Depuis l’émergence d’une scène hip-hop au début des années 2000, le gouvernement iranien lui mène une guerre sans relâche. Elle n’en est pas moins populaire auprès de la jeunesse entre concerts sauvages et productions clandestines.
Arshia, T-shirt blanc XXL et jean délavé de rigueur, raconte à ses amis la dernière news qui circule dans Téhéran. “L’imam Ahmad Allamolhoda vient de dire qu’il ne devait pas y avoir de concert à Mechhed, car ça rendrait très triste l’imam Reza (huitième imam chiite, enterré à Mechhed en 818 – ndlr).” Eclat de rire général.
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Depuis l’été dernier, le pouvoir iranien a lancé une vaste campagne pour faire annuler la plupart des concerts dans le pays. La campagne a connu son point d’orgue avec l’annulation du concert du pourtant très inoffensif Salar Aghili, à Mechhed, en août 2016. Mais Arshia et ses amis s’en moquent. Passionnés de rap, ils se sont habitués depuis longtemps à ne pas aller dans les concerts – le rap est interdit en Iran depuis 2007.
Leur passion, ils la pratiquent de manière illégale, la nuit, dans les parcs ou les stades de foot déserts de la banlieue de l’immense Téhéran. “Tout se décide au dernier moment, on se contacte sur Telegram (l’application de messagerie cryptée est très répandue en Iran – ndlr).
On choisit un lieu, comme un stade de foot, où la police vient peu. Chacun choisit son style : freestyle, social rap, dark space-rap. Moi, j’aime les battles, où il faut détruire l’autre avec son rap. On reste jusqu’à ce que les bassidjis (la police intérieure – ndlr) arrivent. Là, on part en courant.” Le matériel est volontairement minimaliste.
“On apporte un micro et des enceintes portables, que l’on peut facilement mettre dans un sac à dos. Ça permet de courir vite quand ils arrivent. Mais la dernière fois, ils ont arrêté autour de 80 personnes sur les 150 qui étaient là”, se rappelle Arshia. La méthode des nervis du pouvoir est rodée. “Ils les enferment toute la nuit, pour leur faire peur.”
Contourner la censure
Du haut de ses 18 ans, Arshia fait partie de cette jeunesse qui n’utilise jamais internet sans un VPN (un réseau privé virtuel) pour contourner la censure du gouvernement. C’est toutefois via la télé par satellite que le rap a pénétré en Iran il y a dix-quinze ans. A l’inverse de ce qui s’est produit aux Etats-Unis, il a d’abord émergé dans les quartiers huppés du nord de Téhéran, chez ceux qui avaient le privilège de voyager ou d’installer une antenne satellite.
Le célèbre groupe Zedbazi, créé en 2002, fut un pionnier en Iran, dans le style gangsta-rap. “Nous étions très show-off, nous chantions que si tu n’as pas d’argent, tu dois travailler tous les jours”, explique un des fondateurs du groupe, Alireza JJ, désormais installé à Paris.
Si le groupe a été un des premiers à utiliser le vocabulaire de la rue dans ses chansons, des titres comme Dastane ma (L’été est court) peuvent sembler naïfs au premier abord. Pourtant, Zedbazi a bousculé la société à l’époque.
https://www.youtube.com/watch?v=z5-y7Pbbma0
“Nos paroles encourageaient à être soi-même, à vivre sans limite, c’était toujours positif. Nous étions à l’opposé de la culture iranienne. En Iran, l’art est toujours pessimiste et la tristesse est valorisée. Nous avons toujours dit qu’il y a plus de force dans un message positif que dans une critique directe contre le gouvernement. Il faut être subtil.”
Connaître les limites
“Zedbazi, c’est pour faire la fête !”, résume, à moitié agacé, le producteur de musique Saman Rezayi (1). Nous le retrouvons sur les hauteurs de Téhéran, au cœur de son studio d’enregistrement clandestin. Si ce n’est le verset du Coran encadré au-dessus de la table de mixage, rien ne distingue ce studio d’un studio européen.
Fan de Massive Attack et d’Archive, Saman travaille dans la musique depuis les années 1990. En tant que producteur, il a vu émerger toute la scène rap à partir des années 2000, avec Zedbazi, Hichkas, Bahram ou encore Ho3ein.
