Auteurs d’un premier album commun, où les rimes multisyllabiques sont aussi nombreuses et maîtrisées que les confessions lucides, les deux rappeurs prolongent les plaisirs, le temps d’une discussion passe-passe, donnée en toute décontraction et pourtant animée par l’envie de tout dire : leurs doutes, leur goût pour l’écriture et cette fascination commune pour le rap impudique de Salif.
On sait que l’idée d’un album commun est née après Starting Block (2020). On sait aussi que vous aviez déjà enregistré pas mal de morceaux ensemble au moment de dévoiler Modou, sur l’album d’Isha, en 2022. Qu’est-ce qui s’est passé depuis ?
Limsa d’Aulnay – Même si Isha a rapidement eu cette idée d’album commun, j’ai l’impression qu’il y a eu au moins deux phases : une première salve de morceaux, puis plus rien pendant deux-trois mois, avant que l’on se réinvestisse dans le projet pour lui donner une forme finale. D’ailleurs, la très grande majorité des morceaux que l’on entend sur Bitume caviar vol.1 provient de cette seconde phase de travail.
Isha – Malgré tout, les morceaux qui ont été conservés de cette première session ont donné la couleur au projet, comme Le Chant des cigales ou Inna Di Club, qui a beaucoup changé de forme, mais qui est l’un des premiers morceaux réalisés pour le disque.
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Isha, tu m’avais parlé de ce projet lors de la sortie de Labrador bleu. Cette fameuse deuxième version d’enregistrement intervient juste après ?
Isha – Je n’ai aucune mémoire des dates, mais j’imagine que oui. Il fallait que l’on termine nos projets en solo avant de s’investir plus clairement dans Bitume caviar vol.1.
Limsa d’Aulnay – Le fait d’être désormais à Bruxelles tous les deux à aidé également. Tout s’est fait sur place, notamment dans le studio de Dee Eye, un producteur capable de proposer une large palette de sons et de répondre à nos demandes du tac au tac.
Isha – Le squelette de l’album s’est fait à ses côtés. Avec JeanJass également. Les deux se complètent totalement.
Limsa d’Aulnay – Si on veut caricaturer, disons que Dee Eye proposait une idée, que JeanJass ramenait sa touche et que l’on posait dessus.
Malgré la présence de deux producteurs, j’ai cru comprendre que c’est toi, Limsa, qui avait endossé le rôle du DA sur cet album…
Isha – Ce serait très réducteur de dire que Dee Eye et JeanJass n’ont été que des exécutants. Tout s’est vraiment fait à quatre. Mais c’est vrai aussi que c’est Limsa qui a eu la bonne idée de rester cohérent, de creuser un univers.
Limsa d’Aulnay – Lors de cette fameuse première salve d’enregistrement, j’ai réécouté les morceaux en me disant qu’on avait créé quelque chose d’assez bon, mais qu’il n’y avait malheureusement aucune cohérence entre nos titres. Au même moment, sur les réseaux, des gens disaient que ça allait être la collaboration de l’année alors qu’ils n’avaient pas entendu un seul extrait et que l’on imaginait ce projet comme une pure récréation. Dès lors, il fallait que l’on se pose les bonnes questions, que l’on comprenne qu’il ne s’agissait pas uniquement de bien rapper : il fallait qu’on ait une bonne DA.
Sur l’album, vous citez Pusha T, Havoc et Jay-Z, trois rappeurs qui ont cette faculté à raconter la réussite sans rien masquer des drames qui se jouent au quotidien. Vous optez finalement pour la même approche. C’est important pour vous de ne rien masquer des réalités les moins reluisantes, de raconter des faits qui ne vous mettent pas en valeur ?
Isha – Ce n’est même pas une réflexion. C’est mon rapport à l’art, au rap : je dois balancer.
Limsa d’Aulnay – Tout est dit limite par défaut, dans le sens où ça ne serait pas possible de dire autre chose. D’ailleurs, je n’ai jamais fait de rap-fiction, même à l’époque où j’avais plus de mal à me dévoiler que maintenant. Quand je réécoute mes premiers morceaux, c’est beaucoup plus pudique, je ne disais pas tout ce que je vivais, mais je ne disais pas non plus ce que je ne vivais pas. Il y a toujours eu une forme de transparence. Avec l’âge et la maturité, j’ai juste plus de facilité à me dévoiler, sans être dans la flagellation, simplement dans l’idée d’être sincère. Je ne suis pas un commercial, je ne suis pas là pour faire rêver les gens ou leur faire acheter des hamburgers : je suis là pour transmettre un message et partager des émotions.
