mains derrière le dos, cheveux cendrés, regard malin sous des sourcils broussailleux, sourire énigmatique au coin des lèvres. Il fait face à ses étudiants, l’air désinvolte ce qu’il dit est très sérieux. « Je ne suis pas un professeur, je suis un prêcheur. Je n’ai rien d’académique à vous enseigner. Je ne suis pas académique. Dites-moi d’aller à droite, j’irai à gauche, d’aller à gauche, j’irai à droite… Je n’attends rien d’autre de vous. » Il scrute son auditoire l’oeil malicieux, parle d’une voix légèrement traînante, ponctue ses phrases d’un petit rire étranglé. Voilà bientôt trente ans que George Russell, 74 ans, l’une des dernières grandes figures du jazz, la plus secrète sans doute, distille la douce subversion de son discours anticonformiste au sein du vénérable conservatoire. « Musicien, théoricien, enseignant : j’ai toujours plus ou moins mené de front ces trois activités qui pour moi n’en font qu’une. Parce que fondamentalement être musicien, c’est à travers sa production s’interroger constamment sur l’avancée de son propre langage, et le transmettre aux autres c’est une façon de s’éduquer soi-même, dans le partage, pour continuer d’évoluer. » Ce que Russell transmet avec passion, c’est le grand oeuvre de sa vie, le Concept Lydien d’Organisation Tonale, conçu au fond d’un lit d’hôpital en 1945, depuis lors affiné, complété, prolongé, sans cesse remis en travail, véritable moteur de sa création plus qu’une théorie ou un système, une authentique philosophie de la vie. Toute une histoire.
D’abord batteur au sein de divers groupes locaux de sa ville natale, Cincinnati, George Russell rejoint les Collegians, avant d’être engagé par Benny Carter. « C’était pendant la guerre, ça n’a duré que six mois. Un jour il m’a appelé et m’a dit « Je regrette, tu peux partir mais j’ai trouvé un nouveau batteur. » C’était Max Roach. J’ai compris. » Il délaisse alors l’instrument, se consacre à l’écriture et retrouve Carter sur son chemin, qui lui commande un arrangement pour orchestre et le recommande à Earl Hines. Sa carrière est lancée. Lorsqu’il débarque à New York, en pleine révolution be-bop, au milieu des années 40, Russell a fait son choix, paradoxal et singulier en ces temps de virtuosité instrumentale : il sera compositeur. « Tout de suite j’ai participé au mouvement de la 52ème Rue, je me suis retrouvé d’un coup au coeur du be-bop naissant. Je fréquentais tous ces musiciens, Miles, Dizzy, Max, etc. Ils m’ont donné l’impulsion. Mais je ne voulais pas faire ce qu’ils faisaient. J’ai toujours conduit ma vie de façon à être différent. Le be-bop était alors une musique très novatrice, mais je pensais qu’il pouvait en découler quelque chose d’encore plus novateur. Car à cette époque le be-bop n’était pas la seule musique à m’influencer. L’impressionnisme français, Debussy notamment, m’avait ouvert des horizons harmoniques nouveaux. Et puis de tous les musiciens plus ou moins directement liés au mouvement be-bop, celui qui m’impressionnait le plus, c’était Monk. Charlie Parker était incroyablement talentueux. Il pouvait vous soulever de terre… mais Monk était si singulier. Il a surgi à cette période mais on ne peut pas dire qu’il ait jamais été un musicien be-bop à proprement parler : c’était Monk, un point c’est tout ! Et j’ai toujours voulu être George ! Mes influences étaient trop multiples pour que je devienne un musicien be-bop orthodoxe… Et puis je n’étais pas un instrumentiste exceptionnel et le be-bop était une musique de virtuose. Je n’aspirais pas à la performance du soliste, j’étais définitivement plus attiré par la composition, l’écriture. Mais un compositeur qui saurait intégrer l’impulsion du jazz à la sophistication du langage des grands compositeurs de la modernité européenne : Bird, Stravinsky, Debussy, Ravel tous en un ! »
Russell cherche sa voie, se « démarque », prend paradoxalement ses distances dans sa quête d’unité. « Un jour, Miles m’a avoué vouloir apprendre « tous les accords et toutes leurs combinaisons ». A cette époque, il jouait avec Parker et avait déjà une façon très personnelle d’articuler les accords, mais de manière intuitive. J’ai commencé à réfléchir à ce problème. C’est à ce moment que je me suis retrouvé à l’hôpital pendant quinze mois, pour soigner une tuberculose. C’est là que ce qui allait devenir le Concept Lydien s’est développé. On ne pouvait pas retenir tous les accords, il était nécessaire de trouver une façon nouvelle de les aborder. En sortant de l’hôpital, j’avais trouvé la solution. En 1947, Dizzy, qui venait juste de créer son grand orchestre, m’a commandé une pièce qui combinerait les harmonies du be-bop aux rythmes afro-cubains. C’est devenu Cubano be Cubano bop, la première composition de jazz modal, consciemment élaborée comme telle. » Les fondations du Concept Lydien d’Organisation Tonale sont posées. Reste à les définir, les développer.