Avec le temps, il a appris les limites à ne pas franchir, au point qu’elles lui semblent presque naturelles désormais. A notre question sur les thèmes les plus dangereux à évoquer, il répond, en attendant notre approbation : “Historiquement, un artiste ne peut pas critiquer les dirigeants, sinon il est puni.”
Sa prudence s’explique aussi par la répression qui s’est abattue sur ses proches. “Le groupe Kaqaz, auquel a participé Hu3ein, a connu un grand succès notamment grâce à ses paroles politiques et à sa musique sans boucles. Mais Ho3ein a fini par être arrêté et détenu deux semaines à la prison d’Evin. C’est la technique des politiques, ils vous laissent chanter plusieurs fois, puis ils décident de vous arrêter. Après cet épisode, le groupe s’est séparé.”
Des jeux de mots et techniques proprement iraniennes
Les rappeurs iraniens sont ainsi contraints de rivaliser d’inventivité pour critiquer le système. Dans un pays où la langue est reine, tous évitent les mots injurieux pour ne pas être accusés d’obscénité, et utilisent plutôt des jeux de mots ou des techniques proprement iraniennes.
“La clé du succès d’un rappeur comme Ho3ein, c’est l’iham, une technique d’écriture qui permet de donner plusieurs sens à une phrase. Un des couplets d’Ho3ein dit par exemple ‘l’air est froid, il vient du climatiseur ou du dehors’, un air, deux sources”, explique Saman.
L’autre technique consiste à mener sa carrière sur le web. C’est le cas de la rappeuse Justina. Coiffée d’un voile rose pâle très chic, Justina nous rencontre dans un des cafés de Téhéran où les couples s’affichent librement. Rare femme de cet univers très masculin du rap, elle a fini par se faire un nom avec une poignée de chansons postées sur le net.
https://www.youtube.com/watch?v=MNVCBICU8t4
Elle s’attaque notamment à plusieurs tabous de la société iranienne, comme les différences entre les sexes ou les mariages forcés. “Dans une de mes chansons, Laugh about This Freedom, je parle de la liberté sexuelle des hommes, qui les amène à se comporter comme des chiens.”
Le rock oui, le rap non
La jeune femme est aujourd’hui très connue dans le petit milieu de l’underground musical iranien, mais elle sait qu’elle ne peut pas sortir de ce cadre étroit. “Ma voix est illégale en Iran, parce que je suis une femme. Je peux continuer à enregistrer des chansons sur le web, et je peux même aller chanter dans des clubs. Le gouvernement le sait, il ne veut juste pas voir de publicité autour de cette musique.”
Sa notoriété grandissante a commencé à dépasser les frontières de l’Iran. La jeune fille a ainsi été invitée en juin au Paris Hip Hop Festival 2016. “C’était la première fois que je me produisais en concert”, se souvient Justina, qui confie au passage son admiration pour Diam’s.
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Hassan Rohani en 2013, toutes les personnes rencontrées reconnaissent que la répression s’est atténuée. Des groupes étrangers ont même été autorisés à se produire en Iran. Les Bee Gees, ou ce qu’il en reste, ont récemment joué à Téhéran, à raison de trois concerts dans la même journée.
Si les concerts de rock et de pop se multiplient malgré les résistances, le rap reste pourtant une musique bannie. Les rappeurs qui continuent de critiquer le système se sont d’ailleurs tous expatriés. C’est le cas de Ho3ein, parti en Suède, ou de Hichkas, parti en Angleterre. Les rares à être restés, à l’instar du rappeur Ali Sorena, savent que plane au-dessus de leur tête une épée de Damoclès : “Nous ne savons pas comment il est encore en vie”, reconnaît le producteur Saman Rezayi.
https://www.youtube.com/watch?v=dON1tJIy4Sk
Le rappeur Alireza JJ a une lecture internationale du problème : “Le rap est associé aux Etats-Unis, alors que le rock est plus associé à l’Angleterre…”. Or les relations avec les Etats-Unis restent le principal point d’achoppement des conservateurs et des réformateurs. Le rap pâtit ainsi malgré lui des tensions entre l’Iran et l’Occident. Et même si le modéré Rohani vient d’être reconduit à la présidence du pays pour quatre ans, le rap reste en danger en Iran.
1. Le nom a été modifié
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