L’album culte des Lemonheads ressort en version remasterisée et rappelle à notre bon souvenir le talent d’Evan Dando, son leader, et ses tubes ensoleillés, baignés de mélancolie post-adolescente et narcotique.
En février 2021, un vieux rockeur aux cheveux blonds et aux rides creusées jouait la sérénade à un employé de supermarché dans une vidéo diffusée sur Twitter. L’éternel slacker et héros 90’s Evan Dando était venu remercier le caissier qui avait retrouvé son portefeuille égaré. Une image légèrement surréaliste dans une époque obsédée par la communication et les mises en scènes.
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Avant de trimballer sa carcasse de junkie fatigué entre Cape Cod et la côte australienne, Evan Dando fut une figure marquante du rock de la fin du XXe siècle, un Apollon branleur au talent de mélodiste imparable et à la beauté ravageuse. Élevé à Boston par une mère top model et un père avocat, le jeune Evan est un gamin turbulent, un brin pourri gâté et en rupture avec l’autorité scolaire et parentale. Au début des années 1980, il se découvre une passion pour le punk rock et le hardcore naissants. Ses artistes de prédilection s’appellent alors The Angry Samoans et The Misfits.
Slacker un jour, Slacker toujours
Il forme The Lemonheads avec deux copains de lycée, Ben Deily et Jesse Peretz, en plein boom de ce qui va devenir l’indie rock. Immortalisée par le livre This Band Could Be Your Life de Michael Azerrad (le biographe officiel de Nirvana), cette mouvance inclut des groupes dont la vision syncrétique entre pop et punk rock influence directement Dando : Replacements, REM, Pixies ou Hüsker Dü. Après trois albums sortis en indépendant qui lui permettent de se faire remarquer dans le circuit des college radios (qui font alors la pluie et le beau temps aux États-Unis) et quelques remaniements de personnels (le groupe a compté plus de 40 membres depuis sa formation), The Lemonheads accroche la major Atlantic qui les signe en 1990 et publie Lovey. Album de transition, le disque est encore baigné de la culture hardcore du groupe, mais laisse entrevoir son talent pour les bluettes déprimées et touchantes. Il ne va pas tarder à se faire une place au soleil.
En 1991, Evan Dando part noyer l’échec commercial de Lovey en Australie. Il compose sur place un nouvel album. Atlantic, pas rancunière, envoie le groupe (rejoint par Juliana Hatfield) enregistrer son nouvel album à Los Angeles sous la houlette des Robb Brothers, des producteurs vétérans plutôt connus pour leur travail avec des stars du classic rock tels que Rod Stewart, Aerosmith ou Art Garfunkel. À mille lieux des Steve Albini, Butch Vig ou Jack Endino en vogue à l’époque, la collaboration va faire des miracles.
Instant Classic
Les Robb Brothers semblent directement sortis d’un épisode de Dukes Of Hazzard. Après avoir eu comme voisin Charles Manson (qu’ils n’hésitèrent pas à envoyer sur les roses), les frangins n’ont plus peur de grand chose. Dando racontait ainsi en 1992 au NME: “Pendant les émeutes de Los Angeles en 1991, ils avaient construit des barricades et installé des projecteurs sur le toit du studio. Ils avaient tout un tas de flingues, des AK’s, des Uzis. Il y avait Rick James en pleine session d’enregistrement qui gueulait dans un mégaphone ‘BARREZ VOUS DE LA’ à chaque fois que quelqu’un s’approchait”. L’auteur de Superfreak sera d’ailleurs invité sur l’album suivant Come On Feel The Lemonheads.
Entre deux fusillades, les producteurs encouragent Dando à exprimer pleinement son amour pour la country et le folk en général, et l’influence de Gram Parsons en particulier. Étiqueté “bubble grunge” à sa sortie en 1992, It’s A Shame About Ray brille par ses folk songs électriques qui jettent un pont entre crise existentielle, insouciance adolescence et accroches power pop. Propulsé par le morceau du même nom, le disque est richement arrangé, entre steel guitar et orgues 70’s. Il a toutes les allures d’un instant classic, un disque qui réussit le pari d’être intemporel quoique typique du son d’une époque. C’est pourtant une reprise qui vient faire passer The Lemonheads à la postérité. Enregistrée pour les 20 ans du film Le Lauréat et accompagnée d’une vidéo délicieusement 90’s, la relecture pop punk du Mrs Robinson de Simon & Garfunkel se hisse tout en haut des classements mondiaux et se baladent de synchros de films en séries. À cette occasion, les médias remarquent enfin la gueule d’ange d’Evan Dando : il devient une star planétaire.
Un after qui dure trois ans
En 1993, Evan Dando s’installe à Los Angeles et commence au Viper Room, club nouvellement ouvert par son ami Johnny Depp (et devant lequel succombera quelques semaines plus tard, le jeune River Phoenix) une longue orgie de drogues qui durera trois ans. En 1996, pris de paranoïa après avoir mélangé crack, héroïne et acide, le chanteur est rapatrié. Il ne sortira pas de disque pendant dix ans.
Pendant ces trois années, il est devenu le poster boy du grunge, autant adulé que détesté. Raillé pour sa beauté et ses amitiés people (il traîne avec Liv Tyler ou Kate Moss), il joue à fond la carte du gamin de la haute qui se brûle les ailes et sa photo trône sur les murs des chambres de kids du monde entier. Il part jouer du tambourin sur scène avec Oasis, arrive des heures en retard à ses concerts et apparaît régulièrement dans des états que seul Keith Richards semblait capable d’encaisser. La goutte d’eau s’appelle Courtney Love et fait déborder le vase quelques semaines après la mort de Kurt Cobain quand elle s’affiche aux bras de l’éphèbe drogué. Evan Dando devient l’homme à abattre, une version javellisée par l’industrie musicale du chanteur de Nirvana. Kathleen Hanna (Bikini Kill, Le Tigre) consacre même à sa haine du bonhomme un fanzine entier.
Drug Buddy
Alors que de nombreux chanteurs de sa génération ont succombé à leurs excès, Evan Dando apparaît comme une anomalie. Je m’en foutiste increvable (“Nick Cave nous a dit un jour qu’on n’était pas assez dark, ça me fait bien marrer”, racontait-il à Mojo en 1996), Dando est devenu le porte parole involontaire des musiciens junkies. Régulièrement interrogé par la presse sur sa consommation de drogues et ses années de débauche, Dando semble avoir un temps accepté d’endosser ce rôle de Beavis ou Butt-Head grandeur nature avant de se mettre en retrait. Ces dernières années, il a navigué entre albums de reprises, tournées Best Of, retour en désintox et quelques rares apparitions médiatiques où sa dégaine de teenager cinquantenaire a du mal à faire oublier le regard voilé de celui qui est revenu du royaume des morts.
Un des plus beaux morceaux de It’s A Shame About Ray reste My Drug Buddy qui raconte l’excitation de deux amis qui “scorent” de quoi oublier la réalité. S’il peut ressembler au premier degré à un hymne pro-drogues un peu bête, il recèle une profondeur caractéristique de l’écriture de Dando. Car le cinquième disque des Lemonheads est avant tout une œuvre touchante qui évoque l’entrée dans l’âge adulte et la peur des responsabilités qui l’accompagnent. Sorti à une époque où toute une génération revendiquait le droit au refus de fonctionner et acceptait de baisser la garde pour exprimer ses angoisses, cet album reste un refuge pour tous·tes les éternel·les adolescent·es. Une œuvre qui, comme son auteur, a traversé les années de manière miraculeuse.
Concert le 14 mai à Paris (Petit Bain).
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