Russell mettra près de six ans à regrouper ses idées sous forme d’une thèse qu’il publie en 1953. « Il y a deux façons bien distinctes d’improviser depuis l’origine du jazz. Une conception horizontale, linéaire, qui surfe sur les accords ; une autre, verticale, qui explore systématiquement toute l’échelle des notes. Le Concept Lydien essaie d’articuler ces deux façons de concevoir l’improvisation. Avec l’idée que les accords n’existent pas indépendamment des modes. Si tu as une gamme, une suite ordonnée d’éléments, tu as des modes, chaque degré de l’échelle est un mode. Et chaque mode produit des accords. Le concept a découvert un principe d’unité. » La voie était ouverte à l’explosion du jazz modal qui allait trouver son accomplissement au tournant des années 60 dans les chefs-d’oeuvre de Miles Davis et John Coltrane. Mais pour Russell, « les principes du Concept Lydien excèdent largement les frontières du jazz. Ils sont issus du jazz mais sont applicables à n’importe quel genre de musique. Ce n’est pas une théorie du jazz. Plus une philosophie qui vient rappeler que la culture occidentale a omis trop longtemps la structure verticale, sa pensée se développant linéairement sur l’axe du temps, tandis que la pensée orientale, traditionnellement portée à la verticalité, ignorait la force de l’horizontalité. Idéalement, il devrait y avoir selon moi un équilibre entre ces deux axes dans une civilisation saine.« Russell y travaille.
Dès lors reconnu par ses pairs comme l’un des rares fondateurs d’un langage novateur dans la musique afro-américaine, la créativité de George Russell ne s’est jamais démentie. Qu’il s’agisse des albums qui, au tournant des années 60, assurent sa notoriété New York N.Y., Ezz-thetics, The Outer view, Stratus seeker, autant de chefs-d’oeuvre où se réalise pleinement le pan-tonalisme de la théorie lydienne ou de sa période européenne où, bien avant l’émergence du jazz-rock, il intègre des instruments électriques à sa palette orchestrale et développe de nouvelles conceptions rythmiques basées sur l’énergie verticale une sorte de « groove abstrait » influencé par les rythmes africains et la musique pop d’alors , la musique de Russell est toujours restée mesurée, évolutionniste plus que révolutionnaire, à l’avant-garde de l’élaboration orchestrale. « Aujourd’hui, le jazz traverse une des plus lamentables périodes de son histoire. En Amérique, on assiste tout simplement au meurtre du jazz. Il y a une très forte manipulation des consciences (économique, idéologique) et la diversité de la musique en souffre. Les maisons de disques sont en quête de produits, reproductibles, à l’image stable… Je ne suis pas comme ça, alors je n’ai pas besoin d’eux. Le producteur français Michel Orier a toujours aimé ma musique, son indépendance. Je me sens en confiance avec Label Bleu. » Face à ce péril, la musique de Russell s’avère plus que jamais nécessaire pour faire germer dans les consciences ce petit souffle subversif, cet esprit de liberté dont elle ne s’est jamais défaite. Les principes du Concept Lydieet l’intégrisme réactionnaire : une nouvelle bataille pour George Russell !
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George Russell, It’s about time (Label Bleu/Harmonia Mundi).
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