Dans Le Plan B, Isha, tu dis que le désespoir fait prendre des risques, que les cris et les pleurs font vendre des disques. Comment parvient-on à garder une certaine forme de sincérité dans l’écriture quand on sait ce qui touche les gens, quand on a pu identifier les attentes de son public ?
Isha – Ça paraît simple à dire, mais il faut juste faire abstraction des attentes, n’écouter que soi-même lorsque l’on écrit un nouveau texte. Évidemment, c’est naturel de se demander si le public va aimer, mais cette question est à se poser uniquement lorsque la maquette est déjà bien avancée.
Limsa d’Aulnay – Quand j’écrivais Logique, Pt.1, je n’avais aucune idée de ce que les gens attendaient de moi ou pas. Entretemps, avec les retours, j’ai perdu cette insouciance, je sais ce qui peut plaire, mais j’essaye néanmoins de retrouver cette spontanéité dans l’écriture. Les questions viennent après.
Parmi vos points communs, il y a non seulement ce passé fait de débrouilles et d’histoires parfois brutales, mais aussi cet amour pour le rap, cet art qui semble vous avoir permis de vous ranger…Isha – Dernièrement, j’ai réécouté les maquettes de mon ancien DJ, quand j’avais 16 ans, et je me suis rendu compte que j’ai toujours eu ces textes très impudiques, très axés sur moi. Ça vient sans doute du fait que le rappeur qui m’a donné envie de m’y mettre n’est autre que Salif, notamment via l’album Tous ensemble, chacun pour soi que je découvre deux ans après sa sortie et qui me bouleverse. Parce qu’il y dit tout, qu’il est alcoolique, que sa femme l’a foutu dehors, que ses parents ont honte de lui. À ce moment-là, je comprends qu’il est possible de parler de soi-même et que le rap peut être un moyen d’y voir plus clair.
Limsa d’Aulnay – À l’époque, il fallait être une caillera pour pouvoir rapper. Salif, lui, adoptait un tas de postures que personne n’osait avoir. Surtout, il le faisait avec style, avec un tas de rimes multisyllabiques à travers lesquelles il développait un propos sensé, sincère, et toujours à l’opposé de ce que l’on pouvait attendre d’un rappeur. Dans un morceau, par exemple, il dit que son pote est bé-tom et qu’il ne lui a toujours pas écrit. C’est hyper tabou de dire ça dans les quartiers… Perso, j’ai compris aussi à ce moment-là qu’il était possible d’être respecté et d’être un immense rappeur en disant l’inverse de ce que les gens attendent de toi. Pareil pour un gars comme Despo Rutti, finalement.
Côté références, il y a aussi cette mention au Dernier jour du disco. Limsa, toi qui as déjà fait un clin d’œil à Françoise Hardy dans Black Room, vois-tu en Juliette Armanet une chanteuse capable de s’inscrire dans cette tradition de la belle et grande chanson populaire ?
Limsa d’Aulnay – J’adore Juliette Armanet pour sa capacité à faire de la musique sophistiquée qui soit malgré tout extrêmement populaire. C’est de l’easy-listening, c’est très pop et ça s’écoute sans se concentrer sur les paroles. Pourtant, comme chez Christophe, c’est hyper millimétré, hyper pointu. J’aime cet équilibre !
C’est un équilibre que vous aimeriez atteindre ?
Limsa d’Aulnay – Je ne cours absolument pas après les streams, mais j’ai toujours cherché à rendre ma musique simple à écouter. En tant qu’auditeur, la complexité m’énerve, je n’aime pas avoir l’impression d’être face à une démonstration de talent. J’aime quand c’est subtil, quand on cherche à me toucher. Par exemple, il n’y a certes pas beaucoup de mots dans mes phrases, mais je peux passer plusieurs heures à tenter de la rendre belle et simple. Ça reste de la musique, il ne faut pas que ce soit prise de tête. Sinon, on écrit des livres.
Isha – Après vingt ans d’écriture, j’ai surtout l’impression que mon style s’est façonné de lui-même. Tout ce que je fais à présent, c’est tenter de briser la routine, sans trop me prendre la tête. Ce projet en est la preuve : j’en avais marre d’être solo, donc j’ai trouvé un gars avec qui tout partager.
Bitume caviar, vol. 1 (Papa Shango/Logique Records/Demain PIAS). Sorti depuis le 1er décembre.
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